CHAPITRE X
Chelsea avait d’abord dessiné le motif d’un doigt distrait sur la vitre embuée de sa chambre. Puis, comme intriguée par sa propre inspiration, elle n’avait eu de cesse de le reproduire dans tous les endroits possibles et imaginables de la maison, même dans son assiette pendant le dîner. Jusqu’ici, ses parents n’avaient fait qu’échanger des coups d’œil inquiets, dociles aux conseils du médecin de famille qui avait examiné la jeune fille tantôt. Elle avait besoin du plus grand calme et de beaucoup de repos. Mais ils jugèrent que ces graffiti obscènes sur fond de purée dépassaient les bornes.
Le père se leva d’un bond de sa chaise et se mit à secouer Chelsea par le bras :
— Espèce de petite emmerdeuse, ça va durer longtemps ces gamineries, hein ? Arrête ton numéro, ça ne prend pas. Et je te préviens que s’il y a une histoire de garçon là-dessous, n’espère pas que ta mère et moi nous allons passer l’éponge sous prétexte que…
— Richard, doucement, le docteur a dit…
— Je me fous du docteur. Je sais bien ce qu’elle a, moi ! C’est du cinéma tout ça, un écran de fumée… Ta fille a fait des conneries, voilà ce qui compte.
Excédée, la mère s’interposa en prenant cet air offusqué qui lui retroussait si délicatement le nez.
— Tu ne comprendras jamais rien à ta fille ! Tu ne vois pas que c’est sérieux ? Elle a subi un choc. Si ça n’avait tenu qu’à moi, j’aurais suivi l’avis du docteur. Une commotion, ça se soigne dans un hôpital.
— Ce que tu peux être naïve, ma pauvre Janet ! Du cirque, tout ça, et rien d’autre. Mais j’aime autant te prévenir, si cette gosse est enceinte, elle prendra sa valise pour aller se faire avorter ailleurs. T’entends bien, Chelsea ? T’entends, hein ?
— Ce dessin, Chel, qu’est-ce que c’est ? interrogea la mère en se penchant vers l’adolescente jusqu’à lui souffler dans les cheveux. Tu sais bien que tu peux tout me dire, à moi. N’aie pas peur, ma chérie. Ton père crie à tout propos mais au fond il t’adore et il est fier de toi…
— Tu parles ! confirma le père avec un rictus.
— Allons, Chel, il faut que tu nous dises… Tu sais quel mauvais sang nous nous faisons à ton sujet depuis que nous t’avons récupérée dans cet horrible poste de police, plein de drogués et de détraqués… Ce dessin si… si repoussant, est-ce qu’il signifie quelque chose ?
— Bien sûr que non, c’est une simple lubie, trancha le père, catégorique.
— Richard, rien qu’un instant, veux-tu que cette enfant parle, oui ou non ?
Richard s’enferma dans un silence boudeur.
Chelsea qui, durant cet échange de propos verdâtres était restée immobile, les yeux fixés sur l’étrange figure qui ornait le contenu de son assiette, se tourna subitement vers sa mère, et dit d’une petite voix :
— Ben…
— Oh, ma chérie ! Elle a enfin parlé ! s’exclama la mère. Tu l’as entendue, n’est-ce pas, Richard ? Tu vois, il ne servait à rien de la brusquer.
— La méthode avait déjà fait ses preuves. La fermeté, voilà ce qu’il faut avec les gosses d’aujourd’hui. Et un bon coup de pied dans le cul accessoirement.
— Ben… Maman.
— Mais qui est… Ben ?
— Ben, préviens le docteur Ben… répéta Chelsea.
— Mais… notre docteur ne s’appelle pas… Non… Alors… (Elle avait du mal à concrétiser cette hideuse pensée par des mots.) Oh, tu ne veux pas parler de cet affreux clochard ? Mon Dieu, cette odeur, rien que d’y penser, elle me donne envie de vomir. Comment peut-on vivre aussi salement ? Ces gens qui n’ont même pas la décence de prendre une douche… Est-ce que c’est lui, « docteur Ben » ?
— Mais oui, c’est lui, coupa le père, agacé par ce bavardage inepte. J’ai entendu le flic l’appeler « docteur ». Docteur, ce détritus, on aura tout vu.
La mère se força à sourire.
— Chelsea, il se fait tard, le mieux c’est que tu montes dans ta chambre. Nous allons discuter avec ton père du meilleur moyen de retrouver cet… ce docteur Ben. D’accord ?
Chelsea retomba dans son mutisme et quitta la table, les yeux dans le vague. Ses parents la regardèrent disparaître en haut de l’escalier, pareils à deux boxeurs attendant que le ring soit déblayé. Puis leurs échanges de vues reprirent de plus belle et la maison des Farmer s’emplit à nouveau des cris et des reproches auxquels les voisins s’étaient depuis bien longtemps déjà acclimatés.
Chelsea poussa la porte de sa chambre… Le vent pluvieux de novembre s’engouffrait en tornades par la fenêtre curieusement laissée grande ouverte. Face à elle, sur le mur constellé de posters, un grand dessin rouge sang achevait de sécher…
Son hurlement fit trembler les murs.