CHAPITRE IV

— On ne peut plus rien pour lui ! Elsie, ne fais pas la conne, on joue notre peau !

Complètement abasourdie par la soudaineté des événements, Elsie ne réagit pas sur-le-champ. Elle regardait, comme fascinée, l’ouverture par laquelle Zacchary s’était évanoui. Chelsea avait déjà atteint le palier inférieur et l’encourageait de la voix. Mais c’était inutile. La petite rouquine était transie d’horreur, incapable d’esquisser le moindre geste. Quand une main crispée passa à travers la vitre pour saisir ses cheveux, elle ne réagit même pas. Chelsea voulut se ruer à son secours, mais il était déjà trop tard. La poigne surhumaine avait attiré Elsie de l’autre côté. À l’intérieur… Il y eut un cri étouffé, puis plus rien. Un silence éprouvant. Monstrueux.

Chelsea crut se liquéfier.

Elle prononça le nom de sa copine d’une voix éteinte, puis n’écoutant plus que sa propre terreur, se laissa glisser comme une folle le long des barreaux rouillés. L’espace d’une fraction de seconde, elle crut discerner une silhouette qui s’allongeait au-dessus d’elle pour tenter de l’atteindre à son tour. Ce que c’était, elle ne voulut même pas y songer…

Par bonheur, elle ne manquait pas d’entraînement physique. Elle toucha le sol en pliant les jarrets, ne perdant qu’un instant pour s’orienter dans la nuit. Elle crut reconnaître la trouée par laquelle Zacchary les avait conduites ici presque deux heures plus tôt, pour leur malheur à tous. Elle s’élança dans le terrain vague de sa meilleure foulée. Elle misait sur son endurance pour se sortir indemne de ce guêpier. Elle ne pensait plus à ses camarades. Ils étaient morts, elle le savait. Et ce qui les avait tués s’était lancé à sa poursuite. Rien d’autre ne comptait. Hormis peut-être ses meilleurs temps d’athlétisme sur le campus. Malheureusement la bière et la came qu’elle avait absorbées en début de soirée ne facilitaient pas son rendement musculaire. Pourquoi s’était-elle laissé embarquer dans cette stupide équipée de mômes en chaleur ?

Elle traversa l’étendue rocailleuse et accidentée, manquant se briser les chevilles dans sa précipitation. Interdit de regarder en arrière. Interdit de regarder en arrière…

Elle bondit par-dessus le muret crevassé qui donnait sur la rue, sous le regard vide et sévère des grands immeubles. Elle aperçut la voiture de Zacchary. Des gamins dépenaillés jouaient dessus avec une bombe de peinture, traçant des dessins obscènes. Ils prirent la fuite en la voyant débouler à toutes jambes. Elle devait avoir une sale tête pour effaroucher ces petits durs qui hantaient les trottoirs du Bronx à cette heure de la nuit…

Elle plongea la tête par la vite baissée. Les clés ! Les clés n’étaient pas sur le tableau de bord… Elle crut s’évanouir de désespoir. Évidemment, Zac les avait gardées sur lui, quelle dinde ! Un peu tard pour y songer… Plusieurs silhouettes se profilèrent alors sur la crête du muret. D’un bond elle se rejeta dans la zone d’ombre, espérant n’avoir pas été repérée. Son cœur cognait si fort dans sa poitrine qu’il semblait devoir lui échapper à tout instant.

Une longue main blanche se referma soudain sur sa bouche. Un voile rouge passa devant ses yeux. Son cri lui resta en travers du gosier. Elle pensa :

« Mon Dieu, c’est fini… »

— Ils ne t’auront pas. Je ne les laisserai pas t’avoir.

Elle se tourna à demi. Le clochard de tout à l’heure, le clochard qui avait parlé à Zacchary la tenait contre lui, la dominant de son immense stature. Son visage était livide sous sa mauvaise barbe et ses yeux d’un bleu cristallin s’étaient durcis comme des lames. Sans rien ajouter, il saisit le poignet de l’adolescente et s’engouffra dans la ruelle où il avait élu domicile pour la nuit. Ils atteignirent le grand tas d’ordures qui cascadait le long du mur de brique roussi de suie, là même où Zacchary avait soulagé sa vessie un peu plus tôt. Il la poussa dans les détritus et s’y jeta derrière elle.

— Plus loin, plus loin, l’encouragea-t-il. Les rats ne te mordront pas les fesses !

Tels des saumons remontant un fleuve, ils s’enfouirent dans les profondeurs de la décharge, chassant devant eux des ribambelles de rongeurs gluants et autres locataires peu engageants. Mais le clochard semblait se soucier de leur présence comme d’une guigne, écartant sèchement d’un revers de mitaine les plus agressifs d’entre eux. Faisant rempart de son corps pour protéger Chelsea, il eut tôt fait de mener la jeune fille vers une cavité poisseuse qui entamait la base du mur, avec une assurance qui laissait penser qu’il utilisait souvent ce répugnant repaire.

Ils se terrèrent là, dans l’humidité méphitique, protégés des regards par un véritable paravent d’immondices. L’odeur était insoutenable, mais Chelsea n’avait pas le cœur à de tels scrupules. Cet homme-là, quel qu’il soit, lui était venu en aide. Ils attendirent, serrés l’un contre l’autre, le cœur battant. Des secondes s’écoulèrent. De ces interminables secondes qui comptent pour des années dans une vie.

Des pas résonnèrent dans la ruelle. De nombreux pas qui crépitèrent en tous sens avec un bruit mou. Des hommes aux pieds nus avaient investi la décharge. Leurs chuchotis menaçants se rapprochait.

Ils cherchaient… avidement. Chelsea crocha ses ongles dans le bras de son compagnon d’infortune. Elle tremblait de tous ses membres, à demi asphyxiée par la terreur… et la puanteur que dégageaient les ordures.

Ils continuaient à fouiller, toujours plus avant, sondant à coups de talons l’épais matelas de détritus… Ils passèrent si près du mur que les deux fugitifs blottis au fond du soupirail purent entendre leurs halètements et les grognements d’impatience qu’ils échangeaient dans un dialecte bizarre inconnu. Chelsea mordit son poing. Sur le visage de Long Ben s’inscrivait à présent une expression farouche. Ses yeux s’étaient assombris et luisaient dans la pénombre comme deux flammes froides. Ses traits anguleux s’étaient encore creusés sous la tension de cette terrible attente. Elle devina qu’il se tenait prêt à bondir au premier signal.

Mais, déjà, leurs poursuivants s’éloignaient, las de patauger dans ce marécage infect. Ils refluèrent dans la ruelle avec d’étranges cris de ralliement. Progressivement, le silence revint. Au loin, une rame de métro défila avec un grincement de ferraille maltraitée. Long Ben se détendit imperceptiblement. Il donna une tape amicale sur l’épaule de Chelsea.

— C’est fini. Ils sont partis.

Il regarda la jeune fille qui ouvrait de grands yeux vides d’expression. Il lui caressa les cheveux d’un geste à la fois protecteur et mélancolique. Dans son regard, une lueur depuis longtemps absente se ranima.

— Tu sens le soufre, petite. C’est une odeur que je croyais ne plus aimer. Je devais certainement me tromper.