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Alex
Alex, lève-toi !
Je menace mon petit frère du regard et ensevelis ma tête sous l’oreiller. Depuis que je partage ma chambre avec mes frères de onze et quinze ans, pas moyen d’être tranquille. Mon dernier refuge reste ce simple coussin à travers lequel je me mets à grogner :
— Dégage, Luis. No estés chigando.
— Je déconne pas. Mamà m’a dit de te réveiller pour que tu ne sois pas en retard en cours.
La terminale. Je devrais être fier d’être le premier de la famille Fuentes à finir le lycée. Mais après la remise des diplômes débutera la vraie vie, et l’université demeure un rêve inaccessible, je le sais bien. Aller en terminale, pour moi, c’est comme être en préretraite. Je sais que je peux continuer, mais tout le monde souhaite me voir partir.
J’entends fébrilement la voix fière de Luis à travers l’oreiller :
— J’ai mis mes vêtements tout neufs. Les nenas ne pourront pas résister à un si beau Latino.
— Tant mieux pour toi.
— Mamà m’a ordonné de te renverser cette carafe d’eau sur la tête si tu ne te lèves pas.
Un peu d’intimité, c’est trop demander pour une fois ? Je prends l’oreiller et le balance à travers la pièce : dans le mille ! L’eau se renverse intégralement sur Luis.
— Arhhh ! hurle-t-il. Je n’avais rien d’autre à me mettre.
On entend un éclat de rire de l’autre côté de la porte. Carlos, mon autre frère, se marre comme une baleine. Du moins jusqu’à ce que Luis lui saute dessus.
De mon côté, j’observe le combat partir en vrille tandis que mes deux petits frères se balancent des coups de pied et des coups de poing.
Ils cognent bien, me dis-je fièrement pendant qu’ils continuent de se frapper.
Cependant, je suis l’aîné et il est de mon devoir de les séparer. J’attrape Carlos par le col mais trébuche sur la jambe de Luis et m’étale sur le sol avec eux. Je n’ai pas le temps de me relever que je sens de l’eau glacée éclabousser mon dos.
Je me retourne soudain et aperçois mi’amà qui nous arrose tous les trois, tenant fermement un seau au-dessus de nos têtes, elle déjà en uniforme pour partir travailler. Elle est caissière dans une épicerie de quartier à quelques rues de la maison. Le salaire n’est pas extraordinaire mais nous arrivons à nous en sortir.
— Debout !
Elle semble plus furieuse que jamais.
— Merde, Ma ! s’écrie Carlos en se relevant.
Mi’amà plonge sa main dans le reste d’eau glacée et la lui lance en plein visage.
Luis éclate de rire mais avant de réaliser ce qui se passe, il s’en prend une giclée aussi. Ils n’apprendront donc jamais ?
— Tu as quelque chose à ajouter, Luis ?
— Non, maman, répond Luis, qui se tient droit comme un bon petit soldat.
— Tu as d’autres gros mots à faire sortir de ta boca, Carlos ?
Elle approche sa main du seau en guise d’avertissement.
— Non, maman, fait le soldat numéro deux.
— Et toi, Alejandro ?
Elle plisse alors les yeux vers moi. D’un air innocent, avec mon sourire irrésistible, je lui réponds :
— Quoi ? J’essayais de les séparer.
Et, bien sûr, je reçois de l’eau en plein visage.
— Tu aurais dû les séparer plus tôt. Maintenant, habillez-vous et venez prendre le petit déjeuner avant de partir à l’école.
À croire que mon sourire n’est pas si irrésistible que ça.
Après une douche rapide, je retourne dans ma chambre, une serviette nouée autour de la taille. Là, je trouve Luis avec un de mes bandanas sur la tête et j’en ai un haut-le-cœur. Je le lui retire immédiatement.
— Ne touche plus jamais à ça, Luis.
— Pourquoi ?
Ses yeux marron si profonds traduisent toute son innocence.
Pour Luis, ce n’est qu’un bandana. Pour moi, il définit mon présent et mon absence de futur. Comment suis-je censé expliquer cela à un gosse de onze ans ? Il sait ce que je suis. Tout le monde sait que ce bandana porte les couleurs du gang des Latino Blood. La rancœur et la soif de vengeance m’ont introduit dans le gang et il n’y a plus d’échappatoire pour moi, aujourd’hui.
Mais j’aimerais mieux mourir plutôt que de laisser un de mes frères se faire enrôler.
Je fais une boule du bandana.
— Luis, touche pas à mes affaires, surtout celles du Blood.
— J’aime bien les couleurs, rouge et noir.
C’était bien la dernière chose que je voulais entendre.
— Si je te revois le porter, tu finiras bleu et noir. Compris, petit frère ?
Il se met à trembler.
— Ou
Alors qu’il quitte la pièce à toute allure, je me demande s’il se rend vraiment compte de la situation. Je préfère ne pas trop y penser ; j’attrape un T-shirt noir dans mon armoire et enfile mon jean délavé et déchiré. Tandis que je noue mon bandana autour du front, mi’amà me crie depuis la cuisine :
— Alejandro, viens manger avant que ça ne refroidisse. De prisa, allez !
— J’arrive !
Je ne comprendrai jamais pourquoi elle attache autant d’importance à la nourriture.
Quand j’arrive, mes frères sont déjà en train d’engloutir leur petit déjeuner.
J’ouvre la porte du réfrigérateur et en passe le contenu en revue.
— Assieds-toi.
— Ma, j’attrape juste…
— Alejandro, tu n’attrapes rien du tout. Assieds-toi. Nous sommes une famille et nous allons manger ensemble, comme il se doit.
Je soupire et m’assois à côté de Carlos. Parfois, faire partie d’une famille si unie présente quelques inconvénients. Mi’amà met alors une énorme portion de huevos et tortillas devant moi.
— Pourquoi tu ne m’appelles pas Alex ? Dis-je, tête baissée, en fixant le contenu de mon assiette.
— Si j’avais voulu t’appeler Alex, je ne me serais pas pris la peine de te prénommer Alejandro. Tu n’aimes pas le prénom que nous t’avons donné ?
Tout à coup, mon corps entier se raidit. On m’a légué le prénom d’un père qui n’est plus de ce monde, auquel j’ai succédé au rang d’homme de la maison.
Alejandro, Alejandro Jr, Junior.
— Est-ce que ce serait grave ?
Je marmonne ma question en plantant ma fourchette dans un morceau de tortilla puis lève les yeux pour voir sa réaction.
Maman lave la vaisselle en me tournant le dos.
— Non.
— Alex veut se faire passer pour un Blanc, intervient Carlos. Frérot, tu peux changer ton prénom, cela n’empêchera personne de voir que tu es bel et bien un Mexicano.
— Carlos, cállate la boca.
Le voilà prévenu. Rien à voir avec le fait d’être blanc. J’aimerais simplement qu’on ne m’associe plus à mon père.
— Por favor, les garçons, supplie maman. Vous vous êtes assez battus pour aujourd’hui.
— Mojado, s’amuse Carlos, qui me traite de poule mouillée.
Il est allé trop loin. Je me lève, ma chaise crisse contre le sol. Mon frère fait de même et s’approche tout près de moi. Il sait pourtant que je peux lui casser la gueule. Un jour, son ego surdimensionné lui causera des ennuis avec les mauvaises personnes.
— Carlos, assis, ordonne mi’amà.
— Sale Chicano, me lance Carlos avec un accent exagéré. Encore mieux, es un ganguero.
— Carlos ! Hurle mi’amà.
Elle s’avance vers lui mais je la devance et chope mon frère par le col.
— Oui, c’est ce que tout le monde pense de moi. Mais si tu continues de raconter des conneries, c’est aussi ce que l’on pensera de toi.
— Mon frère, on pensera toujours quelque chose de moi, c’est inévitable. Que je le veuille ou non.
À ces mots, je lâche prise.
— Tu as tort, Carlos. Tu vaux mieux que ça.
— Mieux que toi ?
— Oui, tu vaux mieux que moi et tu le sais. Maintenant, demande pardon à mi’amà pour ce que tu viens de dire devant elle.
Carlos sait que je ne plaisante pas.
— Pardon, Ma.
Puis il se rassoit, en me lançant un regard noir ; sa fierté en a pris un sacré coup. Mi’amà se tourne et ouvre le réfrigérateur pour essayer de cacher ses larmes. Elle s’inquiète pour Carlos. Il n’est qu’en seconde et les prochaines années vont soit le construire, soit le détruire.
J’attrape ma veste de cuir noir, il faut que je sorte d’ici. J’embrasse mi’amà sur la joue en m’excusant d’avoir gâché son petit déjeuner, puis je m’en vais en songeant à la manière d’empêcher Carlos et Luis de suivre mes traces tout en les guidant vers un meilleur chemin. La situation ne manque pas d’ironie.
Dans la rue, des types portant le même bandana que moi m’adressent le signe des Latino Blood : la main droite qui tape deux fois le bras gauche, avec l’annulaire replié. Le sang brûle dans mes veines alors que je les salue de la même façon en grimpant sur ma moto. Ils veulent un membre de gang pur et dur, avec moi ils sont servis. Je m’efforce comme un damné de passer pour un caïd devant le reste du monde. Parfois je me surprends moi-même.
— Alex, attends, s’exclame une voix féminine bien familière.
Carmen Sanchez, ma voisine et ancienne copine, court dans ma direction.
— Salut, Carmen.
— Tu m’amènes au bahut ?
Sa courte jupe noire laisse voir des jambes incroyables et son haut moulant met en valeur ses petits chichis si mignons. Autrefois, j’aurais fait n’importe quoi pour elle, mais c’était avant que je ne la surprenne dans le lit d’un autre garçon cet été. Ou plutôt dans sa voiture.
— Allez, Alex. Je promets de ne pas te mordre… à moins que tu ne me le demandes.
Carmen est ma pote des Latino Blood. Qu’on soit en couple ou non, on se soutient l’un l’autre. C’est la règle entre nous deux.
— Monte.
Carmen place délibérément ses mains sur mes hanches tout en s’appuyant contre mon dos. Mais cela ne provoque pas l’effet qu’elle espérait sans doute.
Qu’est-ce qu’elle croit ? Que je vais oublier le passé aussi facilement ? Hors de question. Parce que ce qui me définit, moi, c’est ma propre histoire. Il faut que je me concentre sur mon entrée en terminale, sur le présent, ici et maintenant.
Malheureusement, c’est loin d’être évident car, après le remise des diplômes, mon avenir s’annonce aussi pourri que l’a été mon passé.