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Récit de Pélée
Lorsque le calme et l’ordre furent revenus en mon nouveau royaume de Thessalie, lorsque je pus compter sur ceux que je laissai à Iolcos pour administrer mes affaires, je partis pour l’île de Scyros. J’étais las, j’avais besoin de la compagnie d’un ami et nul à Iolcos ne pouvait en cela égaler le roi de Scyros, Lycomède. Il avait eu de la chance : jamais son père ne l’avait banni du royaume, jamais il n’avait eu à se battre avec ardeur et opiniâtreté pour constituer le sien, jamais il n’avait dû guerroyer ensuite pour le défendre. Moi, si. Ses ancêtres avaient régné sur cet îlot rocheux depuis le commencement des temps. Il avait accédé au trône après que son père fut paisiblement mort dans son lit, entouré de ses fils et de ses filles, de ses épouses et de ses concubines. En effet, son père était adepte de l’ancienne religion et il en allait de même pour Lycomède – point de monogamie pour les dirigeants de Scyros.
Quelle que fût sa religion, Lycomède pouvait s’attendre à une mort tout aussi paisible. Moi, non. Je lui enviais sa tranquille existence, mais en me promenant avec lui dans ses jardins, je m’aperçus qu’il ne profitait guère de nombre des plaisirs de la vie. Royaume et royauté avaient peu d’importance à ses yeux. Certes, il accomplissait sa tâche avec conscience, mais il lui manquait la détermination de garder à tout prix ce qui était sien. Personne, il est vrai, ne l’avait jamais menacé de le dépouiller de ses biens.
Je savais, moi, ce qu’étaient la perte, la faim, le désespoir. J’aimais mon royaume de Thessalie, conquis avec peine, comme jamais il ne pourrait aimer Scyros. Moi, Pélée, j’étais souverain de Thessalie ! Et je régnais sur les Myrmidons, le peuple de Iolcos, dont les ancêtres étaient des fourmis changées en hommes.
— Tu penses à la Thessalie, s’exclama Lycomède.
— Comment pourrait-il en être autrement ?
— Mon cher Pélée, si tu étais à ma place, tu n’aurais pas trouvé le repos avant de t’être emparé de toutes les îles entre la Crète et Samothrace.
— Pourtant, ami, je me sens bien fatigué ; je ne suis plus aussi jeune qu’autrefois, soupirai-je en m’adossant à un noisetier.
Il me regarda de ses yeux bleu pâle, l’air songeur.
— Cela va de soi, cher Pélée. Mais sais-tu que tu as la réputation de n’avoir pas d’égal en Grèce ?
Je me redressai et me remis à marcher.
— Je ne suis ni plus ni moins qu’un homme.
— Tes dénégations n’y feront rien, Pélée : le corps d’un athlète, l’esprit subtil et rusé, le génie pour mener tes hommes, le talent pour te faire aimer de ton peuple, rien n’y manque ! Tu vas même jusqu’à être beau.
— Continue à me couvrir ainsi d’éloges, Lycomède et je serai forcé de rentrer chez moi.
— Apaise tes scrupules, j’en ai terminé. À la vérité, il est un sujet dont j’aimerais t’entretenir. Voilà où je voulais en venir en faisant cet éloge.
— Ah ? répondis-je, curieux.
Il se passa la langue sur les lèvres, fronça les sourcils et, sans détour, il en vint au fait :
— Pélée, tu as trente-cinq ans. Tu es l’un des quatre principaux rois de Grèce, tu es donc très puissant. Mais tu n’es pas marié. Tu n’as pas de reine. Et, comme tu as opté pour la nouvelle religion, c’est-à-dire pour la monogamie, comment vas-tu assurer ta succession en Thessalie si tu ne prends pas femme ?
Je ne pus m’empêcher de sourire.
— Lycomède, tu caches mal ton jeu ! Tu m’as choisi une épouse !
Son visage resta impassible.
— Peut-être. À moins que tu n’aies d’autres projets.
— Je songe souvent à convoler, mais aucune des candidates ne me séduit.
— Je connais une femme qui ferait plus que te séduire. Elle ferait une merveilleuse reine.
— Continue. Je suis tout ouïe.
— Je continue et cela malgré ton sourire ironique. Il s’agit de la grande prêtresse de Poséidon à Scyros. Le dieu lui a ordonné de se marier, mais en vain. Je ne puis la forcer d’obéir mais, pour mon peuple et pour mon île, je dois la persuader de se marier.
— Lycomède, ne serais-je qu’un instrument pour atteindre tes fins ? m’exclamai-je stupéfait.
— Non ! Non !
— Poséidon lui a ordonné de se marier ?
— Oui. Selon les oracles, si elle s’y refuse, le seigneur des Mers engloutira Scyros dans les profondeurs des flots.
— Les oracles. Tu en as donc consulté plusieurs ?
— Jusqu’à la Pythie de Delphes et à l’oracle de Dodone. La réponse ne varie jamais : mariez-la, ou périssez.
— Pourquoi cette femme a-t-elle tant d’importance ?
Son visage s’assombrit.
— C’est la fille de Nérée, le Vieillard de la Mer, c’est donc une demi-déesse. Par le sang elle appartient à l’ancienne religion, pourtant elle sert la nouvelle. Notre monde grec est en pleine mutation depuis que la Crète et Théra ont été anéanties. À Scyros nous n’avons jamais été dominés par Kubaba la Mère, mais l’ancienne religion est toujours puissante. Pourtant Poséidon est un dieu de la nouvelle religion et nous sommes sous sa coupe – c’est le seigneur des Mers qui nous entourent et il fait également trembler la Terre. Maintenant, il refuse qu’une fille de Nérée officie à son autel.
— Lycomède ! Crois-tu vraiment à ces contes de bonnes femmes ? demandai-je, incrédule. Tu me déçois. Un homme ou une femme qui prétend avoir un dieu pour père est en général un bâtard.
— Oui, oui, je le sais, Pélée, mais j’y crois. Tu n’as pas vu cette femme, tu ne la connais pas. C’est la créature la plus singulière qui soit. Au premier regard tu auras la certitude qu’elle vient du fond des mers.
— Je ne puis en croire mes oreilles ! Tu veux donner une folle en épousailles au roi de Thessalie ? Eh bien, je n’y consens pas.
À présent, j’étais outragé. Il me saisit fermement le bras.
— Pélée, t’insulterais-je de la sorte ? Je t’ai mal présenté la chose ! Je ne voulais point t’offenser, je le jure. Quand je t’ai vu, j’ai eu le sentiment qu’elle est celle qu’il te faut. Les nobles prétendants ne lui font pas défaut, tous les célibataires bien nés de Scyros l’ont demandée en mariage. Elle les a refusés. Tous. Elle prétend attendre l’envoyé du dieu.
Je soupirai.
— Soit, Lycomède, je la verrai. Mais je ne m’engage en rien, cela est entendu ?
L’autel et l’enceinte sacrée de Poséidon – il n’y avait pas de temple – se trouvaient à l’extrémité de l’île, en sa partie la moins fertile et la moins peuplée, ce qui pouvait surprendre, car il s’agissait du principal sanctuaire du seigneur des Mers. Il était en effet essentiel pour toute île de se concilier ses faveurs. De ses humeurs dépendait la prospérité des terres encerclées par les flots ; par deux fois déjà, de mémoire d’homme, la Crète avait subi la vengeance dévastatrice du dieu, quand ses rois étaient devenus si bouffis d’orgueil qu’ils en avaient oublié ce qu’ils lui devaient. Théra avait subi le même sort.
J’arrivai seul, à pied, vêtu comme un simple chasseur et conduisant mon offrande au bout d’une corde. Je voulais que la femme ignorât que j’étais le grand roi de Thessalie. L’autel était juché sur un haut promontoire dominant une petite crique ; sans bruit, je me glissai entre les arbres du bosquet sacré. Le silence et la sainteté oppressante du lieu m’étourdirent. C’est à peine si j’entendais le bruit de la mer, pourtant les vagues déferlaient et se fracassaient en une blanche écume sur les rochers déchiquetés en contrebas de la falaise. Le feu éternel brûlait sur un trépied doré devant le simple autel carré ; je m’en approchai avec mon offrande et m’immobilisai.
La femme sortit au soleil, presque à regret, comme si elle préférait rester dans l’ombre fraîche. Fasciné, je la dévisageai. Petite, élancée, elle avait pourtant un je-ne-sais-quoi de peu féminin. Au lieu de la robe traditionnelle à volants et broderies, elle portait la fine tunique de lin transparent que tissent les Égyptiens. À travers la toile on discernait sa peau pâle et bleutée, striée par la teinture maladroite de l’étoffe. Ses lèvres charnues étaient légèrement rosées, la couleur de ses yeux changeait suivant les humeurs de la mer et en prenait les nuances, passant du gris au bleu, au vert et même au bordeaux. Point de fard sur son visage, à l’exception d’une fine ligne noire sur le contour des yeux, qui se prolongeait vers les tempes et lui donnait un air presque sinistre. Ses cheveux cendrés avaient des reflets qui les faisaient paraître presque bleus. Je m’avançai avec mon offrande.
— Je suis en visite sur ton île. Voici mon offrande à Poséidon le Père.
En inclinant la tête, elle tendit la main et prit la corde, puis examina le jeune taureau blanc en connaisseur.
— Poséidon sera satisfait. Il y a longtemps que je n’ai vu une si belle bête.
— Comme les chevaux et les taureaux sont des animaux sacrés à ses yeux, il m’a paru bon de lui offrir ce qu’il préfère.
— L’heure n’est pas propice à l’offrande, dit-elle après avoir regardé attentivement la flamme de l’autel. Je ferai plus tard le sacrifice.
— Comme tu veux.
Je m’apprêtai à partir.
— Attends, étranger.
— Qu’y a-t-il ?
— De la part de qui dois-je faire l’offrande au dieu ?
— De la part de Pélée, roi d’Iolcos et grand roi de Thessalie.
Son regard bleu clair vira au gris sombre.
— Tu n’es pas un homme ordinaire. Ton père était Éaque et son père était Zeus en personne. Ton frère, Télamon, est roi de Salamine et du sang royal coule dans tes veines.
— Je suis fils d’Éaque et frère de Télamon, mais j’ignore qui était mon grand-père, répondis-je. Je doute qu’il ait été le roi des dieux, Plus vraisemblablement, un coquin épris de ma grand-mère.
— Roi Pélée, dit-elle d’un ton mesuré, l’impiété mène au châtiment divin.
— Je ne pense pas être impie. Je vénère les dieux et leur fais des offrandes.
— Pourtant tu nies que Zeus soit ton grand-père.
— De tels contes visent à renforcer le droit d’un homme à accéder au trône. À la vérité, c’est ce qui s’est passé dans le cas de mon père, Éaque.
D’un geste distrait, elle caressait le mufle du taurillon.
— Tu séjournes certainement au palais. Pourquoi le roi Lycomède t’a-t-il laissé venir ici seul et sans t’annoncer ?
— Parce que tel était mon désir.
Après avoir attaché le taurillon à un anneau fixé dans un pilier, elle me tourna le dos.
— À qui ai-je remis mon offrande ?
Comme elle me regardait par-dessus son épaule, je vis ses yeux froids, sans expression.
— Je suis Thétis, fille de Nérée. Ce n’est pas un on-dit, roi Pélée. Mon père est un grand dieu.
Il était temps de partir. Je la remerciai et m’éloignai.
Mais je n’allai pas très loin. Je me faufilai le long du sentier qui serpentait jusqu’à la crique, déposai ma lance et mon glaive derrière un rocher et m’allongeai dans le sable tiède sous le surplomb d’une falaise. Thétis. Thétis. Oui, il y avait en elle quelque chose qui évoquait la mer. Oui, je souhaitais croire qu’elle était fille d’un dieu, car j’avais plongé mon regard au fond de ses yeux aux couleurs changeantes, j’y avais aperçu les tempêtes et les accalmies qui couvaient en elle. Et je la voulais pour femme.
Elle éprouvait de l’intérêt pour moi, j’en étais convaincu. Mais Thétis ne m’épouserait pas plus qu’elle n’avait épousé les autres prétendants qui avaient demandé sa main. Je n’avais jamais ressenti de passion pour les femmes, mise à part la satisfaction du désir, que les dieux n’éprouvent aussi douloureusement que les hommes. Parfois, je demandais à une esclave de partager ma couche mais, jusqu’à présent, jamais je n’avais aimé. Qu’elle en eût conscience ou non, Thétis m’appartenait. Comme j’avais opté pour la nouvelle religion et tout ce qui résultait de ce choix, elle n’aurait pas de rivales. Je n’appartiendrais qu’à elle.
Le soleil dardait des rayons de plus en plus brûlants. À midi j’ôtai ma tenue de chasse pour laisser la chaleur d’Hélios me pénétrer. Mais il me fut impossible de demeurer allongé ; je m’assis et regardai la mer d’un air furieux : n’était-elle pas la cause de ce nouveau tourment ? Puis je fermai les yeux et tombai à genoux : « Zeus, accorde-moi tes faveurs ! Je ne t’ai adressé mes prières que dans les moments de grande détresse. Tu m’as toujours écouté, car je ne t’importune pas avec des futilités. Aide-moi maintenant, je t’en supplie. Accorde-moi Thétis, comme tu m’as donné Iolcos et les Myrmidons, comme tu as remis toute la Thessalie entre mes mains. Donne-moi une reine digne d’occuper le trône des Myrmidons, donne-moi des fils vigoureux qui, à ma mort, me succéderont. »
Yeux clos, je restai longtemps agenouillé. Quand je me redressai, rien n’avait changé. Puis je la vis, le vent soulevait sa mince tunique comme une bannière, ses cheveux brillaient au soleil. Elle levait son visage extasié. Le taurillon était à côté d’elle et, dans sa main droite, elle tenait un coutelas. L’animal marchait tranquillement vers son destin, il ne se débattit ni ne cria quand elle lui trancha la gorge ; elle entra dans les vagues sans le lâcher tandis que du sang ruisselait sur ses bras blancs et nus. La mer autour d’elle se teinta de rouge puis, aspiré par le courant, le sang se perdit dans les remous.
Thétis ne m’avait pas vu et ne m’aperçut pas quand elle s’avança dans les flots, tirant le cadavre jusqu’à ce que, l’eau étant assez profonde, elle pût le mettre autour de son cou et nager vers le large. Quand elle fut à distance de la côte, elle haussa les épaules pour se débarrasser du taurillon qui coula. Un gros rocher plat émergeait de l’eau, elle y grimpa, sa silhouette se détachait sur le fond pâle du ciel. Puis elle s’allongea, mit les bras sous sa nuque et parut s’assoupir.
Rituel singulier, que la nouvelle religion avait aboli. Thétis avait accepté mon offrande au nom de Poséidon, puis l’avait offerte à Nérée. Sacrilège ! La grande prêtresse de Poséidon portait en elle les germes de la destruction de Scyros : elle ne donnait pas son dû au Seigneur des Mers, elle ne respectait pas celui qui fait trembler la Terre.
L’air était doux comme du miel. Pas un souffle de vent. J’avançai vers les eaux limpides, tremblant, comme pris de fièvre. Les flots ne me rafraîchirent nullement quand je me mis à nager. Aphrodite avait planté ses griffes dans ma chair et me déchirait les os. Thétis était mienne, je la posséderais, je sauverais Lycomède et son île.
Quand j’atteignis le rocher, je m’accrochai à une saillie, me hissai avec effort et me trouvai accroupi au-dessus d’elle. Elle ne dormait pas. Ses yeux grands ouverts avaient des reflets d’émeraude. À ma vue, elle recula, puis me lança un regard haineux.
— Ne me touche pas, dit-elle, pantelante. Aucun homme n’ose me toucher ! Je suis vouée au dieu !
— Tes serments ne sont pas éternels, Thétis. Tu es libre de te marier. Et c’est moi que tu vas épouser.
— J’appartiens au dieu !
— Quel dieu ? Tu sacrifies à un autre dieu les victimes destinées au premier ! Tu m’appartiens. Je suis prêt à tout oser et si ton dieu quel qu’il soit – exige ma mort, j’accepterai sa sentence.
Elle poussa un cri de détresse et tenta de glisser à la mer. Mais, plus rapide qu’elle, je la pris par la jambe et la ramenai sur le rocher. Ses doigts s’accrochaient à la surface rugueuse, ses ongles crissaient. Je lui saisis le poignet et la mis debout.
Elle se battit avec la férocité d’une horde de chats sauvages. Elle jouait des dents et des ongles, me donnait des coups de pied, me mordait tandis que je l’enserrai de mes bras. Dix fois elle parvint à se dégager, dix fois je la capturai à nouveau. Nous étions couverts de sang. Mon épaule était entaillée, ses lèvres étaient fendues, le vent emportait des poignées de cheveux. Mais ça n’était pas un viol.
C’était une lutte pour déterminer le plus fort, homme contre femme, nouvelle religion contre ancienne. Cela se termina comme il fallait s’y attendre : l’homme fut vainqueur.
Nous nous écroulâmes sur le rocher, si brutalement qu’elle en eut le souffle coupé. Quand elle fut rivée au sol, à ma merci, je la dévisageai.
— Tu es vaincue. Je t’ai gagnée.
Ses lèvres tremblaient. Elle tourna la tête.
— Tu es bien celui-là. Je l’ai su dès l’instant où tu es entré dans le sanctuaire. Le dieu m’a dit qu’un homme viendrait de la mer, un homme du ciel qui chasserait la mer de mon esprit et ferait de moi sa reine… Qu’il en soit ainsi !
Thétis fut en grande pompe couronnée reine de Iolcos. Au cours de notre première année passée ensemble, elle fut enceinte. Nous fûmes heureux, surtout durant ces longs mois où nous attendions notre fils.
Ma propre nourrice, Arésuné, fut chargée de l’accouchement ; quand les douleurs commencèrent, la vieille femme, péremptoire, me chassa à l’autre bout du palais. Pendant qu’Hélios faisait faire à son char un tour complet, je restai seul à attendre, refusant le manger et le boire. Enfin, au milieu de la nuit, Arésuné vint me trouver. Elle n’avait pas pris la peine de changer sa robe maculée de sang et paraissait voûtée et flétrie. Son visage était ravagé. Des larmes perlaient au coin de ses yeux.
— C’était un fils, maître, mais il n’a pas vécu assez longtemps pour respirer. La reine se porte bien. Elle a perdu du sang et elle est épuisée, mais ses jours ne sont pas en danger. Je jure que je n’ai rien fait de mal, dit-elle en tordant ses mains décharnées. C’était un si beau garçon ! Mais c’est la volonté de la déesse.
Trop abasourdi pour pleurer, je m’éloignai.
Plusieurs jours s’écoulèrent avant que je me décide à voir Thétis. Quand enfin j’entrai dans sa chambre, je fus surpris de la voir assise dans son grand lit, l’air épanoui. Elle dit tout ce qu’il convenait de dire, parla de son chagrin, mais les mots sonnaient faux ! En réalité, elle était heureuse !
— Notre fils est mort, femme ! m’écriai-je. Comment peux-tu supporter cela ? Jamais il ne saura ce qu’est la vie, jamais il ne me succédera sur le trône. Pendant neuf lunes tu l’as porté – pour rien !
— Très cher Pélée, ne pleure donc plus ! As-tu oublié que je suis une déesse ? Parce que notre fils n’a pas respiré l’air ici-bas, j’ai demande à mon père de lui accorder la vie éternelle. Notre fils vit sur l’Olympe. Il mange et boit en compagnie des dieux, Pélée. Sa mort même l’a rendu immortel.
Ma surprise se changea en écœurement. Je la dévisageai, me demandant pourquoi cette croyance en sa propre divinité avait une telle emprise sur elle. Elle me regardait d’un air si confiant que je fus incapable de prononcer ce que je brûlais de lui dire. Si croire en de telles sornettes lui épargnait le chagrin, alors soit. En vivant à ses côtés, j’avais appris que Thétis ne pensait ni ne se comportait comme les autres femmes. Je lui caressai les cheveux et m’en fus.
Elle me donna six fils, tous mort-nés. Quand Arésuné m’annonça la mort du second, je devins à demi-fou et refusai de voir Thétis pendant de nombreuses lunes, car je savais ce qu’elle me dirait : notre fils mort était à présent un dieu. Mais l’amour et le désir me ramenaient toujours vers elle et le cycle infernal recommençait.
À la mort du sixième enfant (comment était-ce possible ? Il était né à terme et, sur son petit char funèbre, il avait l’air si vigoureux malgré sa peau violacée), je jurai de ne plus offrir de fils à l’Olympe. Je fis consulter la Pythie de Delphes et appris que Poséidon était furieux : il n’admettait pas que je lui aie volé sa prêtresse. Quelle hypocrisie ! Quelle folie ! D’abord il ne veut plus de Thétis, ensuite il la réclame. À la vérité, nul homme n’est à même de comprendre les pensées ou les actes des dieux, qu’ils soient nouveaux ou anciens.
Durant deux années, je m’éloignai de Thétis, qui aspirait à concevoir d’autres fils encore pour l’Olympe. Puis, à la fin de la deuxième année, je fis l’offrande, en présence de mon peuple, d’un étalon blanc pour Poséidon.
— Retire ta malédiction et accorde-moi le bonheur d’avoir un fils vivant ! suppliai-je.
Un grondement se fit entendre dans les entrailles de la terre, le serpent sacré sortit de l’autel sous lequel il était caché, aussi prompt que l’éclair. Le sol trembla. Un pilier s’écroula à côté de moi. Je restai debout sans bouger. La terre se fissura entre mes pieds et exhala des vapeurs de soufre. Je restai immobile, attendant que la terre s’apaise et que la fissure se referme. L’étalon blanc gisait sur l’autel, vidé de son sang. Trois lunes plus tard, Thétis fut enceinte de notre septième enfant.
Pendant toute sa grossesse je la fis surveiller de près ; j’obligeai Arésuné à dormir dans le même lit qu’elle tous les soirs, je menaçai les esclaves des pires tortures si elles la laissaient seule un instant, quand Arésuné n’était pas là. Thétis supportait avec patience et bonne humeur ce qu’elle appelait mes « caprices ». Jamais elle ne discuta ou n’essaya d’enfreindre mes ordres. La délivrance devenait imminente. Je me pris à espérer. J’avais toujours craint les dieux. Ils me devaient bien un fils qui fût vivant.
J’avais une armure qui jadis avait appartenu à Minos. Je ne possédais rien de plus précieux. Elle était merveilleuse : trois couches d’étain, quatre de bronze et par-dessus un revêtement d’or. Des incrustations de lapis-lazuli, d’ambre, de corail et de cristal de roche y dessinaient un motif ravissant. La cuirasse, les cnémides, le casque et les brassards étaient faits pour un homme plus grand que moi. Je respectais le défunt qui s’en était revêtu et s’était pavané ainsi dans son royaume de Crète, sans nul besoin d’une telle protection, simplement pour montrer à son peuple combien il était riche. Et dans sa chute, provoquée par l’ire de Poséidon, elle ne lui avait été d’aucun secours.
Près de l’armure de Minos, j’avais posé une lance de frêne à pointe d’acier provenant du mont Pélion. Bien que légère comme une plume dans ma main, elle atteignait son but sans jamais dévier. Aussi, quand je n’en eus plus besoin pour guerroyer, je la plaçai auprès de l’armure. La lance s’appelait la Vieille Pélion.
Avant la naissance de mon premier fils, j’avais exhumé ces curiosités pour les nettoyer, certain qu’il serait un jour assez grand pour pouvoir les porter. Mais comme, les uns après les autres, mes fils périrent, je reléguai ces objets dans ma cave aux trésors, là où les ténèbres étaient aussi profondes que mon désespoir.
Environ cinq jours avant la date prévue pour l’accouchement de Thétis, je descendis l’escalier de pierre qui conduisait dans les entrailles du palais, puis me faufilai dans les couloirs jusqu’à me trouver devant la grande porte de bois qui interdit l’accès au trésor. J’ignorai la raison de ma venue en ce lieu. En entrant, j’aperçus une flaque de lumière dorée tout au fond de l’immense salle. J’éteignis ma lampe et avançai avec précaution, la main sur mon glaive. Comme je m’approchais, j’entendis les pleurs d’une femme. Ma nourrice Arésuné, accroupie dans un coin, entourait de ses bras le casque d’or qui avait appartenu à Minos. Elle pleurait à chaudes larmes et gémissait. Était-il possible qu’elle pleurât déjà la mort de mon septième fils ?
Je fus incapable de m’éclipser comme si je n’avais rien vu, rien entendu. Arésuné avait patiemment veillé sur moi, sous le regard indiffèrent de ma mère ; elle m’avait suivi dans ma quête pour un royaume, fidèle et dévouée. Je m’approchai, lui touchai délicatement l’épaule et la suppliai de ne pas pleurer. Elle finit par se calmer et de ses doigts osseux, elle me tira par la manche.
— Pourquoi la laisses-tu faire ? gémit-elle.
— Que dis-tu ? Qui, elle ? Faire quoi ?
— La reine, dit-elle en sanglotant.
Éperdue de douleur, elle était près de me livrer son secret. Je la serrai avec une telle force qu’elle grimaça et geignit.
— Que fait-elle donc, la reine ?
— Elle assassine tes fils.
— Thétis ? Mes fils ? Explique-toi !
Elle se calma un peu et me dévisagea, s’étant aperçu avec horreur que je n’étais au courant de rien.
— Tu ferais mieux de parler, Arésuné, dis-je en la secouant. Comment ma femme assassine-t-elle ses fils ? Et pourquoi ? Pourquoi ?
Elle resta muette, les lèvres serrées, terrorisée. Je pressai la pointe de mon glaive contre sa peau parcheminée.
— Allons parle ou, par Zeus, je jure de te crever les yeux, de t’arracher les ongles. Je ferai tout pour te délier la langue ! Parle, Arésuné, parle !
— Sa malédiction, Pélée, sera bien pire que toutes les tortures, murmura-t-elle d’une voix chevrotante.
— Le mauvais sort se retourne toujours contre celui qui le jette. Raconte.
— J’étais sûre que tu savais, que tu étais d’accord. Peut-être a-t-elle raison, peut-être l’immortalité est-elle préférable à la vie ici-bas.
— Thétis est folle.
— Non, maître, c’est une déesse.
— Arésuné, Thétis n’est qu’une mortelle.
— Elle a tué tous tes fils.
— Comment ? Empoisonnés ?
— Non, maître, c’est bien plus simple. Quand elle est sur la chaise d’accouchement, elle exige que moi seule reste auprès d’elle. Puis elle me fait mettre sous elle un seau plein d’eau de mer. Dès que la tête du bébé paraît, elle l’enfonce dans l’eau et l’y maintient. L’enfant ne peut pas respirer.
— C’est donc pour ça qu’ils sont tout bleu !
Je me redressai.
— Retourne auprès d’elle, Arésuné. Je te donne ma parole de roi que jamais je ne révélerai qui m’a informé. Je veillerai à ce qu’elle ne te fasse aucun mal. Quant à toi, surveille-la. Quand le travail commencera, avertis-moi immédiatement. Tu as compris ?
Elle acquiesça d’un signe de tête, libérée des larmes et de la culpabilité. Puis elle me baisa les mains et s’éloigna.
Je demeurai là, sans bouger. Thétis avait assassiné mes fils – et pourquoi ? Elle les avait privés du droit de devenir des hommes, avait commis des crimes si abominables que j’aurais voulu la transpercer de mon glaive. Mais elle portait mon septième enfant. Il me faudrait patienter. La vengeance appartiendrait aux dieux.
Cinq jours après mon entretien avec Arésuné, la vieille femme vint me trouver. C’était en fin d’après-midi et j’étais allé aux écuries voir mes étalons, car l’époque des saillies était proche. Je courus jusqu’au palais, Arésuné à califourchon sur mes épaules.
— Que vas-tu faire ? me demanda-t-elle, lorsque je la déposai à la porte de la chambre de Thétis.
— Entrer à ta suite, répondis-je.
— Mais, maître, c’est défendu, s’écria-t-elle.
— Le meurtre l’est aussi, répliquai-je et j’ouvris la porte.
La naissance est un mystère qu’aucune présence masculine ne doit profaner. Quand la nouvelle religion remplaça l’ancienne, certaines choses ne changèrent pas. Kubaba la Mère, la Grande Déesse, gouverne toujours les affaires des femmes, en particulier ce qui concerne la naissance de l’homme et sa mort.
Quand j’entrai, personne ne me remarqua, aussi eu-je le temps de regarder, d’entendre, de sentir. La pièce empestait la sueur, le sang et d’autres choses totalement étrangères à l’homme. Le travail était déjà avancé : les esclaves conduisaient Thétis sur la chaise d’accouchement tandis que les sages-femmes s’affairaient. Mon épouse était nue, le ventre gonflé et presque diaphane. On plaça avec soin ses cuisses sur les planches, de part et d’autre de la large ouverture percée dans le siège. Un seau en bois empli d’eau était posé tout près, mais aucune des femmes n’y prêtait attention.
Quand elles m’aperçurent, elles se précipitèrent sur moi, outragées et persuadées que j’avais perdu la raison. J’assénai un coup de poing à la plus proche, qui tomba ; les autres battirent aussitôt en retraite. Arésuné, penchée sur le seau, marmonnait des incantations pour écarter le mauvais œil et ne bougea pas d’un pouce quand je chassai les autres femmes et mis la barre à la porte. Thétis comprit ce qui se passait. Son visage était luisant de sueur, son regard assombri par la rage, mais elle se domina.
— Sors d’ici, Pélée, dit-elle doucement.
En guise de réponse, je repoussai Arésuné, et allai renverser le seau.
— Il n’y aura plus de meurtres, Thétis. Ce fils m’appartient.
— Des meurtres ? Imbécile, je n’ai tué personne ! Je suis une déesse ! Mes fils sont immortels !
— Tes fils sont morts ! Ils sont condamnés à errer au royaume des ombres parce que tu leur as refusé la chance d’accomplir de hauts faits et de gagner l’amour et l’admiration des dieux ! Tu n’es pas une déesse ! Tu es une mortelle !
Pour toute réponse, elle poussa un grand cri, arqua le dos et serra si fort les bras du siège que ses articulations en devinrent blanches. Arésuné sortit de sa torpeur.
— Le moment est venu, cria-t-elle. Il va naître !
— Tu ne l’auras pas, Pélée, gronda Thétis.
Elle serra les jambes, luttant contre l’instinct qui la poussait à les écarter largement.
— Je vais réduire son crâne en bouillie ! Oh Père ! Nérée ! Il me déchire les chairs !
Des veines violettes battaient à son front, des larmes coulaient sur ses joues et elle luttait toujours pour serrer les cuisses. Bien que la douleur lui fît perdre la raison, elle rassembla toute sa volonté et rapprocha inexorablement ses jambes, les croisa, les enroula l’une autour de l’autre pour ne pas les écarter.
Arésuné était à genoux sur le sol détrempé, la tête sous la chaise. Je l’entendis glousser.
— Ah ! Ah ! Pélée. Je vois son pied. Il vient par le siège, c’est son pied !
Elle se releva et me fit faire volte-face, ses vieux bras ayant retrouvé leur force d’antan.
— Veux-tu que ton fils vive ? demanda-t-elle.
— Oui ! Oui !
— Alors desserre-lui les jambes. Sa tête est intacte, il vient par les pieds.
Je m’agenouillai, mis la main gauche sur le genou de Thétis, puis glissai ma main droite par-dessous pour saisir l’autre genou et j’écartai les mains. Ses os craquèrent ; elle redressa la tête et cracha des malédictions. Son visage était métamorphosé, on aurait dit un serpent. Ses genoux commencèrent à se séparer. J’étais le plus fort. C’était la preuve qu’elle était mortelle.
Arésuné se précipita. Je fermai les yeux et maintins mon effort. Alors s’éleva un halètement bref, convulsif, suivi d’un vagissement qui emplit la pièce. Mes yeux s’ouvrirent brusquement, je regardai Arésuné, incrédule et ce qu’elle tenait d’une main, tête en bas : un petit être laid, mouillé, gluant, qui se débattait, s’agitait et dont les hurlements montaient vers le ciel, une créature avec un pénis et un scrotum gonflé sous une membrane. Un fils ! J’avais un fils et il était en vie !
Thétis était assise, calme, impénétrable. Son regard n’était pas dirigé vers moi, mais fixé sur mon fils qu’Arésuné lavait et enveloppait dans un linge blanc après avoir coupé et noué le cordon.
— Un fils pour te réjouir le cœur, Pélée ! Le bébé le plus gros et le plus vigoureux que j’aie jamais vu ! Je l’ai sorti en le tirant par le talon droit.
— Son talon ! Son talon droit, m’exclamai-je terrifié. L’as-tu cassé ? L’as-tu déformé ?
Elle souleva les langes pour montrer un talon parfait – le gauche – et l’autre, ainsi que la cheville, gonflés et meurtris.
— Ils sont tous deux intacts, maître. Le droit guérira et les bleus disparaîtront.
Thétis se mit à rire, un son à peine perceptible.
— Son pied est sorti en premier. Ce n’est pas étonnant qu’il m’ait ainsi déchirée. Ce talon droit causera sa perte. Un jour où il aura besoin que son talon soit ferme et solide, celui-ci se souviendra du jour de sa naissance et le trahira.
Je prétendis n’avoir rien entendu et tendis les bras.
— Donne-le moi que je le contemple, Arésuné ! Trésor de mon cœur, sang de mon sang, mon fils ! Mon fils !
J’informai la Cour que j’avais un fils bien vivant. Quelle allégresse, quelle liesse ! Cela faisait des années que tout Iolcos, toute la Thessalie partageaient ma douleur.
Quand la salle fut vide, je m’assis sur le trône de marbre blanc, la tête entre les mains, si las que je ne pouvais penser. Peu à peu le bruit des voix faiblit et les souvenirs les plus sombres de cette nuit tragique se mirent à tourbillonner. Un fils. J’avais un fils, quand j’aurais du en avoir sept. Et mon épouse était folle.
Elle entra dans la salle faiblement éclairée, pieds nus, vêtue à nouveau de l’ample tunique qu’elle portait à Scyros. Elle paraissait plus âgée et sa démarche lente trahissait la souffrance.
— Pélée, dit-elle, je retourne à Scyros.
— Lycomède ne voudra pas de toi.
— Alors j’irai là où l’on voudra bien de moi.
— Comme Médée, dans un char tiré par des serpents ?
— Non. Je chevaucherai un dauphin.
Plus jamais je ne la revis. À l’aube, Arésuné vint avec deux esclaves pour me mettre au lit. Pendant qu’Hélios accomplissait une révolution complète autour de la terre, je dormis sans rêver et m’éveillai en pensant à mon fils. Aussi prompt qu’Hermès aux pieds ailés, je montai dans la chambre, où Arésuné recevait mon fils des bras de sa jeune nourrice.
À mon tour je pris mon fils, il était lourd. Rien d’étonnant, car on l’aurait dit fait d’or massif. Ses cheveux bouclés, sa peau, ses sourcils et ses cils avaient l’éclat du précieux métal.
— Comment l’appelleras-tu ? demanda Arésuné.
Je n’en savais rien. Il lui fallait un nom qui n’appartînt qu’à lui. Mais lequel ? Je regardai son nez, ses joues, son menton, son front et ses yeux. Il n’avait pas de lèvres. Sa bouche était réduite à une fente, on y lisait la détermination, mais aussi une profonde tristesse.
— Achille, proposai-je.
Elle approuva d’un signe de tête.
— Sans lèvres. Ce nom lui convient bien, maître. Consulteras-tu l’oracle de Delphes ? La reine lui a jeté un sort.
— Non. Ma femme est folle, mais la Pythie dit la vérité et je ne veux pas savoir ce que l’avenir réserve à mon fils.