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Brittany

Une seule chose est sûre : je n’embrasserai jamais Alex Fuentes.

Heureusement que Mrs Peterson nous a occupés avec un tas d’expériences pendant la semaine. Ainsi, nous n’avions pas le temps de discuter, sauf pour décider qui allumerait le bec Bunsen. Malgré tout, chaque fois que j’apercevais le bandage d’Alex, je repensais au coup que je lui avais mis.

J’essaie de ne pas songer à ses lèvres pendant que je me mets du gloss pour mon rendez-vous avec Colin. Nous sommes vendredi soir et nous allons dîner avant la séance de cinéma.

Après deux ou trois allers-retours devant le miroir et avoir enfilé le bracelet Tiffany qu’il m’a offert pour notre anniversaire, l’an dernier, je sors dans le jardin. Shelley patauge dans la piscine avec son kiné, tandis que maman, dans un peignoir de velours rose, se repose sur une chaise longue en lisant quelques magazines de décoration.

Hormis la voix du kiné, tout est calme.

— Brit, ne rentre pas après dix heures et demie.

— Le film est à vingt heures. On rentrera juste après.

On sonne à la porte.

— Ce doit être Colin.

— Dépêche-toi d’aller ouvrir. Un garçon comme lui n’attendra pas éternellement, tu sais.

Je me précipite vers la porte d’entrée avant que maman ne le fasse à ma place et nous ridiculise toutes les deux. Colin se tient sur le perron avec un bouquet d’une douzaine de roses rouges.

— Elles sont pour toi.

Wow ! Quelle bêtise d’avoir autant pensé à Alex cette semaine. Je serre Colin dans mes bras et l’embrasse d’un vrai baiser sur les lèvres.

— Je cours les mettre dans l’eau.

Je fredonne joyeusement en pénétrant dans la cuisine et respire le doux parfum des fleurs. Tout en remplissant un vase, je me demande si Alex a déjà apporté des fleurs à ses copines. Il leur offre probablement des couteaux aiguisés, au cas où elles en auraient besoin pendant leur rendez-vous. Sortir avec Colin est si…

Ennuyeux ?

Non. On ne s’ennuie pas ensemble. On se protège. On est à l’aise. On est mignons.

Je coupe la base de chaque rose, les mets dans le vase et retrouve Colin qui discute avec maman dans le patio, une très mauvaise idée.

— Tu es prêt ?

Colin me lance son sourire d’une blancheur éclatante.

— Ramène-la avant dix heures et demie, rappelle maman.

Comme si le couvre-feu garantissait la valeur morale d’une fille.

— Bien sûr, madame Ellis, répond poliment Colin.

Puis nous montons dans sa Mercedes.

— On va voir quel film ?

— Changement de plan. La boîte de mon père a des billets pour le match des Cubs, dans la loge centrale. Ma chérie, c’est parti pour une soirée base-ball.

— OK ! Est-ce qu’on sera de retour pour dix heures et demie ?

Je sais pertinemment que ma mère attendra derrière la porte.

— Oui, si le match ne s’éternise pas. Ta mère craint que tu ne te changes en citrouille ?

Je lui prends la main.

— Non. Simplement, je ne veux pas la contrarier.

— Sans vouloir être méchant, ta mère est bizarre. Elle est sexy mais complètement tarée.

Je retire brusquement ma main.

— Enfin Colin, comment tu parles de ma mère ?

— Allez, Brit. Elle ressemble plus à ta sœur jumelle qu’à ta mère. Elle est canon.

C’est vrai. Elle fait tellement de sport qu’elle paraît quinze ans de moins. Mais penser que mon copain puisse être attiré par ma mère me dégoûte.

Au stade Wrigley, Colin me conduit dans la loge de l’entreprise de son père. Elle est remplie de nombreux avocats des cabinets du centre-ville. Les parents de Colin nous saluent. Sa mère me serre dans ses bras en m’effleurant à peine la joue d’un baiser avant de nous laisser rejoindre les autres invités.

J’observe Colin discutant. Il est parfaitement à l’aise ; il est dans son élément. Il serre de nombreuses mains, fait de larges sourires et rit aux blagues de tout le monde, qu’elles soient drôles ou non.

— On s’installe par là ? me demande-t-il, une fois que nous avons acheté des hot dogs et des boissons au bar. J’espère décrocher un stage au cabinet Harris, Lundstrom & Wallace, l’été prochain, poursuit-il calmement. Alors je dois soigner mes relations avec eux.

À l’arrivée de Mr Lundstrom, Colin se transforme soudain en grand homme d’affaires. Je le regarde pleine d’admiration alors qu’ils conversent comme s’ils étaient de vieux amis. Mon copain pourrait baratiner n’importe qui.

— Il paraît que vous comptez suivre les traces de votre père, déclare Mr Lundstrom.

— Oui, monsieur.

Puis ils se mettent à discuter football, cours de la Bourse, et tout autre sujet que Colin aborde pour continuer de faire parler son interlocuteur.

Coup de fil de Megan sur mon portable. Je lui explique les grands moments du match et nous papotons, le temps que Colin termine sa conversation. Elle me raconte qu’elle s’est éclatée dans une boîte, le Club Mystique, et que Sierra et moi allons adorer cet endroit.

Au septième tour, Colin et moi nous levons pour entamer l’hymne des Cubs.

Nous chantons complètement faux mais ce n’est pas grave puisque les milliers de supporters chantent tout aussi faux que nous. Cela me fait du bien d’être avec Colin ainsi, en train de nous amuser. Je me rends compte que j’ai jugé trop durement notre relation, dernièrement.

À neuf heures moins le quart, je rappelle à Colin qu’il serait temps de se mettre en route, bien que le match ne soit pas terminé. Il me prend par la main. Je suppose qu’il va prier Mr Lunderstrom de bien vouloir l’excuser. Mais celui-ci fait signe à Mr Wallace de les rejoindre.

Plus le temps passe, plus je deviens nerveuse. Il y a suffisamment de tensions comme ça à la maison, ce n’est pas la peine d’en rajouter.

— Colin…

Pour toute réponse, il passe un bras autour de mes épaules.

Au début du neuvième tour, à dix heures passées, je finis par intervenir :

— Excusez-moi, mais il est l’heure que Colin me raccompagne à la maison.

Mr Wallace et Mr Lundstrom le saluent alors d’une poignée de main avant que je ne l’entraîne jusqu’à la voiture.

— Brit, tu réalises à quel point c’est difficile d’obtenir un stage chez H. L. & W. ?

— Là maintenant, je m’en fiche. Colin, je devais rentrer avant dix heures et demie.

— Et tu seras rentrée à onze heures. Raconte à ta mère qu’il y avait des embouteillages.

Colin ne connaît pas la face cachée de ma mère, il ignore complètement ses réactions lorsqu’elle s’en prend à moi.

Nous nous arrêtons dans l’allée de la maison non pas à onze heures mais à onze heures trente. Colin ressasse encore cette histoire de stage chez H. L. & W. tout en écoutant la retransmission du match à la radio.

— Je dois y aller, lui dis-je en me penchant pour un petit bisou.

— Attends une minute, répond-il, ses lèvres sur les miennes. Ça fait une éternité qu’on ne s’est pas pelotés. Ça me manque.

— À moi aussi. Mais il est tard. Nous passerons bien d’autres soirées ensemble.

— Le plus tôt sera le mieux.

Je me dirige vers la maison, prête à me faire crier dessus. Évidemment, maman se tient dans le vestibule, les bras croisés.

— Tu es en retard.

— Je sais, pardon.

— Qu’est-ce que tu crois ? Que j’invente des règles pour m’amuser ?

— Non.

Elle soupire.

— Maman, je suis sincèrement désolée. Nous sommes allés à un match des Cubs au lieu du cinéma et il y avait des embouteillages monstres.

— Un match des Cubs ? En plein centre-ville ? Tu aurais pu te faire agresser !

— C’était sans danger, maman.

— Brit, tu crois tout savoir de la vie mais tu te trompes. Tu aurais pu mourir au fin fond d’une sombre ruelle, alors que je te croyais au cinéma. Vérifie si ton argent ou tes papiers n’ont pas disparu de ton sac, s’il te plaît.

Je m’exécute et inspecte le contenu de mon portefeuille, juste pour la calmer.

Je sors mon argent et ma carte d’identité.

— Tout est là.

— Tu as eu de la chance, cette fois-ci.

— Je suis toujours prudente quand je vais en ville, maman. En plus, Colin était avec moi.

— Ne cherche pas à te justifier, Brit. Tu ne crois pas que tu aurais pu m’appeler pour me prévenir de vos changements de plan et de ton retard ?

Pour qu’elle hurle au téléphone, puis hurle de nouveau à la maison ?

Certainement pas.

— Je n’y ai pas pensé, maman.

— Est-ce qu’il t’arrive de penser à ta famille ? Le monde ne tourne pas qu’autour de toi, Brittany.

— Je sais. Je te promets d’appeler la prochaine fois. Je suis fatiguée, est-ce que je peux aller me coucher, maintenant ?

Et d’un geste de la main, maman m’envoie dans ma chambre.

Le lendemain, je suis réveillée par les cris de ma mère. Je rejette mes couvertures et saute du lit en quatrième vitesse.

Shelley est assise dans son fauteuil roulant, poussé contre la table de la cuisine. Elle a de la nourriture partout sur le visage, son haut et son pantalon.

On dirait une enfant plutôt qu’une jeune femme de vingt ans.

— Shelley, si tu recommences, tu vas dans ta chambre ! Tempête maman en claquant le bol sur la table.

Ma sœur le balance par terre. Maman pousse un petit cri étouffé et jette un regard assassin à Shelley.

— Je m’en occupe, dis-je en accourant.

— Ne la materne pas, Brittany. Si elle ne mange pas, on la nourrira par intraveineuse. C’est ce que tu veux, Shelley ?

Je déteste lorsqu’elle fait ça : évoquer le pire scénario possible plutôt que d’analyser le problème pour ensuite pouvoir le résoudre. Je lis la douleur de ma sœur dans ses yeux.

Maman montre Shelley puis la nourriture par terre.

— Voilà pourquoi je ne t’ai pas emmenée au restaurant depuis des mois.

— Maman, arrête ! Ce n’est pas la peine d’envenimer les choses. Elle est déjà assez contrariée comme ça. Pourquoi vouloir empirer la situation ?

— Et moi dans tout cela ?

Je commence à me crisper. La colère monte et je suis incapable de la contenir plus longtemps.

— Cela n’a rien à voir avec toi ! Pourquoi faut-il toujours que l’on en revienne à la façon dont les choses t’affectent, toi ? Maman, tu ne vois pas que Shelley souffre… plutôt que de lui hurler dessus, pourquoi est-ce que tu ne passes pas plus de temps à comprendre ce qui ne va pas ?

Sans réfléchir, je prends un torchon, m’agenouille à côté de Shelley et me mets à essuyer son pantalon.

— Brittany, stop !

Je ne l’écoute pas. Tout à coup, les mains de Shelley s’agrippent à mes cheveux et elle se met à les tirer. Fort. Dans toute cette agitation, j’ai oublié le nouveau vice de ma sœur.

— Aïe ! Shelley, je t’en supplie, arrête !

Je tente d’appuyer sur ses poings pour qu’elle lâche prise, comme nous l’a conseillé son médecin, mais rien n’y fait. Je suis dans une mauvaise position, accroupie et tordue à ses pieds. Maman jure, la nourriture vole dans tous les sens et mon crâne me semble déjà à vif.

Shelley continue de tirer malgré les efforts de maman.

Mince alors, combien de cheveux a-t-elle bien pu m’arracher ? J’ai l’impression d’avoir la moitié du crâne chauve.

Finalement, soit maman a appuyé assez fort sur ses poings, soit ma sœur a fini par se lasser, mais Shelley a lâché enfin mes cheveux.

Shelley sourit.

Maman fronce les sourcils.

Et des larmes se forment sous mes paupières.

— Je l’emmène sans plus attendre chez le docteur Meir, annonce maman en hochant la tête. Cela a assez duré, Brittany. Prends la voiture de ton père et va le chercher à l’aéroport. Son avion atterrit à onze heures. C’est bien la moindre des choses que tu puisses faire.