CHAPITRE II

Zacchary grimpa jusqu’au sommet de l’éboulis, se retournant de temps à autre avec impatience pour s’assurer que les filles suivaient bien. À mesure qu’ils avançaient au milieu de ce sinistre décor, elles semblaient de moins en moins enthousiastes à l’idée d’aller se perdre dans les ombres de ces murailles crevassées, d’autant qu’un vent glacial s’était levé. Aussi décida-t-il de ranimer un peu leur ardeur en les encourageant de la voix :

— Alors les fainéantes, faut que je vous donne la main ?

— Mais j’ai cassé un talon, Zac ! glapit la petite rouquine qui s’appelait Elsie.

Travers lui dévia un sourire faussement compréhensif.

— Y a plus longtemps à marcher, c’est juste là. Tu veux quand même pas qu’on s’arrête ici, en plein milieu ?

— Où ça, là ? intervint Chelsea d’une voix rogue. Où tu nous emmènes, Travers ? Qu’est-ce que t’as encore imaginé comme piège à cons ?

— L’immeuble, juste devant. On aura pas froid.

— Pas froid pourquoi, exactement ?

— Attends, tu verras, cocotte.

— Je suis pas ta cocotte. Garde tes salades pas fraîches pour les autres. J’ai vachement envie de retourner à la voiture. Qu’est-ce qu’il te racontait le clodo, tout à l’heure ? Il avait l’air de te mettre en garde contre quelque chose…

— Fais pas chier, Chel, quoi. Il était complètement bourré et il essayait de me foutre les jetons. Je lui ai vite fermé son clapet. Je connais ce coin. J’y suis déjà venu avec des potes. Tu vas voir, ça vaut le détour.

— Mais merde, on était pas mieux dans la voiture, franchement ? insista l’adolescente.

— Non, on était pas mieux, répliqua sèchement Travers en cherchant appui du regard auprès d’Elsie.

Celle-ci répondit par un demi-sourire complice et une lueur d’excitation passa dans ses yeux noisette. Elle passa son bras sous celui de sa copine récalcitrante.

— Allez, Chel, tu vas pas nous lâcher maintenant. C’est juste une virée sympa.

— Ne me prends pas pour une conne. Je sais bien ce qu’il a dans la tête, ton mec… Moi, je n’ai pas envie d’aller me geler le cul dans cette baraque. Regarde un peu la gueule, ça doit être plein de rats. Qu’est-ce que vous pouvez bien trouver d’excitant à aller vous balader là-dedans ?

— Justement, ça fout la trouille. C’est pas chouette d’avoir un peu la trouille ? Allez, Chel, viens, on restera pas longtemps, tu verras…

La grande brune se laissa convaincre. Elsie décocha un clin d’œil à Zacchary, lui laissant entrevoir l’issue favorable de leur projet. Le garçon soupira. Il n’avait pas envie de rater sa soirée, après tout le mal qu’il s’était donné. Elsie était décidément une chic fille, prête à tout pour le rendre heureux. Elle venait juste d’avoir seize ans. Elle avait un petit corps frais et terriblement exigeant, parsemé de taches de rousseur partout, partout. Il était son premier flirt poussé et elle lui vouait une admiration sans limites. Elle le suivait partout, acceptant d’avance toutes ses fantaisies, toutes ses lubies. Ses parents la croyaient au cinéma, à grignoter du pop-corn. Les braves gens. Ils devaient être bien loin de s’imaginer à quelles perversités elle était capable de s’adonner malgré son jeune âge. Zacchary n’était pas loin de penser qu’il avait déniché la meilleure affaire de tout le campus.

Le cas de Chelsea était légèrement différent. D’abord elle était plus âgée d’un an, et aussi brune qu’Elsie était rousse. Son corps était mieux formé, plus longiligne que celui de sa camarade. De plus, elle arborait en permanence une moue boudeuse soulignée au rouge vif qui faisait fantasmer Zacchary au plus haut degré. Elle avait l’habitude de fricoter avec des garçons beaucoup plus vieux qu’elle. Par bonheur, Elsie la connaissait bien. Il n’avait finalement pas été trop difficile de la convaincre de les accompagner au snack de Charlton Street, ce soir. Elle n’avait pour ainsi dire pas d’humour, mais ce n’était qu’un détail. Elle aimait la bière et le crack, et Zacchary avait joué sur ce goût immodéré pour gagner ses faveurs. Malheureusement, il avait vu fondre ses économies avant qu’elle ne soit parvenue au stade d’abandon désiré. Vexé, il avait donc décidé de précipiter un peu les choses. Elsie, qu’aucune expérience originale ne rebutait, s’était montrée d’une parfaite connivence. Brave petite.

Travers poussa ses deux compagnes devant lui, en direction de l’échelle d’incendie rouillée qui battait de façon lugubre contre la paroi noircie.

— Quoi ! protesta à nouveau Chelsea. Tu veux nous faire grimper par là ? Mais t’es pas un peu chié, non ? T’as vu l’état des barreaux ? On va se péter la gueule dès qu’…

— L’escalier est pourri à l’intérieur, expliqua Travers. Mais le dernier étage est en parfait état. On pourrait y squatter, si on voulait.

— Jusqu’au dernier étage, en plus ? Non, vraiment, tu t’imagines que je suis assez noire pour vous suivre dans vos conneries…

— T’as les jetons, Chel, c’est tout, la taquina gentiment Elsie en se dessinant une moustache avec l’une de ses longues tresses.

— Allez, merde, magnez-vous, quoi. On va pas y passer la nuit.

Chelsea jeta un coup d’œil dubitatif à l’impressionnante masse noire de l’immeuble désaffecté, qui semblait devoir vaciller sur ces fondations au premier coup de vent. Elle n’était pas rassurée. Il faisait vraiment noir, tellement noir qu’elle avait peine à distinguer le visage de ses compagnons. Ce n’est pas que l’expérience, au fond, lui déplaisait. Elle n’était pas assez cloche pour ignorer le petit jeu auquel ces deux-là se livraient à son égard. Mais c’était l’endroit qu’elle jugeait inapproprié. Elle avait l’alcool triste, ce soir. De temps à autre, ça lui arrivait.

Elle croisa le regard suppliant d’Elsie.

— Bon, vous l’aurez voulu, bande de tarés, abdiqua-t-elle en se cramponnant aux premiers échelons. Et toi, touche pas mon cul !

Elsie partit d’un petit rire et grimpa à sa suite.

— Moi, tu peux, souffla-t-elle à Zacchary au passage.

— J’espère bien, ma cochonne ! répliqua-t-il en la poussant à deux mains.

Il attendit que les filles soient à mi-parcours pour s’élancer à son tour, et faire ainsi valoir son agilité musculaire. L’échelle grinça dangereusement sous son poids, et tout en haut, Chelsea jura quelque chose qu’il devina à défaut d’entendre. Ce n’était pas le moment d’intimider la volaille. Il mit un frein à ses velléités acrobatiques et les rejoignit alors qu’elles venaient d’atteindre l’ultime palier de l’escalier branlant.

— C’est la fenêtre à gauche, celle qui est cassée…

— Mais on y voit que dalle…

— J’ai ce qu’il faut.

Le jeune homme tira une lampe torche de sa ceinture et désigna l’intérieur d’un appartement encombré de poutres et de détritus divers. Une vague odeur de moisi se mêlait au relent des poubelles bondées qui montait de la ruelle. Quelque part résonnait le goutte à goutte obsédant d’une canalisation moribonde.

— Tu parles d’un palace ! soupira Chelsea. Et ça pue ! Oh ! la, qu’est-ce que ça pue ! C’est ta cabane à préservatifs, Zac, non ?

— Très fin. Attends de voir. Personne pour nous faire chier. Même les flics ne viennent jamais ici. Au moins vingt ans que tout ça aurait dû être détruit. Mais la mairie attend que le prix des terrains tombe en dessous de zéro pour s’en emparer à l’œil. Regarde un peu, le plancher est encore bon. Et…

— Mais pour la vue, c’est limité.

— Les choses intéressantes à admirer sont à l’intérieur, hein, Elsie ?

Il les guida dans un couloir délabré, jusqu’à une seconde pièce à peine moins sinistrée que la première. Mais ici, quelques meubles s’articulaient autour d’un grand lit recouvert d’un drap maculé. Il posa sa lampe sur un guéridon et attira vivement Elsie contre lui. Il n’en pouvait plus d’attendre. Il avait rêvé de ce moment pendant toute la semaine.

Chelsea croisa les bras en maugréant.

— Ouais, je m’en doutais un peu… Tu bandais tellement, mon pauvre Zac, que ta fermeture Éclair allait exploser. Bon, vous me direz quand vous aurez terminé. Moi je vais m’en rouler une…

— Fais pas la gueule, Chel, viens t’amuser avec nous, plaida Elsie en se retournant. Juste une fois. On a envie que ça soit avec toi. Allez, merde, ne te fais pas prier. Tu t’es toujours vantée de pouvoir le faire à trois, alors faut savoir !

Zacchary la fit rouler sur le lit et se souda à elle.

Chel resta sans réaction.

— Il fait froid, merde, lança-t-elle en frissonnant.

— Viens te réchauffer, eh, pomme !

Elle haussa les épaules.

— Laisse tomber, c’est une pisseuse, décréta Zac. On est aussi bien tous les deux, va !

— Zac, arrête, Zac, minauda Elsie en feignant de résister. Pas comme ça, non.

Chel froissa la cigarette qu’elle avait coincée entre ses lèvres. Mécontente. Ce n’est pas l’expérience du triolisme qui la rebutait. Elle en avait tenté bien d’autres dont elle n’avait jamais parlé, même à cette gamine d’Elsie. Mais elle ne se sentait décidément pas en forme ce soir. Elle avait un poids sur la poitrine. Elle ne savait pas depuis quand. Cet infâme winnos qu’elle avait vu parler à Zac, tout à l’heure. Il lui avait fait peur. Elle se demanda s’il ne les avait pas suivis pour les épier… ou pire…

Elle regarda vers le lit.

Elsie avait relevé sa jupe et écarté outrageusement les jambes, accueillant Zacchary avec de petits cris excités. Rien ne semblait devoir la dégoûter, même l’hypothèse que ce lit sale et cette chambre humide avaient dû voir défiler pas mal de couples. Elle s’adossa au mur moisi, s’efforçant de n’accorder aucun intérêt à leurs ébats débridés. Il lui sembla soudain qu’aux soupirs extasiés d’Elsie venait de se mêler quelque chose d’autre, une étrange rumeur, issue des profondeurs mêmes du vieil immeuble.

— Chel, appela Zacchary, Chel, viens, j’ai besoin de ton cul, j’t’en prie, viens…

— Chhttt ! Ta gueule.

— Allez, Chel, tu verras, ce sera bon. Ne me dis pas que c’est la première fois, hein ?

— Mais est-ce que tu vas la fermer, une minute ? On n’est pas seuls, connard. On n’est pas seuls, je te dis. On dirait… on dirait des chants, tu n’entends pas ?

— Mais tu racontes n’importe quoi, viens…

— Mais merde, écoute au moins…

— Tu es vraiment… la reine des connes ! lâcha Zacchary en même temps qu’il s’épanchait avec un grand râle.

Plutôt satisfait, il donna une petite claque sur le postérieur d’Elsie, histoire de la féliciter pour son aimable concours. Mais il n’obtint d’elle aucune réaction. Ses traits s’étaient soudain figés.

— Elle a raison, murmura-t-elle. Moi aussi j’entends quelque chose. Il y a des gens qui chantent quelque part. En dessous…