CHAPITRE XV

L’Oundni avait patienté longtemps, enseveli sous la vase. Malgré l’heure tardive, trop de mouvements aux alentours avaient compromis la discrétion de ses déplacements. Graduellement, les bruits et les murmures s’étaient enfin estompés et il avait repris espoir d’atteindre son but avant que le matin ne survienne.

Lorsqu’il fut certain que les environs s’étaient vidés de toute présence gênante, il laissa sa prison de chair corrompue remonter à la surface. De loin, il offrait l’aspect d’un tronc mort flottant entre deux eaux. Il se laissa dériver vers la rive du bassin, sans plus de bruit qu’un caïman. Puis, à la faveur de l’obscurité dense qui recouvrait Central Park, il escalada le grillage avec la vivacité d’un lézard.

Il resta plusieurs minutes immobile parmi les massifs, humant l’air pluvieux. Sa proie était toute proche, il le sentait. Elle ne lui échapperait pas une seconde fois. Le Maître avait ordonné. Il ne pardonnerait pas un nouvel échec. À longues enjambées, il traversa les pelouses désertes, suivant son instinct maléfique. Dans sa précipitation à remplir sa tâche, il ne décela pas sur-le-champ la présence tapie sur sa route.

L’homme jaillit subitement des fourrés, pointant vers lui un ridicule rasoir. Il était jeune et mal rasé, vêtu d’un blouson élimé. Le manque faisait chavirer son regard désespéré. La fièvre tordait ses traits anguleux. Dans son délire, il réalisa un peu tard que ce promeneur tardif maculé de vase, au corps nu percé de clous, n’était pas la prise escomptée. Son bras commença à trembler. La phrase mécanique tomba de ses lèvres alors même qu’un reste de lucidité lui criait de prendre les jambes à son cou sans se retourner.

— Donne tout ce que t’as, connard ! Donne-le vite ou je te crève.

Celui qui venait du lointain Enfer d’Ohendala considéra avec une curiosité mêlée d’agacement cet avorton qui s’interposait entre lui et l’Œuvre à accomplir. Il ne faisait pas partie des noms marqués au sang dans sa mémoire. Toutefois, il représentait une entrave, un témoin gênant. Déjà, le junkie se rendait compte de la stupidité qu’il avait commise. La peur avait soudain allongé ses traits, agrandi ses yeux vitreux d’insomniaque. À tout moment, il allait se détourner pour battre en retraite et hurler sa panique dans la nuit…

L’Oundni résolut de ne pas le laisser faire. Il le saisit à la gorge et le souleva de terre comme un fétu de paille. Désespérée, les forces décuplées par le manque, sa victime se débattit comme un forcené, zébrant son visage putréfié de coups de rasoir. Mais l’Oundni resta de marbre. Aucune douleur n’arrivait jusqu’à lui. Cette chair n’était pas la sienne. Elle n’était que sa prison de matière, une outre glacée au fond de laquelle il s’était recroquevillé, lui, l’Élément des Vertiges Descendants, soumis par le rite des Sept Clous d’Or.

Ses bras noueux enserrèrent le misérable humain dans un étau définitif. Les vertèbres se disloquèrent avec des claquements secs. La colonne céda. La tête se renversa en arrière, formant un angle impossible avec les omoplates. L’Oundni s’acharna quelques instants encore, parachevant son œuvre de destruction, avant de rejeter au loin ce qui n’était plus qu’un amas de gelée flasque.

Puis il reprit sa course un instant interrompue. Il déboucha sur le trottoir désert de la Cinquième Avenue. Une lourde Cherokee le frôla sans s’arrêter. Le chauffeur avait-il seulement réalisé ce qu’il venait de croiser ?

Il ne s’immobilisa que pour s’orienter à nouveau. Puis il s’engouffra dans le dédale de ces grands couloirs de béton balayés par la tempête, silhouette sombre dans la nuit sombre, comme transportée sur le dos du vent…