CHAPITRE IX
Enroulés dans leur duvet de fortune, les deux jeunes Noirs se dressèrent brusquement sur leur séant. La porte d’entrée, qu’ils avaient pourtant barricadée avec soin, venait de s’ouvrir à toute volée. Encore mal réveillés, ils cherchèrent instinctivement de quoi se défendre, supposant l’agression d’une bande de squatters. Le plus grand des deux dégaina un couteau de chasse et tomba machinalement en garde, fléchi sur ses jambes. Plus prudent, son compagnon décrivit une prudente manœuvre de repli vers le fond de la pièce. Il clignait des yeux telle une chouette éberluée tombée de sa branche, s’efforçant de chasser l’effet anesthésiant des narcotiques avalés la veille.
Le vieil appartement délabré résonna d’un pas ferme et décidé qui éveillait d’étranges échos…
Les deux squatters se rapprochèrent l’un de l’autre, une inquiétude soudaine vissée au creux de l’estomac. L’intrus était seul, mais cela ne fut pas suffisant pour les rassurer. Celui qui tenait le couteau avait la gorge sèche. Pas question de se laisser déloger. Ils avaient mis du temps avant de découvrir ce loft inhabité, au dernier étage d’un immeuble ancien de Montague Street, à deux pas du fleuve.
Une longue silhouette très maigre émergea soudain dans la demi-clarté filtrant des stores ; elle évoquait un grand rapace au teint livide. Son aspect sale et dépenaillé n’enlevait rien à la menace suspendue dans son regard trop clair. Il ignora délibérément la présence des deux pensionnaires illégaux pour examiner avec une acuité investigatrice la porte du fond – une porte basse, renfoncée dans le mur, et ornée d’un grand anneau de fer noir. La tenture qui la protégeait autrefois des regards avait été arrachée, mais de toute évidence personne n’avait réussi à aller plus loin. Les scellés étaient intacts.
Le grand au couteau finit par retrouver l’usage de la parole et s’avança d’un pas.
— Dis, mes couilles, la place est prise, t’as pas vu ? Tire-toi vite fait, et en douceur…
L’étrange visiteur ne tint aucun compte de l’avertissement, tout au soulagement qu’il paraissait éprouver. Le sanctuaire était tel qu’il l’avait laissé. Un vague sourire berça ses lèvres minces, presque inexistantes.
— Eh ! connard, t’as pas entendu ? T’es sur une propriété privée. Fous le camp ou je te plante !
Négligeant la menace du couteau, l’homme s’avança à grandes enjambées en direction de la porte secrète. Le jeune Noir décida qu’il ne pouvait laisser ainsi bafouer son autorité. Il lui barra la route, et d’un mouvement souple, se fendit pour toucher l’intrus au flanc. Mais la lame n’atteignit jamais son but. L’homme s’écarta d’un millimètre, avec une promptitude telle qu’il semblait n’avoir pas bougé. Il enserra au passage le poignet de son adversaire et lui imprima une torsion qui le fit gémir de douleur. L’arme glissa sur le sol avec un bruit sourd…
Profitant de son avantage, le géant souleva de terre son jeune adversaire par le col de sa chemise et le plaqua brutalement contre le mur, lui coupant net la respiration. Simultanément, il pointa un index dissuasif vers l’acolyte qui faisait mine de venir à la rescousse.
— Si tu bouges un cheveu, petit, je te balance par la fenêtre.
Il parlait calmement. Sans haine. Sans amabilité non plus.
L’adolescent se figea aussitôt.
Un éclat sombre dansait maintenant dans le regard de l’inconnu qui ne laissait planer aucun doute sur sa détermination à mettre ses menaces à exécution. Il fixa le grand, dont les pieds battaient dans le vide à trente centimètres du sol, un méchant sourire sur les lèvres.
— Je m’appelle Graymes. Docteur Ben Graymes, murmura-t-il. Tu as tout à fait raison, mon jeune ami. Ceci est une propriété privée. MA propriété privée. Et je te donne une minute pour effacer ta viande de mon collimateur. Vu ?
Le visage du squatter prit une vilaine teinte cireuse. Il signifia par un hochement de tête qu’il avait parfaitement reçu le message. Graymes le ramena doucement sur terre. Dès que l’autre sentit la terrible poigne se relâcher, il se hâta de rouler son maigre couchage, imité par son compagnon. En un clin d’œil, la place fut abandonnée.
Graymes eut un petit rire sec.
L’intermède ne lui avait pas déplu.
Il se mit en devoir d’inspecter son repaire.
À l’exception de la crasse, des graffiti et des détériorations que plusieurs années d’abandon et quelques squatters peu scrupuleux avaient inévitablement entraînés, l’appartement avait gardé intact son cachet d’ancien atelier de peintre. La grande baie vitrée, opacifiée par la poussière, ouvrait toujours sur l’East River. La vue y était imprenable sur le trafic fluvial et l’agitation des docks. Graymes s’y tint un moment, respirant les relents musqués exhalés par l’eau trouble. Il devait bien se l’avouer : tout cela lui avait manqué. Terriblement manqué.
Son regard fut à nouveau attiré vers la porte basse. Une légère appréhension lui serra la gorge. Il devrait rentrer là. C’était là qu’attendait son ancienne dépouille, l’essence de ce qu’il avait été par le passé. Il ne pouvait plus faire marche arrière à présent.
Il examina le chambranle avec précaution. De légères éraflures entaillaient le bois massif, témoignages des multiples tentatives qui avaient été faites pour pénétrer dans le sanctuaire. Par bonheur, aucune n’avait réussi. Le panneau avait résisté à tous les assauts et conservé son secret inviolé. Il détacha lui-même les scellés magiques, constituées de boucles de cheveux nouées en torsades. Il lança un coup d’œil par-dessus son épaule, comme pour bien s’assurer qu’il était seul. Puis il éleva la main en signe de commandement et prononça l’enchantement libérateur.
La porte pivota sur ses gonds sans un murmure.
Il resta de longues minutes sur le seuil du cabinet, à savourer l’odeur de vieux cuir et d’encens qui y flottait encore. C’était une pièce de dimensions modestes, endeuillée de draperies sombres. La lumière du jour ne pénétrait jamais ici. Des étagères chargées de grimoires montaient à l’assaut des murs, entrechoquant des ouvrages rares, étranges ou exotiques, dont la promiscuité avait parfois de quoi surprendre. De nombreux bibelots alternaient avec ces théories de cuir et de papyrus provenant des quatre coins du globe : étoffes, masques, amulettes anciennes, baguettes magiques, chacun recelant sans doute quelque légende trouble ou quelque malédiction oubliée. Seul confort notable, un misérable lit de camp aux draps jaunis et défaits, et cette table de travail en désordre, surmontée d’une lampe ancienne et griffue.
Graymes alluma la lumière.
Puis il s’accroupit et fit jouer un mécanisme dissimulé sous une latte de plancher, mettant à jour une cachette rectangulaire dont personne n’aurait pu soupçonner l’existence. Avec des gestes quasi sacerdotaux, il en retira un paquet oblong, soigneusement enveloppé dans un grand vêtement sombre, qu’il déposa devant lui. Lentement, il défit les attaches de cuir, dénudant une longue épée cruciforme gravée d’inscriptions qui s’enroulaient autour de sa lame étroite aux reflets bleutés. L’acier provenait d’un alliage complexe, dont la formule secrète datait des temps avant les temps, et dont le savoir humain avait perdu toute trace.
Au contact de la main amie, Shör-Gavan inonda la pièce d’une clarté resplendissante. Graymes la brandit devant lui, laissant cette chaleur bien connue l’envahir tout entier. Pendant un long moment, il resta ainsi, agenouillé, bercé par l’écho de souvenirs anciens, souvenirs de guerres terribles et de merveilles sans nom. Puis il replaça sa vieille compagne dans sa cachette, partagé entre un sentiment de paix et d’amertume. Comment avait-il pu abandonner tout cela ? Comment avait-il pu courir le risque de voir des mains impies se l’approprier ? Tout ce à quoi il tenait sur terre était ici. Il se rendit compte à quel point il avait manqué à tous les préceptes. À quel point aussi sa détresse avait pu être infinie.
Il eut une pensée pour l’existence éprouvante mais sans entrave des bas-fonds qu’il abandonnait. Une pensée pour ces larves, ces égarés, ces ombres qui l’avaient peuplé durant toute cette période. Avec lesquels il avait partagé sa maigre pitance ou la chaleur de son corps. Il avait appartenu à cette étrange confrérie de déchets humains et en concevait rétrospectivement une singulière fierté.
Mais aujourd’hui, il revenait au monde.
Toutes ces années de retraite, d’éloignement solitaire, n’avaient en rien affecté son savoir. Mieux, elles n’avaient fait qu’aiguiser davantage ses facultés. Sa force grondait en lui, intacte.
Au fond de la cachette, il puisa encore un sac d’or. Des centaines de sacs semblables dormaient quelque part dans la ville, sous haute protection. Il y avait bien assez là pour remettre l’appartement en état. Il ressortit de son cabinet. Derrière lui, la porte se referma sans bruit.
Ses sens l’avertirent soudain d’une présence.
Il se figea, son terrible regard scrutant la semi-pénombre.
— Ce n’est que moi, Maître ! Hatto Goffon…
Graymes distingua la grotesque silhouette du visiteur, un homme court sur pattes – mais était-ce un homme ? – affublé d’un ventre tombant et d’une tête mal façonnée. Il affectait une attitude humble et craintive, mais dans son regard dansait une lueur sournoise. Graymes le toisa avec une fausse bienveillance.
— Les nouvelles vont vite, se borna-t-il à constater. Que veux-tu ?
— Maître, Hatto Goffon ne veut que votre bien et vous le savez. Il vous a souvent servi par le passé, souvenez-vous…
— Et trahi, aussi.
— Maître, les pactes nouent parfois des liens imprévisibles, répondit la créature en mêlant et démêlant ses doigts.
— Dis ce que tu as à dire et pars.
— Je suis venu vous prévenir d’un danger, Maître… Croyez bien que je suis très heureux de vous voir de retour, mais… que n’êtes-vous prudemment resté à l’écart ? Refaire surface justement lorsque votre ennemi damné prépare un grand maléfice… Quelle imprudence… Lui qui ne rêve que de vous dévorer le cœur…
— Comment sais-tu cela, vipère à deux pattes ?
— La nouvelle s’est répandue dans le demi-monde, répliqua Goffon sans s’offusquer apparemment du peu d’estime qu’il inspirait à son interlocuteur.
— Je vois.
Graymes resta un instant songeur.
— Maître, restez-vous longtemps ?
Graymes regarda le faciès vérolé levé vers lui avec une adoration feinte. Il aurait avec grand plaisir enfoncé son poing dans cette bouche tordue, éternellement béante, qui empestait le cul-de-basse-fosse. Mais ç’aurait été faire trop d’honneur à ce batracien. D’ailleurs, Hatto Goffon pouvait lui rendre encore quelques services, à défaut de lui vouer une fidélité inébranlable. Tout ce que le demi-monde savait, il le savait, et l’inverse était tout aussi vrai. En somme, il suffisait de le manipuler à bon escient.
— Mon voyage est terminé, dit-il. Le maléfice n’aura pas lieu. Fais-le savoir.
Feinte ou réelle, une expression de terreur ravagea les traits du messager. Mais il ne risqua aucune remarque et, baissant la tête, il tourna les talons et disparut.