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Brittany
Avant la chimie, j’allume mon portable pour appeler à la maison et prendre des nouvelles de ma sœur. Baghda semble énervée parce que Shelley a piqué une crise en goûtant à son déjeuner.
Apparemment, elle a lancé son bol de yaourt sur le sol en guise de protestation.
Était-ce trop demander que maman renonce à se rendre une journée au country club pour former Baghda ? L’été est définitivement terminé et je ne peux pas prendre le relais chaque fois qu’une auxiliaire de vie baisse les bras. Je dois me concentrer sur le lycée. Mon principal objectif est d’intégrer Northwestern, là où est allé papa, afin d’étudier dans une université proche de la maison et de pouvoir m’occuper de ma sœur. Après quelques conseils à Baghda, je prends une profonde inspiration, affiche un large sourire et rentre en classe.
— Salut, chérie. Je t’ai gardé une place.
Colin désigne le tabouret à côté de lui.
La salle est composée de rangées de paillasses pour deux personnes. Je vais donc passer l’année à côté de Colin et nous ferons le projet de chimie tant redouté ensemble. C’était stupide de croire que les choses allaient mal se passer entre nous. Je m’assois et sors mon énorme manuel.
— Hé, regardez ! Fuentes est dans notre classe, crie un type depuis le fond de la salle. Alex, par ici, ven pa’ca.
J’essaie de ne pas fixer Alex qui salue ses amis d’une tape dans le dos et d’inimitables poignées de main. Ils se disent tous « ese » ; Dieu seul sait ce que cela signifie. Dans la classe, Alex attire tous les regards.
— Il paraît qu’on l’a arrêté la semaine dernière pour possession de drogue, me chuchote Colin.
— Tu plaisantes ?
— Absolument pas, répond-il, les sourcils relevés.
Bon, je ne suis pas surprise. Il paraît qu’Alex passe ses week-ends à se défoncer, faire des comas éthyliques ou s’adonner à différentes activités illégales.
Mrs Peterson claque la porte et tous les yeux précédemment rivés vers l’arrière de la salle de classe se tournent vers elle. Ses cheveux châtain clair sont attachés en une queue-de-cheval très serrée. Cette femme doit approcher de la trentaine, mais ses lunettes et son expression sévère perpétuelle la font paraître plus âgée.
— Bonjour et bienvenue au cours de chimie de terminale. Elle s’assoit à son bureau et ouvre un dossier : Bel effort concernant votre choix de places. Néanmoins, c’est moi qui décide… et je vous veux assis par ordre alphabétique.
Je proteste comme toute la classe mais Mrs Peterson ne lâche rien. Elle s’avance vers la première paillasse et annonce :
— Colin Adams, au premier rang. Vous serez en binôme avec Darlene Boehm.
Darlene Boehm est ma cocapitaine de l’équipe de pom-pom girls. Elle m’adresse un visage désolé tandis qu’elle se glisse sur le tabouret à côté de mon petit ami.
Les élèves se déplacent avec réticence vers les paillasses que désigne Mrs Peterson. Soudain :
— Brittany Ellis, lance-t-elle en montrant la paillasse derrière Colin.
Je m’assois avec lassitude.
— Alejandro Fuentes, continue Mrs Peterson en pointant le tabouret suivant.
Mon Dieu. Alex… comme binôme de chimie ? Toute l’année de terminale ! Ce n’est PAS
possible ! Tout en essayant d’éviter une crise d’angoisse, je lance un regard désespéré à Colin.
J’aurais vraiment dû rester à la maison. Au lit. Sous les draps.
— Appelez-moi Alex.
Mrs Peterson lève les yeux de sa liste de noms et considère ce dernier par-dessus ses lunettes.
— Alex Fuentes, répète-t-elle en changeant le nom inscrit sur sa feuille. Monsieur Fuentes, enlevez ce bandana. Dans ma classe, je pratique la tolérance zéro. Je n’accepte aucun accessoire d’appartenance à un gang. Malheureusement, Alex, votre réputation vous précède et Mr Aguirre me soutient à cent pour cent… Me suis-je bien fait comprendre ?
Alex baisse les yeux puis retire son bandana, exposant des cheveux d’un noir corbeau assortis à ses yeux.
— C’est pour couvrir ses poux, soupire Colin à Darlene, mais je les entends et Alex aussi.
— Vete a la verga, lance Alex à Colin avec un regard foudroyant. Cállate el hocico.
— Bien sûr, mec, répond Colin avant de se retourner. Il ne parle même pas notre langue.
— Colin, ça suffit ! Alex, asseyez-vous. Mrs Peterson poursuit alors, à l’attention de tous les élèves : Il est évident que je m’adresse à vous tous. Je ne peux pas contrôler vos faits et gestes en dehors de cette salle, mais dans ma classe, c’est moi qui commande. Puis elle se dirige vers Alex : Me suis-je bien fait comprendre ?
— Sì, señora, répond Alex particulièrement lentement.
Mrs Peterson enchaîne avec la fin de sa liste pendant que je mets tout en œuvre pour ne pas croiser le regard de mon voisin.
— Ça craint, murmure Alex.
Il a une voix profonde, rauque.
Comment vais-je expliquer à maman que je suis en binôme avec Alex Fuentes ? Mon Dieu, j’espère qu’elle ne m’accusera pas d’être responsable de ce fiasco.
Ce serait pratique si Dieu offrait à chacun la possibilité d’un jour à recommencer ; on crierait « Je recommence ! » et la journée reprendrait au début. Ce serait parfait pour aujourd’hui.
Est-ce que Mrs Peterson pense sincèrement que c’est raisonnable de mettre la capitaine des pom-pom girls en groupe avec le garçon le plus dangereux du lycée ? Cette femme a un grain, c’est clair.
Mrs Gros Grain arrive enfin au bout de sa liste.
— Je sais que les terminales croient tout savoir de la vie. Mais ne considérez jamais que vous avez réussi votre vie tant que vous n’avez pas participé à l’élaboration d’un traitement contre les maladies graves ou à l’instauration de la paix sur Terre. La chimie joue un rôle essentiel dans la mise au point de médicaments, le traitement des cancers par radiations, l’utilisation du pétrole, la gestion de la couche d’ozone…
Alex lève la main.
— Alex, auriez-vous une question ?
— Euh, madame Peterson, est-ce que vous êtes en train de dire que le président des États-Unis n’a pas réussi sa vie ?
— Très drôle ! Ce que je veux dire… c’est que l’argent et le statut social n’ont aucune valeur. Si vous utilisez votre cerveau pour aider l’humanité ou la planète, alors vous aurez accompli quelque chose. Et vous aurez mérité mon respect.
Si Alex pense que provoquer la prof lui permettra d’obtenir une bonne note, il se trompe complètement. De toute évidence, Mrs Peterson n’aime pas les petits malins et mon binôme est déjà sur sa liste noire.
— Maintenant, annonce Mrs Gros Grain, regardez la personne assise à côté de vous.
« Tout sauf ça ! » Hélas ! je n’ai pas le choix. Je jette un nouveau coup d’œil à Colin qui semble ravi de sa partenaire désignée. Heureusement que Darlene a déjà un petit ami, sinon à la voir s’approcher un peu trop près de Colin et balancer ses cheveux un peu trop souvent, j’aurais du souci à me faire. Je dois être parano.
— Je ne vous demande pas d’aimer votre binôme, souligne Mrs Peterson. Mais vous êtes coincés ensemble pour les dix mois à venir. Prenez cinq minutes pour faire connaissance, puis chacun d’entre vous présentera son partenaire à la classe. Parlez de vos vacances d’été, de vos loisirs ou de toute autre chose intéressante ou singulière que vos camarades aimeraient sans doute connaître. Vos cinq minutes commencent maintenant.
Je tire mon cahier, l’ouvre à la première page et le tends à Alex.
— Tu n’as qu’à écrire des trucs sur toi dans mon cahier et j’en ferai de même dans le tien.
Cela vaut bien mieux que de commencer une conversation avec lui.
Alex acquiesce, mais il me semble apercevoir un petit sourire en coin tandis qu’il me tend son cahier. Je prends une profonde inspiration avant d’écrire avec application jusqu’à ce que Mrs Peterson nous ordonne d’arrêter et d’écouter toutes les présentations.
— Voici Darlene Boehm, démarre Colin.
Mais je n’écoute pas son discours sur Darlene, son voyage en Italie et son stage de danse durant l’été. Au lieu de cela, je pose mon regard sur le cahier que me rend Alex et lis les mots inscrits sur la feuille. J’en reste bouche bée.