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Récit de Néoptolème
Ils refermèrent la trappe bien avant l’aube et nous, qui toute notre vie avions connu l’obscurité des nuits, nous découvrîmes ce qu’elle était véritablement. Écarquillant les yeux, je m’efforçais d’y voir, sans pour autant réussir à distinguer quoi que ce soit. J’étais frappé de cécité. Tout était ténèbres, des ténèbres palpables, insupportables même. Cela n’allait durer qu’un jour et une nuit, pensais-je, si nous avions de la chance. Au moins un jour et une nuit à rester accroupis au même endroit, sans apercevoir le moindre rai de lumière, sans pouvoir d’après le soleil déterminer le moment de la journée. Chaque instant durait une éternité et nos oreilles devinrent si sensibles que la respiration des hommes était pareille au roulement lointain du tonnerre.
Mon bras effleura Ulysse ; je frémis malgré moi. Je me pinçais les narines pour ne pas sentir les relents de sueur, d’urine, d’excréments.
Je vais perdre la vue, pensai-je. Mes yeux reconnaîtront-ils la lumière, ou m’éblouira-t-elle au point de me livrer aux ténèbres pour le restant de mes jours ? J’étais tendu, la terreur rôdait autour de moi, étreignant cent des hommes les plus courageux qui fussent. La langue me collait au palais. Je cherchai l’outre d’eau, il me fallait à tout prix trouver une occupation.
De l’air passait, au travers d’un labyrinthe de trous minuscules ingénieusement percés dans le corps et la tête de l’animal, mais Ulysse nous avait avertis que la lumière ne filtrerait pas par ces trous quand il ferait jour à l’extérieur, car on les avait recouverts de plusieurs épaisseurs d’étoffe. Je finis par fermer les yeux. Les efforts que je faisais pour voir étaient si douloureux que j’en fus réellement soulagé et trouvai l’obscurité plus facile à supporter.
Ulysse et moi étions assis dos à dos. Pour me détendre, je m’appuyai sur lui ; j’évoquai toutes les femmes que j’avais connues et les passai en revue l’une après l’autre : il y avait les jolies et les laides, les petites et les grandes, la première et la dernière avec laquelle j’avais fait l’amour, celle que mon manque d’expérience avait fait pouffer de rire et celle qui, après une nuit entre mes bras, n’avait même plus la force de me faire les yeux doux. Je récapitulai ensuite toutes les chasses auxquelles j’avais participé, les bêtes que j’y avais tuées : lions, sangliers, cerfs ; les parties de pêche à la recherche d’orques, de léviathans et de gigantesques serpents de mer, alors que nous ne trouvions jamais que des thons et des loups. Je revécus mes périodes de préparation militaire avec les Myrmidons et les combats que j’avais livrés à leurs côtés. Je fis le compte des navires et des rois qui s’étaient embarqués pour Troie. Je me rappelai le nom de toutes les cités et de tous les villages de Thessalie. Je chantai dans ma tête les odes aux héros. Le temps passa, d’une façon ou d’une autre, mais avec quelle lenteur !
Le silence se fit plus profond encore. Je devais avoir dormi car je m’éveillai en sursaut, affolé. Ulysse avait posé sa main sur ma bouche. J’avais la tête sur ses genoux. J’écarquillai les yeux jusqu’à ce que je me rappelle pourquoi je ne voyais rien. J’avais senti quelque chose bouger, cela m’avait éveillé et, comme je reprenais mes esprits, le phénomène se reproduisit une légère secousse. Roulant sur le côté, je me redressai, cherchai à tâtons les mains d’Ulysse et les serrai très fort dans les miennes. Il pencha la tête et je pus lui parler à l’oreille.
— Est-ce qu’ils nous déplacent ?
— Bien sûr. Je n’ai pas douté un instant qu’ils le feraient. Ils ont gobé l’histoire de Sinon, j’en étais sûr et certain, chuchota-t-il.
Cet ébranlement soudain mit un terme à l’inertie causée par notre emprisonnement. Nous nous sentions bien mieux, plus gais, tandis que nous avancions cahin-caha. Tout en essayant de calculer notre vitesse, nous nous demandions quand nous atteindrions les murailles. Assurés que le grincement de la machine couvrirait nos voix, nous étions heureux de pouvoir discuter. Le vacarme que faisaient les roues en tournant nous indiquait que nous avancions.
Il nous fut facile de deviner quand nous atteignîmes la porte Scée. Le mouvement cessa pendant ce qui nous parut une éternité. En silence nous priâmes les dieux pour que les Troyens ne renoncent pas à leur entreprise et qu’ils aillent jusqu’à démolir la voûte au-dessus de la porte, ainsi qu’Ulysse nous l’avait affirmé. Puis, à nouveau, nous avançâmes. Un choc violent, comme si on écrasait quelque chose, nous jeta tous à terre. Nous restâmes allongés, immobiles, face contre le plancher.
— Les imbéciles ! s’exclama Ulysse d’une voix rageuse. Ils ont mal calculé.
Quatre nouvelles secousses et nous recommençâmes enfin à avancer. Le plancher s’inclina, Ulysse s’esclaffa.
— Nous gravissons la colline qui mène à la citadelle, dit-il. Ils nous escortent jusqu’au palais !
Puis le silence s’abattit de nouveau. La machine avait fait halte dans un épouvantable grincement. Il lui fallut du temps pour s’immobiliser et je me demandai quel était l’endroit précis où nous étions arrêtés. Le parfum de fleurs nous parvint. J’essayai de calculer le temps qu’il leur avait fallu pour haler le cheval jusqu’ici. En vain. Quand on ne voit ni soleil, ni étoiles, ni lune, on ne peut mesurer le temps. Ulysse et moi nous trouvions tout près de la trappe, tandis que Diomède avait été posté à l’autre extrémité pour maintenir l’ordre (nous avions reçu la consigne d’abattre aussitôt quiconque serait pris de panique) et je ne le regrettais pas. Ulysse, tel un roc, était inébranlable. Sa proximité m’apaisait.
Quand je pensais à mon père, le temps passait vite. Je me revoyais enfant, lui était alors un géant qui me dominait de toute sa hauteur, un dieu et un héros pour le petit garçon que j’étais. Il était si beau. Si étrange avec sa bouche sans lèvres. Je porte encore une cicatrice à l’endroit où j’avais essayé de me couper la lèvre pour lui ressembler davantage. Grand-père Pélée m’avait surpris et donné une bonne correction parce que j’avais commis un sacrilège. « On ne peut être quelqu’un d’autre, me dit-il. On est soi-même. Avec ou sans lèvres. » Comme j’avais prié pour que la guerre de Troie durât assez longtemps pour me permettre d’y participer et de combattre à ses côtés ! Dès que j’eus quatorze ans, je me considérai comme un homme et suppliai mes grands-pères Pélée et Lycomède de me laisser partir. Ils refusèrent.
Puis un jour, grand-père Pélée, pâle comme la mort, vint me voir dans mes appartements au palais d’Iolcos et me donna la permission d’embarquer. Il ne mentionna pas le message d’Ulysse disant que les jours d’Achille étaient comptés.
Jamais je n’oublierai l’ode que l’aède chanta pour Agamemnon et les rois. Debout sur le seuil, sans que personne ne m’eût remarqué, je buvais toutes ses paroles. L’aède avait décrit les hauts faits accomplis par Achille puis évoqué sa mort, le choix proposé par sa mère et qu’il ne considérait pas comme un véritable choix : vivre longtemps et demeurer inconnu ou mourir jeune et couvert de gloire. La mort ! Pour moi la mort ne pouvait l’atteindre, Nul ne pouvait l’abattre. Mais Achille était mortel, à présent il était mort. Avant même que j’aie pu le revoir et l’embrasser sans qu’on ait à me soulever du sol. J’avais presque sa taille maintenant.
Ulysse avait deviné bien plus de choses que n’importe qui et il me raconta tout ce qu’il savait ou soupçonnait. Il me parla de la machination, sans épargner personne – surtout pas lui-même – et m’expliqua pourquoi mon père s’était querellé avec Agamemnon et lui avait retiré son concours. Le cœur gros, je jurai à Ulysse de garder le secret. Je sentais au fond de moi que mon père souhaitait voir les choses en rester là.
Même dans l’obscurité, je me trouvais incapable de le pleurer. Mes yeux étaient secs. Pâris était déjà mort, mais si je tuais Priam pour venger Achille, peut-être verserais-je enfin des larmes.
Je sommeillais quand la trappe s’ouvrit et me réveilla. Ulysse bondit mais ne fut pas assez rapide. Un faisceau de lumière vive passa par un trou du plancher et des jambes serrées l’une contre l’autre apparurent en contre-jour. On entendit le bruit sourd d’une lutte, puis les deux jambes basculèrent. Un corps tomba dans le vide et atterrit avec un bruit mat. Quelqu’un n’avait pu supporter d’être emprisonné plus longtemps dans le ventre du cheval. Quand, de l’extérieur, Sinon tira le levier qui ouvrait la trappe, l’un de nous guettait, prêt à s’enfuir.
Ulysse, debout, déroula l’échelle de corde. Je m’approchai de lui. Nos armures empaquetées se trouvaient dans la tête du cheval et nous avions un ordre de sortie très strict ; en allant vers la trappe, chacun devait prendre le premier paquetage, qui contenait son armure.
— Je sais qui est tombé, me dit Ulysse. Je vais prendre mon armure et attendre que ce soit son tour pour retirer la sienne. Ainsi, les hommes qui viendront après lui auront aussi leur paquetage.
Je fus donc le premier à fouler la terre ferme, qui d’ailleurs n’était pas ferme du tout. C’était un tapis de fleurs d’automne au parfum entêtant.
Une fois que nous fûmes tous descendus, Ulysse et Diomède se dirigèrent vers Sinon pour l’étreindre. Le rusé Sinon, cousin d’Ulysse. Ne l’ayant pas vu avant d’entrer dans le cheval, je fus très surpris de son apparence. Rien d’étonnant à ce que les Troyens aient cru l’histoire qu’il leur avait servie ! Chétif, pitoyable, maculé de sang, crasseux. Jamais un esclave n’aurait été traité d’aussi abominable façon ; Ulysse me raconta plus tard que Sinon avait volontairement jeûné pendant deux lunes pour avoir l’air plus misérable encore.
Il arborait pour l’heure un radieux sourire.
— Priam a tout cru, dit-il, et les dieux nous ont été favorables. On ne pouvait souhaiter meilleur présage que celui qu’a envoyé Zeus : Laocoon et ses deux fils sont morts après avoir mis les pieds sur un nid de vipères.
— Les Troyens ont-ils laissé la porte Scée ouverte ? demanda Ulysse.
— Bien sûr. La cité est plongée dans un sommeil d’ivrogne. Ils ont vraiment bien fêté l’événement ! Une fois que le festin a commencé au palais, personne ne s’est plus souvenu de la pauvre victime du camp grec. Il m’a alors été facile de me rendre sur le promontoire au-dessus du cap Sigée et d’allumer le signal pour prévenir Agamemnon. On m’a répondu aussitôt du haut des collines de Ténédos. Il devrait à présent avoir atteint le cap Sigée.
— Félicitations, Sinon, dit Ulysse en le serrant à nouveau dans ses bras. Sois assuré d’une récompense.
— Je l’accepte volontiers. Mais tu sais, cousin, je crois que j’aurais agi de même sans récompense.
Ulysse envoya une cinquantaine d’entre nous s’assurer que les Troyens ne fermeraient pas la porte Scée avant l’arrivée d’Agamemnon. Les autres restèrent sur le pied de guerre et regardèrent des lueurs roses et dorées colorer le ciel au-dessus du mur qui entourait la grande cour ; ils respiraient à pleins poumons l’air du matin et le parfum des fleurs.
— Qui est tombé du cheval ? demandai-je à Ulysse.
— Échion, le fils de Porthée, répondit-il sèchement, l’esprit ailleurs. Agamemnon, Agamemnon, où es-tu donc passé ? continua Ulysse à voix haute. Tu devrais déjà être là !
Une trompe retentit au moment même. Agamemnon se trouvait à la porte Scée. Nous pouvions agir. Nous nous divisâmes en deux groupes. Ulysse, Diomède, Ménélas, Automédon et moi-même ainsi que quelques autres nous dirigeâmes à pas de loup vers la colonnade, puis nous empruntâmes un grand couloir qui menait à l’aile du palais réservée à Priam. Là, Ulysse, Ménélas et Diomède me quittèrent pour prendre un petit corridor qui, à travers le labyrinthe, conduisait aux appartements d’Hélène et de Déiphobos.
Un long cri strident déchira le silence qui régnait sur Troie. Tout le monde se précipita dans les couloirs, des hommes encore nus, à peine sortis du lit, épée à la main, abrutis du vin bu la veille. Cela nous permit de prendre tout notre temps, d’esquiver les coups qu’ils nous portaient maladroitement avant de les massacrer. Les femmes hurlaient tandis que nous glissions sur le dallage de marbre couvert de sang. Rares étaient ceux qui comprenaient ce qui se passait.
Poussé par une rage sanguinaire, je n’épargnai personne. À mesure que les gardes arrivaient, la résistance se durcit ; on se battit avec acharnement, comme sur un véritable champ de bataille. Les femmes contribuèrent à répandre la panique et la confusion et empêchèrent malgré elles les défenseurs de la citadelle de manœuvrer. D’autres Grecs me suivaient. Ils firent un véritable carnage. Je n’intervenais pas. Moi, c’était Priam que je voulais à tout prix. À mes yeux, seul Priam pouvait payer pour Achille, mon père.
Les Troyens aimaient bien leur vieux roi stupide. Ceux qui s’étaient réveillés l’esprit clair avaient revêtu leur armure et couru par des chemins détournés à seule fin de le protéger. Une rangée d’hommes en armes me barrait le passage, leurs lances pointées en avant. Automédon et quelques autres me rejoignirent. Je restai immobile un instant à réfléchir, puis plaçai mon bouclier devant moi et regardai par-dessus mon épaule.
— Allons-y !
Je bondis en avant, si vite que l’homme en face de moi s’écarta instinctivement, disloquant le front. Me servant de mon bouclier comme d’un bélier, je fonçai sur eux par le travers. Impossible de résister à un tel impact, leurs lances étaient bien inutiles. Je fis tournoyer ma hache ; un homme perdit un bras, un autre la moitié de la poitrine, un troisième le sommet du crâne. C’était comme si j’abattais de jeunes arbres. J’étais si grand et visais si bien qu’aucun ne me résista. Je les taillai tous en pièces.
Couvert de sang, j’enjambai leurs cadavres et me retrouvai sous une colonnade entourant une petite cour. Au milieu se dressait un autel sur une plate-forme, à l’ombre d’un grand laurier feuillu.
Priam, roi de Troie, était recroquevillé sur la marche du haut. Son corps décharné était enveloppé d’une robe de chambre en lin, la lumière tamisée donnait à sa barbe et à sa chevelure blanches des reflets d’argent.
Ma hache à mon côté, je lui criai :
— Prends une épée et meurs en roi, Priam !
Mais, le regard vague, il fixait quelque chose au loin, ses yeux chassieux emplis de larmes. L’air était alourdi du vacarme de la mort et des destructions et déjà la fumée obscurcissait le ciel. Troie agonisait, autour d’un roi au bord de la démence. Sans doute ne se rendit-il jamais compte que nous étions sortis du cheval. Le dieu lui épargna cette douleur. Tout ce qu’il comprenait, c’est qu’il n’avait plus aucune raison de vivre.
Une vieille toute voûtée, assise près de lui, se cramponnait à son bras ; la bouche ouverte, elle poussait des hurlements qui n’avaient rien d’humain. Face à l’autel, une jeune femme aux cheveux noirs bouclés me tournait le dos. La tête penchée en arrière, elle priait.
D’autres hommes arrivèrent pour défendre Priam, je les accueillis avec mépris ; certains portaient les insignes des fils de Priam, ce qui m’excita davantage. Je les tuai jusqu’à ce qu’il n’en restât plus qu’un, un adolescent. Ilios, peut-être ? Peu importait qui il était. Quand il essaya de m’attaquer, je lui arrachai son épée sans peine, puis saisis ses longs cheveux dénoués de la main gauche, après avoir posé mon bouclier. Il se débattit, martela de ses poings mes cnémides quand je le renversai sur le dos et le traînai jusqu’au pied de l’autel. Priam et Hécube s’accrochaient l’un à l’autre ; la jeune femme ne se retourna pas.
— Voici ton dernier fils, Priam ! Regarde-le mourir !
Je mis mon talon sur la poitrine du jeune homme, le soulevai par les épaules, puis lui fracassai le crâne du plat de ma hache. Priam sembla me remarquer pour la première fois et se leva d’un bond. Tout en regardant son dernier fils, il essaya de saisir une lance posée contre l’autel. Sa femme tenta de l’en empêcher, hurlant comme une louve.
Mais il ne parvint même pas à gravir les marches. Il trébucha et s’écroula à mes pieds, le visage entre les bras. Son cou s’offrait à ma hache, la vieille lui étreignait les cuisses, la jeune femme qui s’était enfin retournée le regardait, pleine de compassion. Je levai ma hache. Je calculai mon geste pour frapper au bon endroit. La lame s’abattit en décrivant une courbe magnifique. En ce moment d’exaltation, j’eus l’impression d’être le prêtre qui sommeille dans le cœur des hommes destinés à devenir rois. La hache de mon père accomplit sa besogne à la perfection. Une large entaille apparut dans le cou de Priam, sous ses cheveux gris argent. La lame rencontra alors la pierre et la tête sauta en l’air. Troie était morte. Son roi était mort comme mouraient les rois au temps de l’ancienne religion, la tête tranchée. Quand je me retournai, il n’y avait plus que des Grecs dans la cour d’Apollon.
— Trouve une salle que tu puisses fermer à clef, ordonnai-je à Automédon, puis reviens ici et conduis-y les deux femmes.
Je gravis les marches de l’autel et m’adressai à la jeune femme d’une grande beauté.
— Ton roi est mort et désormais tu m’appartiens. Qui es-tu ?
— Andromaque de Cilicie, la veuve d’Hector, répondit-elle d’une voix ferme. Laisse-moi voir mon fils.
— Il ne saurait en être question, répliquai-je en secouant la tête.
— Je t’en prie, insista-t-elle, d’une voix posée.
Ma colère tomba. J’eus pitié d’elle. Agamemnon ne permettrait pas au garçon de vivre. Il avait donné l’ordre d’exterminer la maison de Priam tout entière. Automédon revint. On emmena les deux femmes.
Je quittai la cour et explorai le dédale des couloirs, ouvrant chaque porte et jetant un coup d’œil dans chaque pièce pour voir s’il restait des Troyens à tuer. Mais je n’en avais trouvé aucun lorsque j’atteignis le périmètre extérieur.
J’ouvris une dernière porte : un homme de forte carrure, couché sur un lit, était profondément endormi. J’entrai à pas feutrés, me penchai vers lui en tenant ma hache près de son cou, puis le secouai violemment par l’épaule. De toute évidence encore ivre, il gémit, puis reprit soudain vie quand il aperçut un homme qui portait l’armure d’Achille. La proximité de la hache l’empêcha de bondir pour saisir son épée. Il me lança un regard furieux.
— Qui es-tu ? demandai-je en souriant.
— Énée de Dardanie.
— Eh bien ! Tu es mon prisonnier, Énée. Je suis Néoptolème.
Une lueur d’espoir illumina ses yeux.
— Alors, tu ne vas pas me tuer ?
— Pourquoi le ferais-je ? Tu es simplement mon prisonnier. Si les Dardaniens t’estiment assez pour payer la rançon exorbitante que je me ferai fort d’exiger d’eux, tu seras libre. C’est une récompense, car tu t’es parfois montré généreux à notre égard dans la bataille.
La joie explosa sur son visage.
— Alors je serai roi de Troie !
— Quand ta rançon sera payée, Énée, il n’y aura plus de Troie à gouverner. Nous allons raser la cité et vendre ses habitants comme esclaves. Tu n’auras rien de mieux à faire qu’émigrer. Debout ! ajoutai-je en posant ma hache, tu vas me suivre, nu et enchaîné.
Il gronda, mais s’exécuta sans faire plus d’histoires.
Un Myrmidon amena mon char, qu’il avait conduit dans les rues ravagées par l’incendie. Je sortis les deux femmes de leur prison et les attachai avec des cordes. Énée me tendit spontanément ses poignets. Je dis à Automédon de sortir de la citadelle et de nous emmener à la place Scée. La mise à sac de la cité était en cours, ce n’était pas là une tâche pour le fils d’Achille. Un soldat attacha le corps décapité de Priam à mon char. La tête était plantée sur la Vieille Pélion. Ses cheveux et sa barbe étaient ensanglantés. Ses yeux grands ouverts, emplis d’horreur et de désespoir, regardaient sans les voir les maisons en feu et les cadavres mutilés. De jeunes enfants appelaient en vain leur mère, des femmes couraient, comme folles, à la recherche de leurs bébés ou fuyaient les soldats qui ne cherchaient qu’à violer et à tuer.
Il n’était pas question de les en empêcher. En ce jour de triomphe, ils donnaient enfin libre cours à dix ans de rancœur : exilés, loin du foyer, ils avaient perdu nombre de camarades, leurs femmes avaient dû leur être infidèles ; ils haïssaient tout ce qui était troyen. Pareils à des bêtes sauvages, ils rôdaient dans les ruelles enfumées. Je ne perçus pas le moindre signe de la présence d’Agamemnon. Peut-être me hâtai-je de quitter la cité parce que je répugnai à le rencontrer en ce jour d’annihilation totale. C’était sa victoire.
Non loin de la citadelle, Ulysse surgit d’une ruelle.
— Tu pars déjà, Néoptolème ?
— Oui, j’ai hâte de m’en aller. Maintenant que ma colère est apaisée, tout cela m’écœure.
— Alors tu as trouvé Priam. Et tu as capturé Énée vivant. Il a dû te donner du fil à retordre.
Je jetai au Dardanien un coup d’œil méprisant.
— Il a dormi comme un bébé pendant toute l’attaque. Je l’ai trouvé nu comme un ver sur son lit, en train de ronfler.
Ulysse éclata de rire. Énée, fou de rage, se crispa. Il était bien trop fier pour supporter la moindre raillerie. Il comprenait à présent ce que signifiait la captivité : les insultes, les moqueries, les éclats de rire quand on raconterait une fois de plus comment on l’avait trouvé ivre mort alors que tout le monde se battait.
Je détachai la vieille Hécube et la poussai en avant. Elle hurlait. Je mis alors l’extrémité de sa corde dans la main d’Ulysse.
— Un présent pour toi. Tu sais qu’il s’agit d’Hécube, bien entendu. Emmène-la et offre-la à Pénélope comme esclave. Ce sera une gloire supplémentaire pour ton îlot rocheux.
Il cligna des yeux, surpris.
— Je n’en vois pas la nécessité, Néoptolème.
— Je veux que tu l’emmènes, Ulysse. Si j’essayais de la garder, Agamemnon me la prendrait. Mais il n’osera pas te la réclamer. Il convient qu’une autre maison que celle d’Atrée s’enorgueillisse d’une prise troyenne de haut rang.
— Et la jeune femme ? Tu sais que c’est Andromaque ?
— Oui, elle m’appartient de droit. Elle voulait voir son fils, lui chuchotai-je à l’oreille, mais je savais que c’était impossible. Qu’est-il advenu du fils d’Hector ?
— Astyanax est mort. On ne pouvait le laisser en vie. Je l’ai moi-même précipité du haut de la tour de la citadelle. Fils, petits-fils, arrière-petits-fils, tous sont condamnés.
Je changeai de sujet.
— As-tu trouvé Hélène ?
— Oui, naturellement, s’esclaffa-t-il.
— Comment est-elle morte ?
— Hélène ? Morte ? Hélène ? Mon cher, elle est née pour atteindre un âge avancé et mourir en paix dans son lit, pleurée par ses enfants et ses esclaves. Que Ménélas tue Hélène, ou qu’il laisse Agamemnon donner l’ordre de la mettre à mort, c’est inimaginable. Il l’aime bien davantage qu’il ne s’aime lui-même.
Quand nous sommes arrivés dans ses appartements, elle était entourée d’une petite garde. Déiphobos était prêt à tuer le premier Grec qu’il apercevrait. Tel un taureau en furie, Ménélas s’est battu contre chaque Troyen. Diomède et moi étions de simples spectateurs. Il a fini par tous les tuer, sauf Déiphobos. Les deux adversaires s’apprêtaient à se battre en duel. Hélène attendait debout, tête droite, poitrine en avant, ses yeux étincelants comme des soleils verts. Aussi resplendissante qu’Aphrodite ! Néoptolème, je t’assure que personne au monde ne rivalisera jamais avec elle ! Le duel n’a pas eu lieu. Hélène s’est avancée et a planté un poignard entre les omoplates de Déiphobos. Puis elle s’est jetée à genoux, les seins pointés en avant. « Tue-moi, Ménélas ! Tue-moi ! s’est-elle écriée. Je ne mérite pas de vivre ! Tue-moi, tout de suite. »
Naturellement il n’en a rien fait. Il a jeté un coup d’œil à ses seins et le tour était joué. Ils sont sortis ensemble de la pièce sans même regarder de notre côté.
— Ah, l’ironie du destin ! Quand on pense que, pendant dix ans, vous vous êtes battus pour voir mourir Hélène ! Et voilà que maintenant elle rentre chez elle à Amyclées, libre, et toujours reine !
— Ma foi, on ne sait jamais où et quand la mort frappe, remarqua Ulysse.
Il était voûté et paraissait son âge, quarante ans, ce que je remarquai pour la première fois. Les ans et l’exil lui pesaient ; malgré son goût pour les machinations, il aspirait à rentrer chez lui. Il me salua et s’éloigna avec Hécube qui hurlait toujours, puis disparut dans une ruelle. Je fis signe à Automédon et nous poursuivîmes notre route en direction de la porte Scée.
Les chevaux descendirent lentement la route qui menait à la plage. Énée et Andromaque marchaient derrière, le cadavre de Priam bringuebalant entre eux sur le sol. Arrivé au camp, je dépassai le quartier des Myrmidons, traversai à gué le Scamandre et pris le chemin qui menait aux tombeaux.
Quand les chevaux ne purent aller plus loin, je détachai Priam, enroulai l’extrémité de sa robe autour de mon poignet et le traînai jusqu’à l’endroit où reposait mon père. Je fis prendre à Priam la posture d’un suppliant agenouillé, enfonçai en terre la poignée de la Vieille Pélion puis entassai des pierres à sa base. Alors je me retournai pour contempler Troie dans la plaine ; les maisons crachaient des flammes qui montaient vers le ciel obscurci, la porte Scée était grande ouverte, pareille à la bouche d’un mort quand son ombre a gagné l’immense empire souterrain. Et puis, enfin, je pleurai Achille.
J’essayai de l’imaginer tel qu’il avait été à Troie, mais il y avait trop de sang, la mort rôdait. Un souvenir finit par émerger : mon père sortait du bain, son corps couvert d’huile luisait, ses yeux dorés brillaient, car il me regardait, moi, son petit garçon.
Peu m’importait qu’on me vît pleurer. Je regagnai mon char et pris place aux côtés d’Automédon.
— Retourne vers les navires, toi, l’ami de mon père. Nous rentrons chez nous.
— Chez nous ! répéta dans un soupir le fidèle Automédon qui avait embarqué à Aulis avec Achille. Chez nous…
Troie brûlait dans notre dos, mais nous ne voyions que les rayons du soleil qui dansaient sur la mer, nous invitant à prendre le chemin du retour.