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Brittany

Tout le monde sait que je suis parfaite. Ma tenue est parfaite. Ma vie est parfaite. Même ma famille est parfaite. Certes, tout cela n’est qu’un mensonge mais tant pis, je me suis démenée pour qu’on y croie. Si la vérité venait à éclater, je pourrais dire adieu à mon image de perfection absolue.

Debout devant le miroir de ma salle de bains, la musique à plein régime, j’essuie pour la troisième fois la ligne irrégulière que je me suis dessinée sous l’œil. J’ai les mains qui tremblent. Je ne devrais pas stresser autant à l’idée de rentrer en terminale et de retrouver mon copain après un été loin de lui, mais ça commence mal. Tout va de travers ce matin. D’abord, mon fer à friser a émis des signaux de fumée avant de s’éteindre. Puis j’ai perdu un bouton de mon chemisier préféré. Maintenant, mon khôl agit selon sa propre volonté. Si je pouvais choisir, je resterais dans mon lit douillet et passerais la journée à manger des cookies à peine sortis du four.

— Brit, descends, hurle maman depuis l’entrée, d’une voix stridente.

D’instinct, j’ai très envie de l’ignorer, mais cela n’apporterait que des disputes et des cris, et pour moi un affreux mal de crâne.

— J’arrive dans une seconde !

Je prie alors pour que mon crayon file droit.

Enfin, j’ai réussi, je lance le crayon sur ma commode, vérifie le résultat deux ou trois fois dans le miroir, éteins ma stéréo et me précipite dans le couloir.

Maman se tient au pied du grand escalier et m’inspecte de haut en bas. Je me redresse. Je sais, je sais : à dix-huit ans, je ne devrais plus me soucier de l’avis de ma mère. Mais on ne peut pas comprendre la vie de la famille Ellis sans en faire partie. Ma mère souffre de stress. Pas le genre de stress qu’on résout grâce à de petites pilules bleues. Quand elle est en crise, c’est tout son entourage qui en pâtit avec elle. Selon moi, cela explique pourquoi papa part travailler avant qu’elle ne se lève ; ainsi, il n’a pas à se préoccuper d’elle le matin.

— Le pantalon, atroce. La ceinture, sublime, s’exclame maman en les pointant du doigt. Quant à ce bruit que tu appelles musique, heureusement que tu l’as coupé. Il commençait à me donner mal à la tête.

— Bonjour à toi aussi, maman.

Je descends les marches et l’embrasse sur la joue. L’odeur si forte de son parfum me pique le nez à mesure que je m’approche d’elle. Si tôt le matin, elle est déjà resplendissante dans sa robe de tennis Ralph Lauren, collection Blue Label.

— Je t’ai acheté ton gâteau préféré pour ton premier jour de classe, me dit maman en montrant un sachet qu’elle gardait caché derrière son dos.

— C’est gentil, mais non.

Du regard, je cherche ma sœur :

— Où est Shelley ?

— Dans la cuisine.

— Sa nouvelle auxiliaire est arrivée ?

— Elle s’appelle Baghda et non, elle n’arrive que dans une heure.

— Tu lui as bien dit que la laine lui irritait la peau ? Et qu’elle tirait les cheveux ?

Ma sœur est très forte pour nous faire comprendre avec son langage à elle qu’elle déteste la laine. Récemment, elle s’est mise à tirer les cheveux, ce qui a entraîné de nombreux incidents. Et dans cette maison, tout incident, même minime, devient aussi grave qu’une collision entre deux voitures, alors il faut à tout prix les éviter.

— Oui, et encore oui. Brittany, j’ai prévenu ta sœur, ce matin. Si elle fait encore des siennes, on se retrouvera une nouvelle fois sans auxiliaire.

Je pénètre dans la cuisine pour ne plus entendre maman s’éterniser comme d’habitude sur l’agressivité de Shelley. Ma sœur se tient près de la table dans son fauteuil roulant, concentrée sur la nourriture préparée spécialement pour elle car, malgré ses vingt ans, elle ne sait ni mâcher ni avaler comme tout le monde. Une nouvelle fois, son repas a atterri sur son menton, ses lèvres et ses joues.

— Salut, Shelley jolie.

Je me penche sur elle et lui essuie le visage avec sa serviette.

— C’est le jour de ma rentrée. Souhaite-moi bonne chance.

Shelley me tend des bras tremblotants et me lance un sourire de travers.

J’adore son sourire.

— Tu veux me faire un câlin ?

Je sais parfaitement qu’elle en a envie. Les médecins nous disent sans cesse que plus Shelley sera en contact avec le monde extérieur et mieux elle se portera.

Shelley acquiesce. Je me glisse dans ses bras en faisant attention à garder mes cheveux éloignés de ses mains. Quand je me redresse, j’entends maman souffler.

— Brit, tu ne peux pas aller au lycée dans cet état.

— Dans quel état ?

Elle secoue la tête et soupire, énervée :

— Regarde ton haut.

En baissant les yeux, j’aperçois une tache sur mon haut Calvin Klein. Mince, la bave de Shelley. Un bref regard sur le visage triste de ma sœur m’apprend ce qu’elle ne peut exprimer par les mots : « Shelley est désolée. Shelley ne voulait pas gâcher ta tenue. »

— Pas de problème.

Mon image « parfaite » vient cependant d’en prendre un coup.

Maman, les sourcils froncés, mouille une serviette en papier sous le robinet puis tapote la tache. J’ai l’impression d’avoir deux ans.

— Monte te changer.

— Maman, ce n’est qu’un peu de pêche.

Je m’exprime doucement pour que l’on ne se mette pas à crier. Je veux absolument éviter que ma sœur ne se sente coupable.

— Ça laisse des traces. Tu ne tiens tout de même pas à ce que les gens croient que tu négliges ton apparence ?

— Bon, j’y vais.

Comme j’aimerais que maman soit dans un de ses bons jours où elle ne m’assomme pas pour tout et n’importe quoi.

J’embrasse ma sœur sur le haut du crâne, histoire de la rassurer, qu’elle n’aille pas s’imaginer que ses débordements me dérangent d’une manière ou d’une autre. Et je conclus sur une note positive :

— Je te retrouve après les cours, Shelley, on doit encore terminer notre tournoi d’échecs.

Je remonte les marches deux par deux. Une fois dans ma chambre, je jette un œil à ma montre : déjà sept heures dix ! Ma meilleure amie, Sierra, va me tomber dessus si je passe la prendre en retard. J’attrape un foulard bleu clair de ma penderie et prie pour qu’il fasse l’affaire. Peut-être que personne ne remarquera la tache de bave si je le noue correctement.

Quand je redescends, maman inspecte de nouveau ma tenue :

— Le foulard, sublime.

Ouf !

Puis elle me met le gâteau entre les mains.

— Tu le mangeras en chemin.

En me dirigeant vers ma voiture, j’en prends machinalement une bouchée.

Malheureusement, il n’est pas aux myrtilles. Il est aux bananes et aux noix, et les bananes sont trop cuites. Ce gâteau me renvoie alors à ma propre image : de l’extérieur, il semble parfait, mais à l’intérieur, c’est du grand n’importe quoi.