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Alex
D’accord, je n’aurais sans doute pas dû me moquer d’elle sur son cahier. Écrire
« Samedi soir. Toi et moi. Cours de conduite et partie de jambes en l’air… »
n’était peut-être pas très intelligent. Mais cela me démangeait tellement de déstabiliser mademoiselle Perfecta. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que je suis parvenu à mes fins.
— Mademoiselle Ellis ?
Je m’amuse en voyant cette incarnation de la perfection diriger ses yeux vers Peterson. Elle est sacrément douée. Ma partenaire sait cacher ses véritables émotions.
— Oui ? répond Brittany en relevant brusquement la tête et en souriant comme une reine de beauté.
Avec un sourire pareil, elle arriverait à soudoyer n’importe quel flic.
— À votre tour. Présentez Alex à la classe.
Je suis impatient de l’entendre inventer des choses sur moi ou confesser qu’elle ne sait strictement rien de ma vie. Au vu de son regard de biche apeurée, il ne fait aucun doute que je l’ai troublée.
— Voici Alejandro Fuentes, commence-t-elle, la voix presque inchangée.
Entendre mon prénom d’origine m’énerve mais je fais mine de garder mon calme pendant qu’elle continue d’improviser.
— Cet été, quand il n’était pas occupé à traîner dans la rue à harceler de pauvres innocents, il a essayé les paradis artificiels, si vous voyez ce que je veux dire. Alejandro nourrit pourtant un rêve qu’on ne soupçonnerait pas.
Tout à coup, la classe se tait. Même Peterson se concentre. Même moi, je tends l’oreille comme si les mots que prononcent les lèvres roses bonbon de cette menteuse de Brittany étaient paroles d’Évangile.
— Secrètement, il rêve d’aller à l’université et de devenir professeur de chimie, tout comme vous, madame Peterson.
Ben, voyons. Je me tourne vers ma copine Isa, visiblement amusée de voir une Blanche qui n’a pas peur de me ficher la honte devant toute la classe.
Brittany me lance un sourire de triomphe, croyant avoir gagné la partie. Tu te trompes, gringa.
Je me lève à mon tour pendant que la classe demeure silencieuse.
— Voici Brittany Ellis, dis-je, tous les regards braqués sur moi. Cet été, elle est allée au centre commercial, a acheté de nouvelles fringues pour agrandir sa garde-robe et s’est payé sa chirurgie esthétique grâce à l’argent de son papa, pour améliorer ses… atouts.
Au fond de la salle, mis cuates se mettent à glousser et Brittany reste figée comme une statue. Je poursuis.
— Son rêve secret, c’est de sortir avec un Mexicano avant de terminer le lycée.
Comme prévu, les commentaires et les sifflets arrivent du fond de la salle.
— La chance, Fuentes ! hurle mon pote Lucky.
— Sors avec moi, mamacita, enchaîne un autre.
Je tape la main de Marcus, un autre Latino Blood assis juste derrière moi, quand j’aperçois Isa qui secoue la tête comme si j’avais fait quelque chose de mal. Quoi ? Je m’amuse simplement avec une petite fille riche des quartiers nord.
Le regard de Brittany ne cesse d’hésiter entre Colin et moi. Je jette un œil à son petit ami. Il devient aussi rouge qu’un piment. J’envahis son territoire. Tant mieux.
— Calmez-vous, ordonne Peterson, impassible. Merci de vos présentations si créatives et… instructives. Mademoiselle Ellis, monsieur Fuentes, vous viendrez me voir à la fin du cours.
— Non seulement vos présentations étaient affligeantes, mais elles étaient également irrespectueuses envers moi et l’ensemble de vos camarades, proteste Peterson. Vous avez donc le choix…
Notre prof brandit deux billets bleus de colle dans une main et deux feuilles de papier dans l’autre.
— … vous pouvez soit passer du temps en retenue, aujourd’hui, après les cours, soit écrire une dissertation de cinq cents mots sur la notion de
« respect » pour demain. Alors ?
J’attrape un coupon de retenue, Brittany une feuille de papier. Évidemment.
— Est-ce que l’un de vous aurait un problème avec ma façon de former les groupes de travail ?
Brittany lance un grand « oui » en même temps que je réponds « non ». Alors Peterson pose ses lunettes sur son bureau :
— Écoutez, je vous conseille de régler vos différends avant la fin de l’année.
Brittany, je ne vous confierai pas de nouveau binôme. Vous êtes en terminale et vous rencontrerez une multitude de personnes et de caractères différents du vôtre après le lycée. Si vous ne voulez pas sacrifier l’été prochain à travailler ma matière parce que vous aurez obtenu une mauvaise note, je vous suggère de collaborer plutôt que de vous affronter. Maintenant, filez à votre prochain cours.
À ces mots, je sors de la salle et emprunte le couloir derrière ma petite binôme.
— Arrête de me suivre !
Elle regarde autour d’elle pour vérifier combien d’élèves nous fixent en train de marcher ensemble. Comme si j’étais el diablo en personne.
— Prévois un haut à manches longues pour samedi soir, lui dis-je en sachant pertinemment qu’elle est sur le point de craquer.
En règle générale, j’essaie de ne pas me frotter aux Blanches mais celle-là m’amuse beaucoup. La plus populaire et la plus couvée de toutes.
— Il peut faire froid à l’arrière de ma moto.
— Écoute, Alex…
Elle se tourne subitement et ses cheveux dorés par le soleil volent par-dessus son épaule. Elle me jette un regard direct et froid.
— … je ne sors pas avec des types qui font partie d’un gang et je ne consomme pas de drogue.
— Je ne sors pas avec eux, moi non plus, fais-je en me rapprochant d’elle. Et je n’en consomme pas.
— Ben, voyons. Je suis surprise que tu ne sois pas en cure de désintox ou dans un centre de redressement.
— Tu crois tout savoir de moi ?
— J’en sais suffisamment.
J’avance d’un pas en m’efforçant de ne pas fixer ses chichis.
— Tu m’as balancé à Aguirre ?
Elle recule d’un pas.
— Et alors ?
— Mujer, tu as peur de moi.
Ce n’est pas une question. Je souhaite juste entendre ses explications.
— La plupart des gens ici ont peur que tu leur tires dessus s’ils te regardent mal.
— Alors mon flingue devrait fumer à l’heure qu’il est, tu ne crois pas ? Pourquoi est-ce que tu ne fuis pas ce taré de Mexicano ?
— Si tu me laissais une chance, je ne me gênerais pas.
J’en ai marre de jouer avec cette petite idiote. Il est temps d’arrêter les conneries. Je me rapproche et lui souffle à l’oreille :
— Rends-toi à l’évidence. Ta vie est trop parfaite. Tu restes sans doute éveillée toute la nuit à fantasmer d’une vie moins ennuyeuse, plus pimentée.
C’est pas vrai, cette odeur de vanille qui se dégage d’elle me rappelle les cookies. J’adore les cookies, c’est mauvais signe.
— En jouant avec le feu, chica, on ne se brûle pas forcément.
— Si tu la touches, tu vas le regretter, Fuentes !
Et voilà Colin. Il ressemble vraiment à un âne avec ses grandes dents blanches et ses oreilles qui ressortent avec sa coupe en brosse, comme si elles étaient décollées.
— Éloigne-toi d’elle, tout de suite.
— Colin, intervient Brittany. Tout va bien. Je peux me débrouiller seule.
Tête d’Âne a rappliqué avec des renforts : trois autres mecs, blancs comme des cachets d’aspirine, se dressent derrière lui, en position. J’évalue Tête d’Âne et ses potes pour voir si je peux les battre tous les quatre.
— Quand tu seras assez fort pour jouer dans la cour des grands, l’athlète, alors j’écouterai la mierda qui sort de ta bouche.
D’autres élèves se pressent autour de nous, laissant assez d’espace pour un combat qui s’annonce rapide, furieux et sanglant. Tête d’Âne est du genre à fuir, mais cette fois il a des renforts, alors peut-être restera-t-il pour jouer les gros bras. Quant à moi, je suis toujours prêt à me battre ; je n’ai plus assez de doigts pour compter tous mes combats. Mes cicatrices le prouvent.
— Colin, il n’en vaut pas la peine, reprend Brittany.
Merci, mamacita. Parle pour toi !
— Tu me menaces, Fuentes ? crie Colin sans faire attention à sa copine.
— Non, trou du cul, dis-je en le regardant de haut. C’est les crétins dans ton genre qui emploient la menace.
Brittany se plante devant Colin et pose sa main sur son torse.
— Ne l’écoute pas.
— Je n’ai pas peur de toi, Fuentes. Mon père est avocat… Colin passe son bras autour de Brittany avant d’ajouter : Et elle est à moi. Ne l’oublie jamais.
— Tu n’as qu’à la tenir en laisse ou elle sera tentée de se trouver un nouveau maître.
Mon ami Paco déboule derrière moi.
— Andas bien, Alex ?
— Oui, Paco.
Je surveille les deux professeurs qui parcourent le couloir, escortés par un type en uniforme de police. Brittany soulève alors son petit nez parfait en l’air comme si je n’étais qu’une merde sur cette terre. Je me suis déjà fait coller, je préfère encore partir plutôt que de me faire exclure.
— Sí, tout va bien. À plus tard, mamacita. Je suis impatient de te retrouver en cours de chimie.