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Récit d’Achille
La Dardanie était beaucoup plus proche d’Assos que n’importe quelle autre nation d’Asie Mineure, mais je n’avais jusqu’à présent jamais voulu l’attaquer, et ce pour plusieurs raisons ; ce n’était pas un territoire en bord de mer et il avait une frontière commune avec Troie. La dernière raison était plus subtile : je voulais donner aux Dardaniens l’illusion qu’ils étaient en sécurité, leur faire croire que leur éloignement de la mer les rendait invulnérables.
Tout cela allait à présent changer ; l’invasion de la Dardanie était imminente. Au lieu du long voyage en mer habituel, j’entraînai mes troupes pour qu’elles puissent effectuer une marche longue et difficile. Si Énée s’attendait à une attaque, il supposerait que nous contournerions la péninsule et débarquerions sur la plage en face de l’île de Lesbos ; de là jusqu’à Lyrnessos il n’y a que six lieues. Mais j’avais l’intention de gagner directement Lyrnessos, par l’intérieur : il nous faudrait parcourir près de quarante lieues à travers une région sauvage, avant de redescendre dans la vallée fertile où se trouvait Lyrnessos.
Ulysse m’avait procuré des éclaireurs bien entraînés pour reconnaître le parcours. D’après eux, la région était très boisée, les fermes y étaient rares et la saison trop avancée pour rencontrer le moindre berger. Nous sortîmes fourrures et grosses bottes car le mont Ida était déjà couvert de neige jusqu’à mi-pente et il n’était pas exclu que nous ayons à affronter le blizzard. Nous pourrions progresser de deux lieues par jour ; en moins de vingt jours nous devrions ainsi arriver en vue de notre objectif. Mon amiral, le vieux Phénix, avait reçu l’ordre de mener sa flotte dans le port désert d’Andramyttios au quinzième de ces vingt jours. Nul danger qu’il rencontrât la moindre opposition. J’avais brûlé Andramyttios pour la seconde fois au début de l’année.
Nous marchions en silence et les jours passaient sans incidents. Aucun berger ne s’étant attardé dans les collines couvertes de neige, nul ne put se précipiter à Lyrnessos pour y donner l’alarme. Le trajet se révélait plus facile que prévu. Nous arrivâmes donc le seizième jour à faible distance de la cité. J’ordonnai de faire halte et interdis d’allumer le moindre feu avant que j’aie pu m’assurer si nous avions été découverts.
J’avais l’habitude d’accomplir moi-même cette ultime investigation. Je partis donc seul à pied, malgré les protestations de Patrocle, qui me faisait parfois penser à une mère poule. Pourquoi donc l’amour rend-il si possessif et restreint-il si considérablement la liberté ?
Après avoir parcouru environ une lieue, je grimpai au sommet d’une colline et vis Lyrnessos à mes pieds ; elle avait de solides remparts et une haute citadelle. Je l’étudiai pendant quelque temps, combinant mes observations avec ce que m’avaient rapporté les éclaireurs d’Ulysse. Non, elle ne serait pas facile à prendre d’assaut.
Je ne pus résister à l’envie de descendre un peu sur la pente, heureux de me trouver à l’abri du vent et de fouler un sol encore tiède. « Tu fais une bêtise, Achille », me disais-je. À l’instant même je faillis poser le pied sur lui. Il roula avec agilité sur le côté, se redressa d’un bond, courut jusqu’à être hors de portée de ma lance et s’arrêta enfin pour m’observer. Il me faisait songer à Diomède ; il avait le même air félin et, à en juger par ses vêtements et son attitude, il appartenait à la haute noblesse. J’en conclus que c’était Énée.
— Je suis Énée et je ne suis pas armé ! cria-t-il.
— Pas de chance ! Je suis Achille et je suis armé !
Sans être impressionné, il leva les sourcils.
— Il est des moments où prudence est mère de sûreté ! Je te retrouverai à Lyrnessos !
Sachant que je courais vite, je me lançai à sa poursuite dans l’intention de l’épuiser. Mais il était rapide et connaissait mieux que moi le terrain. Il me conduisit dans des fourrés épineux, me laissa m’enfoncer dans un sol parsemé de terriers de renards et de lapins, et finalement me conduisit à un large gué qu’il traversa tel un éclair sur les pierres cachées, tandis que je devais m’arrêter sur chaque rocher pour chercher le suivant. Je le perdis de vue et restai planté là, maudissant ma stupidité. Lyrnessos serait informée un jour à l’avance de notre attaque imminente.
Dès l’aube je me mis en marche, de fort méchante humeur. Trente mille hommes dévalèrent avec moi en direction de Lyrnessos. Une avalanche de flèches et de javelots nous y accueillit, mais mes soldats s’en protégèrent avec leurs boucliers et nous n’eûmes aucun blessé. Il ne semblait pas y avoir de force importante derrière ce premier barrage et je me demandai si les Dardaniens n’étaient pas des lâches. Pourtant Énée ne m’avait pas semblé être le chef d’une race de dégénérés.
Nous dressâmes les échelles. À la tête des Myrmidons, j’atteignis le petit chemin de ronde en haut des remparts sans avoir reçu une seule pierre ou une seule cruche d’huile bouillante. Quand un petit groupe de défenseurs apparut, je les abattis à coups de hache, sans même avoir besoin d’appeler des renforts. Partout nous remportions la victoire avec une facilité déconcertante. Je découvris bientôt pourquoi : nos adversaires étaient des vieillards et de très jeunes garçons.
Énée, rentré dans la cité la veille, avait immédiatement appelé aux armes ses soldats. Mais pas dans l’intention de me combattre. Il était parti à Troie avec son armée.
— Les Dardaniens semblent avoir un Ulysse parmi eux, dis-je à Patrocle et à Ajax. Quel renard ! Priam aura vingt mille hommes de plus commandés par un autre Ulysse. Espérons que l’aveuglement du vieux roi l’empêchera d’estimer Énée à sa juste valeur.