CHAPITRE XIII

— Plutôt inquiétant ce dessin sur le mur…, soliloqua Single alors qu’ils venaient de franchir le pont de Brooklyn. Il m’a fait une drôle d’impression. On aurait voulu aggraver l’état psychique de cette pauvre fille qu’on ne s’y serait pas pris autrement…

Graymes ne saisit pas la perche tendue. Depuis leur départ, il n’avait pas desserré les dents, feignant d’observer le décor crasseux de la cité derrière la vitre embuée. Il semblait toujours aussi préoccupé, et toujours aussi peu enclin à partager le fruit de ses réflexions. Single commençait à s’impatienter. Son caractère sanguin ne s’accommodait guère de ces silences taciturnes, et la finesse diplomatique n’étant pas son fort, il décida d’abattre une bonne fois son jeu :

— Docteur Graymes, j’ai la conviction que vous en savez beaucoup sur tout ceci. Je vous rappelle qu’en tant que témoin de l’affaire, vous devez me délivrer toutes les informations nécessaires. En clair, ça m’embêterait beaucoup d’avoir à vous boucler. Je n’ai pas de suspect, et vous feriez aussi bien l’affaire…

Contre toute attente, Graymes éclata d’un petit rire dénué d’humour.

— Vous avez raison, convint-il. Je sais certaines choses, mais cela ne relève pas de votre juridiction, mon jeune ami, mais de la mienne. Oh, vous pouvez toujours me mettre en garde à vue. Mais alors, vous prendrez la responsabilité du sang qui coulera bientôt.

— Nom de Dieu, Graymes ! Qui êtes-vous vraiment ? Quel jeu jouez-vous ? Un jour clochard, un jour docteur à l’université, et puis quoi encore ?

— Beaucoup d’autres choses, répondit gravement le démonologue. Ce que je suis, je l’ai été dans le passé et le serai encore demain… Quant à mon jeu, c’est un jeu de savoir et de pouvoir, réservé à de rares initiés. Dont je suis.

— Mais vous devez…

— Je ne dois rien.

— Vous pensez à ces gamins qu’on a retrouvés morts ? Et cette menace sur Chelsea Farmer ?

— Cela, je m’en charge.

— Franchement, je ne sais pas ce qui me retient de vous boucler…

— La sagesse, Single. La sagesse… Pour l’instant, le silence est ma meilleure arme. La nouvelle de mon retour a déjà couru. C’est assez.

Single laissa échapper un profond soupir, renonçant à démêler le rébus. Ils ne vivaient décidément pas sur la même planète. Ils tournèrent dans Montague Street. Il faisait froid. La brume rampait dans le caniveau.

— J’aime ce quartier, confia soudain Graymes dans un subit accès de loquacité. Il n’a presque pas changé depuis des lustres. J’habite là-bas, au fond. Montez prendre un verre. Je n’ai réemménagé qu’hier et la décoration laisse encore à désirer. Mais la cave est pleine, c’est l’essentiel.

Single s’empressa d’accepter cette invitation inattendue. Ils ne devaient pas être nombreux, ceux qui pouvaient se vanter d’avoir partagé un moment d’intimité avec cet homme-là. Et puis il espérait bien, au détour d’une confidence, en apprendre un peu plus sur l’affaire qui le préoccupait. Un instant plus tard, il pénétrait dans un loft vétuste et mal éclairé, chichement meublé, qui sentait encore l’abandon. De toute évidence, son propriétaire n’était entré que de fraîche date. La baie vitrée ouvrait sur le fleuve comme le château arrière d’un galion. Les murs dressés de guingois formaient des angles inhabituels avec le sol, renforçant encore l’impression de bizarreté du lieu. L’œil affûté du policier repéra immédiatement la porte basse et voûtée à demi camouflée derrière une tenture brune.

Il accepta le verre tendu avec un sourire crispé.

— Oui, tous les visiteurs éprouvent ce malaise quand ils viennent la première fois, dit Graymes. Mais il passe vite. S’ils sont les bienvenus.

— Avez-vous définitivement renoncé à hanter les poubelles ?

— Oui. Mais je ferai sans doute d’autres voyages. Les voyages occupent une grande place dans ma vie. Au défunt Long Ben !

Il but son gin d’un trait. Il semblait vouer un goût certain aux alcools forts.

— Je serais indiscret de vous demander ce qui a changé le cours de votre existence aussi brutalement ?

— Très indiscret.

— Vous aviez une chaire d’enseignant à Columbia, cependant ? Une chaire de … « démonologie et traditions anciennes » ? Qu’est-ce que cela recouvre ?

— Une branche occulte de la théologie, sur laquelle je ne dois pas m’étendre. Cessez de me poser des questions, Single.

Le policier allait répliquer lorsque son interlocuteur se raidit soudain, visiblement alerté par un bruit suspect. Il s’écoula une poignée de secondes avant que Single ne distingue à son tour un grattement insistant contre la porte d’entrée. Graymes réagit avec une vivacité extraordinaire. En deux bonds, il fut dans le couloir et ouvrit à toute volée. Juste à temps pour cueillir un corps qui menaçait de s’effondrer. Il le souleva de terre aussi facilement que s’il avait été en plume et le déposa sur le tapis, au milieu de la pièce.

Le vilain faciès de Hatto Goffon, torturé par la douleur, exprima une répugnante gratitude. Ses deux mains boudinées étaient jointes sur sa poitrine, clouées par un long poinçon d’acier. Des rigoles de sang séché striaient ses bras. Il était au bord de l’évanouissement.

Avec une précision de chirurgien, Graymes retira le clou sans trembler. Le malheureux laissa échapper un hululement sourd et perdit connaissance. Graymes contempla un instant le poinçon d’acier, avant de le jeter avec colère dans un coin. Il se pencha au-dessus du blessé et lui tapota le visage.

Durant cet intermède, Single était resté bouche bée.

— Mais qui est-ce ? finit-il par demander.

Graymes sembla seulement se souvenir de sa présence.

— Un messager. Il m’apportait une réponse.

— Maître ! Maître, ils ont pris le vieux Goffon, oui, et ils lui ont fait du mal, oh, beaucoup de mal, oui… Des Noirs, d’affreux Noirs pas d’ici.

Le blessé avait rouvert les yeux. Il secouait sa grosse tête de crapaud. Il semblait terrifié. Graymes passa une main sous sa nuque.

— John Shadow était-il parmi eux ?

— Oui… oui, John Shadow. Je l’ai reconnu. Et il… il m’a chargé d’un message… Pour vous faire peur, Maître.

Au-delà de sa souffrance, ce dernier détail semblait réjouir le monstre au plus haut point.

— Quel message ? Qu’a-t-il dit ?

— Il vient vous voir. Bientôt. Ici. Vous lui avez échappé une fois. Il n’y aura pas de seconde chance… il a dit !