CHAPITRE XVII
L’infirmière dévisagea avec effroi le personnage vêtu de noir qui se penchait vers elle pardessus le comptoir, si maigre et si blême qu’il ressemblait à un spectre.
— La chambre de Chelsea Farmer, vite…
— Impossible, bredouilla-t-elle, l’heure des visites est passée.
Graymes attrapa la jeune femme par le col de sa blouse avec une telle force qu’il la souleva de terre.
— Arrêtez ! Lâchez-moi immédiatement ou j’appelle les surveillants !
— Je n’ai pas de temps à perdre. Le numéro, vite.
L’infirmière eut peine à déglutir. Elle savait reconnaître un fou dangereux quand elle en rencontrait un.
— Au troisième, chambre 314.
— Appelez la police, le lieutenant Bilbo Single…
— Vous pouvez compter là-dessus ! lui lança le cerbère décoiffé sur un ton menaçant. Et comment, je vais l’appeler, la police, sale con !
Graymes s’était déjà engouffré dans les couloirs, renonçant à utiliser l’ascenseur. Il éprouvait une répulsion maladive pour les ascenseurs. Aussi grimpa-t-il quatre à quatre l’escalier de secours. Comme il déboulait au troisième, il reçut un choc. Une forme humaine gisait sur le carrelage, dans une posture asymétrique qui laissait présager le pire. Graymes s’agenouilla auprès d’elle, la gorge serrée.
Le policier n’avait pas dû voir la mort surgir. Il n’avait même pas eu le temps de dégager son revolver de l’étui. Son cadavre flasque portait tous les stigmates d’un broyage méthodique. Les membres étaient en miettes et la cage thoracique enfoncée. L’expression de souffrance gravée sur le visage du malheureux était pénible à voir.
En levant les yeux, Graymes avisa la porte béante du 314.
Il fit irruption dans la chambre. Il fut cueilli par un vent glacé qui sifflait par la fenêtre brisée. Le pire s’était produit. Le lit était vide ; les draps déchirés jonchaient le sol. Un parfum amer, nauséabond, flottait encore dans l’air. Il émit un juron. Il n’avait été devancé que d’un cheveu. Cédant à une pulsion instinctive, il se pencha au-dehors…
Et là-bas, rampant le long de la façade, son fardeau humain jeté en travers de ses épaules anguleuses et bleuies, il le vit disparaître dans les ténèbres telle une araignée regagnant sa tanière. Ignorant le terrible danger, Graymes s’apprêtait déjà à défier à son tour les lois de la pesanteur. Mais comme il enjambait le rebord, il fut subitement pris de vertige. Il eut l’impression de se tenir au-dessus d’un précipice hurlant. Le vide l’appelait. La fournaise des profondeurs avait faim de lui.
Il n’eut que le temps de se rejeter en arrière pour s’arracher à cette attraction morbide. Il dut s’adosser au mur, cherchant à évacuer la détestable soif de mort qui s’était emparée de lui. L’Oundni avait semé derrière lui un charme de protection, interdisant toute poursuite. Graymes marmonna une imprécation. Il avait été joué. Une rage impuissante dévorait son cerveau.
Chelsea était-elle morte ? Ou l’Oundni n’avait-il eu pour mission que de fournir un précieux otage à son maître ? Graymes pencha pour cette dernière hypothèse, car autrement, il n’aurait pas pris la peine de l’enlever. Chelsea ne représentait rien pour Shadow. L’Œuvre de Vengeance n’était pas dirigée contre elle. Elle n’était qu’un aléa, un élément perturbateur qu’il convenait pour l’instant d’utiliser pour s’assurer de sa neutralité à lui, Graymes. Avant, plus tard, de s’en débarrasser.
Remâchant sa haine, le démonologue rebroussa chemin.
Mais il n’avait pas fait dix pas dans le couloir que des infirmiers munis de matraques lui barrèrent le passage. La charmante gorgone de l’accueil n’avait pas menti. Elle avait bien lancé un appel au secours. À son secours. Graymes jugea inutile d’entamer des palabres. Il tourna les talons et s’élança en direction des escaliers extérieurs. Il écarta d’un simple revers de bras un jeune vigile qui tentait de lui couper cette ultime retraite, l’envoyant bouler à plusieurs mètres comme un palet de curling. Il dévala les étages avec une rapidité prodigieuse. Avant que ses poursuivants n’aient eu le loisir de réagir, il remontait déjà la contre-allée et se fondait dans l’ombre des massifs. Quand les premières sirènes de police glapirent dans le quartier, il était déjà loin.
Il erra un long moment dans la ville endormie, cherchant à retrouver la trace de la créature infernale, humant l’haleine âcre des avenues luisantes de pluie. Mais ce fut en vain. L’aube le trouva assis sur un banc de Central Park, ses longues jambes étendues devant lui et les bras croisés sous son macfarlane, son chapeau ruisselant de pluie abaissé sur son visage d’aigle. Toutes ses pensées étaient tournées vers John Shadow. Celui-ci avait manœuvré cette fois encore avec beaucoup d’intelligence et d’habileté. Dans le terrifiant duel qui opposait à nouveau les deux hommes, le premier avantage lui revenait incontestablement…
— F’ra beau, jourd’hui, l’ami, f’ra beau !…
Graymes leva les yeux vers le passant grisâtre qui venait de lui lancer ces mots. Un quidam, un inconnu vêtu d’une pauvre gabardine trouée qui s’était penché au-dessus d’une poubelle voisine pour en racler le maigre contenu. Un de ces clochards que le matin froid tirait du pavé avant toute la ville, en quête du premier os à ronger ou du cul de bouteille à achever. Graymes s’était trop souvent livré lui-même à cette activité sordide pour faire la moue. Il s’appelait alors Long Ben et se terrait loin du monde, loin des ennemis. Aujourd’hui, monde et ennemis l’avaient rejoint.
Observer le manège du clochard lui donna envie d’une rasade. Il déboucha un flacon de gnôle qui traînait dans l’une de ses poches et le porta à ses lèvres sèches. La chaleur du gin le revigora. Il fut soudain conscient de n’être plus libre de ses choix. L’épreuve était incontournable.
Il rangea la flasque et sortit du parc, en ayant soin d’abandonner une pièce d’or sur le banc.
— F’ra toujours beau pour vous, l’ami ! brailla le clochard derrière lui en mordant dans l’écu. Toujours beau !
La bénédiction du clochard lui fit chaud au cœur.
— Sans doute, mon gars, répondit-il.