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Récit d’Automédon

 

Nous traversâmes les gués le cœur léger, prêts à affronter une armée déjà presque anéantie. Achille était étrangement silencieux. Il rayonnait comme un soleil dans son armure couverte d’or, le beau plumet doré de son casque ondulait au vent et retombait sur ses épaules alors que nous faisions des embardées sur le terrain inégal. Il regardait droit devant lui. Son visage habituellement tourmenté avait pris un air à la fois sévère et serein. J’eus soudain l’impression de conduire un inconnu. Il ne prononça pas un mot alors que nous nous dirigions vers le champ de bataille, il ne m’adressa pas le moindre sourire. Cela aurait dû me démoraliser mais, chose curieuse, ce ne fut pas le cas. Au contraire, je me sentais plein d’entrain, comme si quelque chose en lui déteignait sur moi.

Il se battit mieux que jamais, résolu à faire de cette journée la plus glorieuse de toutes. Au lieu de s’abandonner à sa folie meurtrière, il veilla à ce que les Myrmidons gagnent du terrain. Il se servit de son épée et pas de sa hache, silencieux, comme le fait le roi lors du grand sacrifice annuel au dieu. Tout à coup je sus ce qu’il y avait de différent en lui. Il avait toujours été le prince, il n’avait jamais été le roi. Ce jour-là, il était le roi. Je me demandai s’il n’avait pas le pressentiment de la mort de Pélée.

Tout en conduisant le char, je regardais de temps à autre le ciel avec méfiance. Dès l’aube il avait été couvert et lugubre, présageant non pas le froid mais l’orage. Maintenant la voûte céleste était d’une singulière teinte cuivrée. Vers l’est et le sud s’amoncelaient de gros nuages noirs sillonnés d’éclairs. Sur le mont Ida les dieux s’étaient rassemblés pour observer la bataille, nous en étions certains.

La déroute ennemie fut totale. Les Troyens ne pouvaient nous contenir. Chaque chef de notre armée semblait avoir reçu en partage un peu de la grandeur d’Achille. Tout auréolé de lumière, tel un second Hélios, il était devenu le plus grand de tous les rois.

Il ne fallut pas longtemps aux Troyens pour rompre les rangs et s’enfuir. Je cherchai Énée, me demandant pourquoi il ne faisait aucun effort pour les rassembler. Mais je ne le vis nulle part. Plus tard, j’appris qu’il était resté à l’écart et avait refusé d’envoyer ses hommes en renfort là où on avait besoin d’eux. Nous avions appris qu’il y avait un nouvel héritier, Troïlos. Alors je me rappelai ce que m’avait dit Achille : Priam avait insulté Énée le jour même où il avait fait de Troïlos le nouvel héritier. Aujourd’hui, Énée avait démontré au vieux roi de Troie qu’insulter un prince dardanien, également héritier, avait été des plus stupides.

Nous avions déjà aperçu Troïlos sur le champ de bataille, quand Penthésilée puis Memnon combattirent. Il avait eu la chance de ne jamais rencontrer Achille ou Ajax. Aujourd’hui, c’était différent. Achille le poursuivait implacablement, se rapprochant de lui toujours davantage. Quand Troïlos se rendit compte qu’il ne pourrait lui échapper, il appela à l’aide, car ses hommes avaient déjà fort à faire. Je vis le messager qu’il avait envoyé à Énée lui parler. Énée se pencha vers lui, apparemment avec un certain intérêt, mais il ne leva pas le petit doigt pour venir en aide à Troïlos. Il changea plutôt de direction et partit avec ses hommes.

Frère d’Hector à part entière, Troïlos aurait pu, avec quelques années de plus, valoir son aîné. Mais étant donné son âge, il n’avait aucune chance. Tandis que je m’approchais, il leva sa lance. L’aurige immobilisa le char pour qu’il pût la lancer. Je sentis le bras d’Achille frôler le mien. Je savais qu’il levait la Vieille Pélion. La grande lance prit son envol, droit vers le but, telle une flèche envoyée de la main même d’Apollon. Sa pointe barbelée se planta profondément dans la gorge du jeune homme, l’abattant sans qu’il poussât un cri. Par-dessus les têtes des soldats troyens désespérés, j’aperçus Énée qui observait la scène avec un regard amer. Nous nous emparâmes de l’armure de Troïlos et de ses chevaux et taillâmes en pièces le reste de ses hommes.

Après la mort de Troïlos, Énée sembla reprendre vie. Il sortit de son apathie et jeta contre nous ce qui restait de l’armée troyenne, veillant à demeurer hors de portée de la lance d’Achille. Un homme rusé, ce Dardanien. Il voulait vivre à tout prix. Je me demandai quelles étaient ses raisons d’agir ainsi, car ce n’était point un lâche.

Le soleil avait disparu, l’orage se préparait. Les nuages étaient de plus en plus bas, les éclairs de plus en plus proches, le tonnerre dominait jusqu’au fracas des armes. Jamais je n’avais vu un tel ciel, ni senti de la sorte le courant monter et descendre le long de ma colonne vertébrale. Une étrange lueur sulfureuse nous environnait et des éclairs zébraient d’un bleu phosphorescent les nuées aussi noires que la barbe d’Hadès. Derrière moi les Myrmidons prétendaient que, par ce présage, Zeus le père nous annonçait la victoire et, à la façon dont se comportaient les Troyens, j’imaginai qu’eux aussi l’interprétaient comme l’annonce d’une victoire totale pour les Grecs.

Un éclair zébra le ciel devant nous. L’attelage se cabra et je me protégeai les yeux de peur d’être aveuglé. Sitôt après, je regardai Achille.

— Mettons pied à terre, dis-je. C’est moins dangereux.

Pour la première fois de la journée, nos regards se croisèrent. Je fus stupéfait. C’était comme si les éclairs dansaient autour de sa tête ; ses yeux étincelaient de joie et il riait de mes peurs.

— Tu vois, Automédon ? Tu vois ? Mon arrière-grand-père se prépare à me pleurer ! Il me considère comme un descendant digne de lui !

J’en fus abasourdi.

— Te pleurer ? Achille, explique-toi.

— Le dieu m’appelle, répondit-il en me serrant très fort les poignets. C’est aujourd’hui que je meurs, Automédon. Tu commanderas les Myrmidons en attendant de pouvoir faire venir mon fils. Zeus accomplit les préparatifs de ma mort.

Je ne pouvais y croire. Je ne voulais y croire. Comme dans un cauchemar, je fouettai les chevaux. Quand je fus un peu remis de ce choc, je me demandai ce qu’il y avait de mieux à faire et, aussi discrètement que possible rapprochai mon char de ceux d’Ajax et d’Ulysse, dont les hommes se battaient côte à côte.

Si Achille remarqua ce que je faisais, il n’y attacha aucune importance. Je levai les yeux vers le ciel et priai, suppliai Zeus de prendre ma vie et d’épargner la sienne, mais le dieu se contenta de gronder en se moquant de moi. Les Troyens se ruèrent soudain vers leurs murailles ; nous les poursuivîmes en désordre pour les forcer à se rabattre. Ajax n’était plus très loin. Je ne cessai de rapprocher de lui mon char pour l’informer qu’Achille s’imaginait être appelé par le dieu. S’il y avait un homme capable de changer le cours des événements, c’était bien Ajax.

Nous nous retrouvâmes dans l’ombre du rideau Ouest, trop près de la porte Scée pour permettre à Priam de la faire ouvrir. Achille, Ajax et Ulysse, qui voulaient en finir, acculèrent Énée contre la porte. Achille était résolu à le tuer.

Je l’entendis pousser un grognement de satisfaction : le Dardanien était à sa portée, trop préoccupé pour observer les ennemis alignés face à lui. Il formait une cible parfaite. Achille leva la Vieille Pélion, les muscles de son bras se gonflèrent, prêts à lancer l’arme, découvrant son aisselle garnie d’un duvet doré. Fasciné, je me représentai déjà le trajet de la lance qui allait frapper Énée, sachant que le Dardanien était perdu, que désormais nul danger ne nous menacerait plus.

Tout sembla se passer en un seul et même instant. Pourtant, je le jure, ce n’est pas le char qui fit perdre l’équilibre à Achille. Son talon droit céda, quoiqu’il parût bien calé dans l’étrier. Il leva le bras droit encore plus haut pour essayer de se rétablir. J’entendis un bruit sourd, vis la flèche enfoncée dans l’aisselle à découvert, presque jusqu’à l’empenne bleue. La Vieille Pélion tomba à terre sans avoir été lancée, alors qu’Achille se redressait tel un Titan et poussait le cri de guerre de Chiron d’une voix triomphante, comme s’il venait de vaincre sa nature mortelle. Son bras retomba et enfonça la flèche plus profondément encore. Il en reçut deux autres encore, dont une dans le talon. Ce ne pouvait être pire. Je retins l’attelage à deux mains, Xanthos terrorisé bronchait, Balios baissait la tête, Podargos battait le sol de ses sabots. Mais Patrocle n’était pas là pour parler à leur place et exprimer par des mots humains la douleur et l’épouvante qui les étreignaient.

Tous ceux qui entendirent le cri de guerre se retournèrent pour regarder. Ajax hurla comme si lui aussi avait été atteint. Le sang jaillit de la bouche sans lèvres et des narines, ruisselant sur l’armure couverte d’or. Juste derrière Ajax, Ulysse vociféra, plein de rage, et pointa le doigt. À l’abri d’un rocher, arc à la main, Pâris souriait.

Achille ne resta pas longtemps debout avant de basculer par-dessus le bord du char dans les bras d’Ajax et de l’entraîner dans sa chute avec un fracas métallique qui résonna dans nos cœurs et continue d’y résonner. J’étais à côté d’Ajax quand il s’agenouilla, son cousin dans les bras, quand il lui ôta son casque et contempla, décontenancé, son visage ensanglanté. Achille vit celui qui le tenait, mais il voyait la mort plus près, énorme. Il essaya de parler. En vain. Ses paroles lui restèrent dans la gorge ; ses yeux exprimèrent un rapide adieu. Puis ses pupilles se dilatèrent, une tache noire et vitreuse obscurcit l’éclat doré des iris. Par trois fois son corps fut saisi de terribles soubresauts. Ajax en fut ébranlé. Puis ce fut fini. Il était mort. Achille était mort. Nous plongeâmes nos regards dans les fenêtres vides de ses yeux : rien. Ajax étendit sa grosse main maladroite pour lui clore les paupières, puis lui remit son casque et l’attacha. Ses larmes coulaient à flots, sa bouche était tordue par la douleur.

Il était mort. Achille était mort. C’était insoutenable.

 

Sous le choc, les deux armées restèrent pétrifiées. Puis, soudain, les Troyens fondirent sur nous, comme des chiens assoiffés de sang. Ils voulaient à tout prix s’emparer du corps et de l’armure. D’un bond, Ulysse fut debout. Les Myrmidons gardaient le silence. L’impossible était devenu réalité. Ulysse saisit la Vieille Pélion et la brandit sous leurs yeux.

— Allez-vous les laisser s’emparer de lui ? hurla-t-il. Vous avez été témoins de la manière ignoble et sournoise dont ils l’ont tué. Allez-vous rester plantés là et les laisser vous enlever son corps ? Défendez-le !

Ils surmontèrent leur chagrin. Aucun Troyen ne parviendrait à s’approcher d’Achille tant qu’un seul d’entre eux serait encore en vie. Se déployant devant nous, ils firent face à l’assaut avec une brutalité que la souffrance exacerbait. Ulysse aida Ajax, en larmes, à se relever. Il l’aida à prendre dans ses bras le corps pesant et inerte.

— Emporte-le derrière les lignes, Ajax. Je veillerai à ce qu’ils n’enfoncent pas notre front.

Comme s’il y avait pensé après coup, il força Ajax à prendre la Vieille Pélion de la main droite. J’avais toujours eu des doutes sur Ulysse, mais c’était un vrai roi. Bien planté sur le sol encore chaud du sang d’Achille, il frappait d’estoc et de taille avec son épée. Nous repoussâmes la charge des Troyens. Énée glapit comme un chacal quand il vit Ajax s’éloigner d’un pas lourd.

Je regardai Ulysse.

— Ajax est fort mais pas assez fort pour aller bien loin en portant Achille. Laisse-moi le rattraper et transporter le corps.

Il acquiesça d’un signe de tête.

Je lançai donc mon attelage à la poursuite d’Ajax. Alors que j’étais encore trop loin pour lui venir en aide, un char me dépassa l’aurige cherchait à lui couper la route. Sur le char se trouvait un des fils de Priam, reconnaissable aux insignes pourpres de la maison de Dardanos sur la cuirasse. Je criai pour avertir Ajax, mais il ne sembla pas m’entendre.

Le prince troyen descendit de son perchoir, épée à la main, sourire aux lèvres. Évidemment il ne connaissait pas Ajax qui, sans même ralentir, embrocha le prince sur la Vieille Pélion.

— Ajax, dépose Achille dans le char, lui dis-je en arrivant à sa hauteur.

— Je le porterai jusque chez lui.

— C’est trop loin, tu vas te tuer.

— Si, je le porterai.

— Alors enlevons-lui au moins son armure, proposai-je en désespoir de cause, mets-la dans le char.

— Je sentirai sur moi son corps et non pas son armure, ainsi. Oui, c’est une bonne idée.

Dès qu’Achille fut débarrassé de ce poids terrible, Ajax poursuivit sa route en berçant son cousin, embrassant son visage abîmé, lui parlant doucement.

 

L’armée nous suivait lentement en travers de la plaine ; je me tenais derrière Ajax qui avançait à grandes enjambées, comme s’il pouvait encore parcourir des lieues et des lieues en portant Achille.

Le dieu avait dominé son chagrin pendant un long moment.

Il s’y abandonna enfin. Au-dessus de nos têtes, la voûte céleste fut sillonnée d’éclairs. L’attelage frémit et s’arrêta, cloué au sol par la terreur. Même Ajax fit halte, restant bien droit tandis que le tonnerre grondait et que les éclairs dessinaient dans les nuées un lacis fantastique. La pluie se mit enfin à tomber, en grosses gouttes clairsemées, comme si le dieu était trop ému pour vraiment laisser jaillir ses larmes. Puis la pluie tomba plus drue et, très vite, nous pataugions dans un vaste bourbier. L’armée nous rattrapa. Le tonnerre du dieu avait mis fin à la bataille. Tous ensembles, nous fîmes traverser à Achille le gué du Scamandre, Ajax en tête et le grand roi derrière lui. Sous un déluge de pluie, nous le déposâmes à terre, tandis que le Père le lavait de ses larmes célestes.

J’allai trouver Briséis en compagnie d’Ulysse. Sur le seuil de la porte, elle nous attendait.

— Achille est mort, dit Ulysse.

— Où est-il ? demanda-t-elle d’une voix calme.

— Devant la maison d’Agamemnon, répondit Ulysse sans cesser de pleurer.

Briséis lui caressa le bras et sourit.

— Il ne faut pas te désoler, Ulysse. Il sera immortel.

Ils avaient installé un dais au-dessus de son corps pour le protéger de la pluie. Briséis baissa la tête pour se glisser dessous et resta là à regarder la dépouille de cet homme extraordinaire. Je me demandai si elle avait vu ce que je remarquai : la bouche dénuée de lèvres était dans la mort devenue normale. Il avait le visage emblématique du guerrier.

Mais ce qu’elle pensa, elle ne le révéla jamais, ni alors ni par la suite. Avec une infinie tendresse, elle se pencha, lui baisa les paupières, prit ses mains et les croisa sur sa poitrine, ajusta sa tunique.

Il était mort. Achille était mort. Comment pourrions-nous jamais supporter son absence ?

Nous le pleurâmes sept jours entiers. Le dernier soir, au coucher du soleil, nous déposâmes son corps sur le char mortuaire doré et le transportâmes de l’autre côté du Scamandre jusqu’au tombeau dans la falaise. Briséis nous accompagna, car personne n’avait eu le cœur de la chasser ; elle marchait tout au bout du long cortège, mains croisées et tête baissée. Ajax conduisait le convoi funèbre. Il tenait la tête d’Achille dans la paume d’une de ses mains quand on le porta dans la chambre funéraire. Le mort était vêtu d’or mais ne portait nulle armure. Agamemnon l’avait gardée.

Lorsque les prêtres eurent prononcé les paroles rituelles, fixé le masque d’or et versé les libations, nous sortîmes l’un derrière l’autre du tombeau qu’il partageait avec Patrocle, Penthésilée et douze jeunes nobles troyens. Mais ce qui surprenait le plus, c’était l’atmosphère qui régnait à l’intérieur du tombeau suave, pure, ineffable. Le sang des douze jeunes gens dans le calice doré était toujours liquide, d’une profonde couleur pourpre.

Je me retournai pour m’assurer que Briséis suivait et la vis agenouillée près du char mortuaire. Sans aucun espoir d’arriver à temps, je revins en courant au tombeau, Nestor à mes côtés. Nous restâmes sans voix quand elle posa le couteau avec le peu d’énergie qui lui restait avant de s’affaler sur le sol. Oui, son acte était justifié ! Comment pouvait-on affronter la lumière d’un jour que ne connaîtrait pas Achille ? J’allais me baisser pour ramasser le couteau, mais Nestor m’en empêcha.

— Viens, Automédon. Il y a assez de morts ici.

Le festin funèbre eut lieu le lendemain. Il n’y eut point de jeux. Agamemnon expliqua pourquoi.

— Je doute que quelqu’un ait le courage de participer à la moindre compétition. Mais là n’est pas la raison. La raison, c’est qu’Achille ne voulait pas être enterré vêtu de l’armure que sa mère – une déesse – avait commandée à Héphaïstos. Il souhaitait qu’elle fût décernée comme trophée au meilleur de tous ceux qui resteraient vivants devant Troie. Il ne désirait pas de jeux funèbres.

Je ne mettais pas en doute ce qu’il dit, mais Achille ne m’en avait jamais parlé.

— Comment, seigneur, pourras-tu en juger ? Par des faits d’armes ? Parfois, ils ne révèlent pas la véritable grandeur.

— Précisément, dit le grand roi. C’est pour cette raison que va s’organiser une joute verbale. Que celui qui pense être le meilleur de tous ceux qui sont restés vivants devant Troie se présente et se justifie.

Seuls deux candidats se firent connaître : Ajax et Ulysse. Comme c’était étrange ! Ils représentaient deux versions différentes de la grandeur : le guerrier et le… comment dire… l’homme à l’esprit fertile.

— Bien, c’est parfait, poursuivit Agamemnon. Ajax, tu as ramené le corps. Ulysse, tu as fait en sorte que cela fût possible. Ajax, parle le premier et dis-moi pourquoi tu mérites l’armure.

Nous étions tous assis de part et d’autre d’Agamemnon. Je me trouvais avec le roi Nestor et les autres parce que je commandais désormais les Myrmidons.

Ajax paraissait mal à l’aise, incapable de prononcer un seul mot. Il avait l’air malade et semblait handicapé du côté droit. Quand il s’était avancé, il avait traîné la jambe et avait peine à bouger le bras. Sans doute une légère attaque d’apoplexie. Porter son cousin si longtemps avait comporté une telle tension que cela avait dû affecter son point faible, le cerveau. Et quand enfin il se mit à parler, il s’interrompit constamment pour chercher ses mots.

— Grand roi, rois et princes… je suis le cousin germain d’Achille. Son père, Pélée… et mon père, Télamon, étaient frères. Leur père, Éaque, était fils de Zeus. Nous descendons d’une grande lignée. Nous avons un grand nom. Je ne peux accepter qu’on donne cette armure au bâtard d’un vulgaire voleur.

L’assistance s’agita, on fronça les sourcils. Ajax avait-il besoin de calomnier Ulysse ? Pourtant ce dernier ne protesta pas ; il faisait comme s’il n’avait rien entendu et fixait le sol.

— Comme Achille, je suis venu à Troie de mon plein gré, poursuivit Ajax. Nul serment ne nous liait. On n’a pas eu besoin de me démasquer alors que je faisais semblant d’être fou. Ce fut différent pour Ulysse. Dans cette grande armée, seuls deux hommes affrontèrent Hector en combat singulier : Achille et moi. Je n’ai pas besoin d’un Diomède pour accomplir à ma place les basses besognes. À quoi l’armure servirait-elle à Ulysse ? Sa main gauche n’aurait pas même la force de lancer la Vieille Pélion. Sa tête ne saurait supporter le poids du casque. Si vous doutez de mon droit à l’armure de mon cousin, alors jetez-la au milieu d’une meute de Troyens. Vous verrez bien qui la récupérera !

Il regagna sa chaise en boitant et s’assit lourdement.

Agamemnon semblait embarrassé. Il était clair que la plupart d’entre nous étaient d’accord avec Ajax. Perplexe, j’observai Ulysse. Quelles raisons pourrait-il invoquer pour revendiquer l’armure ?

Il s’avança. Ses cheveux paraissaient encore plus roux à la lumière. Roux et gaucher. Il ne faisait nul doute qu’aucun sang divin ne coulait dans ses veines.

— Il est vrai que j’ai souhaité de ne pas venir à Troie, mais je savais, moi, combien longue serait cette guerre. Liés ou non par un serment, combien parmi vous se seraient portés volontaires pour cette expédition, si vous aviez su que vous seriez absents pendant tant d’années ? Quant à Achille, c’est uniquement grâce à moi qu’il est venu à Troie. C’est moi et personne d’autre qui ai déjoué le complot destiné à le garder à Scyros. Ajax était présent, mais ne s’est aperçu de rien. Demandez à Nestor, il confirmera mes dires.

Pour ce qui est de mes ancêtres, je ne relèverai pas la vile insinuation d’Ajax. Moi aussi, je suis un arrière-petit-fils de Zeus le Tout-Puissant.

Mon courage physique ? Qui parmi vous en doute ? Je n’ai pas un corps supérieur à la moyenne pour l’augmenter d’autant, mais je sais me battre. Si vous n’en êtes pas sûrs, comptez mes cicatrices. Le roi Diomède est mon ami, mon amant, pas un favori maniéré.

Je revendique l’armure pour une seule raison, ajouta-t-il, toujours aussi habile à manier les mots, alors qu’Ajax était si embarrassé je veux qu’on respecte la volonté d’Achille. Si je ne puis la porter, Ajax le peut-il ? Si elle est trop grande pour moi, elle est certainement trop petite pour lui. Donnez-la-moi, je la mérite.

Il retourna s’asseoir. Beaucoup hésitaient à présent, mais la décision revenait au seul Agamemnon.

Le grand roi regarda Nestor.

— Qu’en penses-tu ?

— Ulysse mérite l’armure, soupira Nestor.

— Qu’il en soit ainsi !

Ajax poussa un cri. Il dégaina son épée, mais son geste resta inachevé, et il s’affala sur le sol. Il nous fut impossible de le ranimer. Agamemnon finit donc par le faire emmener sur un brancard porté par huit soldats. Ulysse prit l’armure, tandis que les rois se dispersaient, attristés et découragés. J’allai chercher du vin pour ôter à ma bouche son amertume. Quand Ulysse eut fini de parler, nous savions tous quelle était son intention : donner l’armure à Néoptolème.

 

Il faisait nuit depuis longtemps quand je renonçai à m’enivrer. Je parcourus les rues désertes à la recherche d’un lieu où je pourrais trouver quelque réconfort. Enfin la lueur d’un feu ! Chez Ulysse. Le rideau n’était pas encore tiré, aussi entrai-je d’un pas hésitant.

Il était assis près de Diomède et contemplait les braises rougeoyantes, perdu dans ses pensées. Il entourait l’Argien de son bras et ses doigts caressaient lentement l’épaule nue. Un sentiment de solitude m’envahit à nouveau. Achille était mort. Je commandais les Myrmidons, moi qui, de par ma naissance, n’y étais pas préparé. Cela me faisait peur. J’entrai dans le cercle de lumière et m’assis d’un air las.

— Suis-je importun ? demandai-je, un peu tardivement.

— Non, répondit Ulysse en souriant, prends du vin.

— Non merci, répondis-je, car j’avais l’estomac retourné. J’ai essayé en vain de m’enivrer toute la soirée.

— Te sens-tu seul à ce point, Automédon ? demanda Diomède.

— Plus seul que jamais. Comment puis-je le remplacer ? Je n’ai rien d’un Achille !

— Ne t’en fais pas, chuchota Ulysse. Il y a dix jours, quand j’ai vu l’ombre de la mort obscurcir son visage, j’ai envoyé chercher Néoptolème. Si les vents et les dieux sont cléments, il ne devrait pas tarder à arriver.

Je me sentis si soulagé que je faillis l’embrasser.

— Ulysse, je t’en remercie du fond du cœur. Il appartient à un descendant de Pélée de commander les Myrmidons.

— Ne me remercie pas d’avoir fait ce qui s’imposait.

Nous restâmes à bavarder de choses sans importance tandis que la nuit s’écoulait, chacun trouvant réconfort dans la compagnie des autres. À un moment, je crus entendre un brouhaha au loin, mais ce fut bref, et je continuai de prêter attention à ce que disait Diomède. Puis il y eut un grand cri. Cette fois, nous l’entendîmes tous les trois. Diomède se leva d’un bond et saisit son épée, tandis qu’Ulysse hésitait. Le bruit se faisant de plus en plus fort, nous sortîmes et allâmes dans la direction d’où il venait.

Nous atteignîmes les rives du Scamandre où se trouvait l’enclos réservé aux animaux sacrificiels. Chacun avait été soigneusement choisi, béni et marqué d’un emblème sacré. D’autres rois nous y avaient précédés et on avait posté un garde pour éloigner les simples curieux. Bien sûr, on nous laissa passer tout de suite et nous rejoignîmes Agamemnon et Ménélas, debout près de la palissade qui entourait l’enclos, le regard fixé sur une forme qui se dessinait dans l’obscurité. Nous entendîmes un rire dément, une voix emplie de rage et de dérision, qui hurlait de plus en plus fort des insultes vers les étoiles.

— Voilà pour toi, Ulysse, fils de canaille ! Et toi, crève, Ménélas, infâme lèche-cul !

Et cela continuait toujours, tandis que nous scrutions en vain la nuit. Quelqu’un tendit alors une torche à Agamemnon, qui la leva au-dessus de sa tête, projetant une grande flaque de lumière. J’eus le souffle coupé par l’horreur. Je me détournai et vomis. À perte de vue, dans la zone éclairée par la torche, il y avait du sang. Des moutons, du bétail et des chèvres gisaient dans des mares de sang, les yeux vitreux, les pattes coupées, la gorge tranchée, la peau lacérée parfois en des douzaines d’endroits. À l’arrière-plan, Ajax gambadait, une épée ensanglantée à la main. Quand sa bouche grande ouverte ne lançait pas d’injures, elle laissait échapper l’affreux rire qui nous donnait le frisson. Un jeune veau terrifié se balançait au bout de son bras et lui donnait des grands coups de sabots tandis qu’il le tailladait. À chaque coup qu’il lui portait, il appelait le veau Agamemnon puis éclatait de rire.

— Le voir en arriver là ! murmura Ulysse.

— Qu’est-ce que c’est ? soufflai-je.

— Un accès de folie, Automédon. Cela s’explique : trop de coups sur la tête, trop de chagrin, peut-être une attaque. Mais en arriver là ! Je prie afin qu’il ne s’en remette jamais suffisamment pour se rendre compte de ce qu’il a fait.

— Il faut le maîtriser, dis-je.

— Essaie donc, Automédon. Je n’ai aucune envie de maîtriser Ajax alors même qu’il est en pleine crise de folie.

— Moi non plus, dit Agamemnon.

Sans rien faire d’autre, nous restâmes à le regarder.

À l’aube, sa folie cessa. Quand il retrouva la raison, il regarda autour de lui, comme s’il vivait un cauchemar ; il vit les douzaines d’animaux consacrés qui l’entouraient, le sang dont il était couvert de la tête aux pieds et dans lequel il pataugeait, l’épée qu’il tenait en main, les rois silencieux qui le regardaient derrière la palissade. Il tenait encore une chèvre, horriblement mutilée, vidée de tout son sang. Poussant un cri d’horreur, il la lâcha, comprenant enfin ce qu’il avait fait durant la nuit. Il courut jusqu’à la palissade, sauta par-dessus et s’enfuit comme si les furies le poursuivaient déjà. Teucer nous quitta pour le suivre. Nous restâmes sur place, ébranlés jusqu’au plus profond de nous.

Ménélas fut le premier à retrouver l’usage de la parole.

— Est-ce que tu vas laisser passer ça ? demanda-t-il à Agamemnon.

— Que veux-tu, Ménélas ?

— Qu’il meure ! Il a tué les animaux sacrés, il doit le payer de sa vie ! Les dieux l’exigent !

— C’est celui que les dieux préfèrent qu’ils rendent fou en premier, soupira Ulysse.

— Il faut pourtant qu’il meure, insista Ménélas. Exécute-le et interdit qu’on l’ensevelisse !

— C’est la punition qu’il mériterait, marmonna Agamemnon.

— Non, non, non ! Laissez-le donc en paix ! répliqua Ulysse. Est-ce que cela ne te suffit pas, Ménélas, qu’Ajax ait lui-même scellé son destin ? Son ombre est vouée au Tartare, après cette nuit ! Laisse-le en paix ! N’accable pas davantage ce malheureux !

— Ulysse a raison, dit Agamemnon en se détournant du carnage et en s’adressant à Ménélas. Il est fou. Laissons-le expier sa faute du mieux qu’il pourra.

 

Ulysse, Diomède et moi nous rendîmes là où vivait Ajax avec sa principale concubine, Tecmessa, et leur fils, Eurysacès. Quand Ulysse frappa à la porte verrouillée, Tecmessa regarda craintivement à travers le volet de la fenêtre, puis lui ouvrit, son fils à ses côtés.

— Où est Ajax ? demanda Diomède.

— Il est parti, seigneur, et je ne sais pas où, répondit-elle en essuyant ses larmes. Il a simplement dit qu’il allait chercher le pardon de Pallas Athéna en se baignant dans la mer. Il a donné son bouclier à Eurysacès, poursuivit-elle en sanglotant. Il a expliqué que c’était la seule chose qui n’avait pas été souillée par son sacrilège. Puis il nous a confiés à Teucer. Seigneur, seigneur, que s’est-il passé ? Qu’a-t-il fait ?

— Rien qu’il ait pu comprendre, Tecmessa. Reste ici, nous allons le trouver.

Il était près du rivage, là où les vaguelettes clapotent doucement au bord de la lagune et où l’on aperçoit çà et là des rochers sur le sable. Teucer était à ses côtés, agenouillé et la tête baissée. L’impassible Teucer, qui ne parlait jamais beaucoup mais était toujours là quand Ajax avait besoin de lui.

Ce qu’Ajax avait fait était évident : dans la fente d’un rocher plat qui émergeait de quelques pouces au-dessus du sable, la poignée d’une épée était enfoncée jusqu’à la garde, lame en l’air. Après avoir ôté son armure et s’être baigné dans la mer, Ajax avait dessiné une chouette dans le sable pour Athéna et un œil pour Kubaba, la Mère. Puis il s’était placé au-dessus de l’épée et s’était laissé tomber de toute sa masse ; elle lui avait transpercé la poitrine et sectionné la colonne vertébrale. Une bonne longueur de lame dépassait du corps. Ajax gisait, le visage dans son propre sang, les yeux fermés, les traits encore déformés par son accès de démence. Ses énormes mains pendaient, sans vie, les doigts légèrement recourbés.

Teucer leva la tête et nous dévisagea avec amertume. Il avait posé son regard sur Ulysse et ce regard en disait long sur celui qui était à ses yeux responsable. Je ne pus deviner ce que pensait Ulysse, mais il ne broncha pas.

— Que pouvons-nous faire ? se contenta-t-il de demander.

— Rien, répondit Teucer. Je l’enterrerai seul.

— Ici ? demanda Diomède, horrifié. Non ! il mérite mieux que cela !

— Pas du tout. Il savait ce qui l’attendait. Moi aussi. Il aura exactement ce qu’il mérite selon les lois des dieux : la tombe d’un suicidé. C’est tout ce que je puis faire pour lui. Il doit payer dans la mort comme Achille a payé dans la vie. C’est ce qu’il a dit avant de mourir.

Nous nous éloignâmes alors et les laissâmes seuls, les frères qui ne combattraient plus jamais ensemble. Le petit ne pourrait plus s’abriter sous le bouclier du grand. Huit jours s’étaient écoulés et ils étaient morts tous les deux : Achille et Ajax, l’âme et le courage de notre armée.

— Quel malheur ! Ah ! Quel malheur ! s’écria Ulysse, le visage ruisselant de larmes. Comme les dieux agissent de façon singulière ! Achille a traîné Hector attaché au baudrier qu’Ajax lui avait donné. Maintenant Ajax tombe sur l’épée qu’Hector lui a offerte. Par la Mère, Troie m’écœure, ajouta-t-il. Je déteste jusqu’à l’odeur de l’air qu’on y respire.