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Récit d’Énée
J’arrivai à Troie avec mille chars et quinze mille fantassins. Priam, malgré son antipathie à mon égard, me fit tous les honneurs possibles, donna l’accolade à mon pauvre vieux père dément et accueillit chaleureusement Créüse, ma femme (sa propre fille, que lui avait donnée Hécube). Quand il vit notre fils, Ascagne, son visage rayonna de joie et aussitôt il le compara à Hector, ce qui me ravit.
On logea mes troupes dans la cité et ma famille et moi dans un petit palais à l’intérieur de la citadelle. J’avais très bien fait d’attendre pour aller au secours de Priam. Il était maintenant si anxieux de se débarrasser du monstre qui affamait Troie qu’il était prêt à considérer la Dardanie comme un cadeau des dieux.
La cité avait changé. Les rues étaient plus grises et moins bien entretenues que jadis ; elle ne respirait plus la richesse et la puissance comme autrefois. Heureux de me voir, Anténor m’assura qu’une grande partie de l’or troyen avait servi à acheter des mercenaires hittites et assyriens, mais aucun n’était venu – et l’or ne fut pas rendu.
Pendant l’hiver entre la neuvième et la dixième année du conflit, nos alliés de la côte nous envoyèrent des messagers pour nous promettre toute l’aide possible. Nous espérions que cette fois ils viendraient. La côte était ravagée d’un bout à l’autre, il n’y avait plus rien à défendre et les colons grecs affluaient. Le seul espoir qui restait à l’Asie Mineure était de s’allier à Troie pour combattre les Grecs. La victoire permettrait à chacun de rentrer chez soi et chasserait les envahisseurs.
Penthésilée, la reine des Amazones, promit dix mille cavalières.
On attendait Memnon, le frère de Priam, ainsi que cinq mille fantassins hittites et cinq cents chars. Nous avions déjà quarante mille soldats troyens ; si nos alliés tenaient parole, nous surpasserions largement les Grecs en nombre au début de l’été.
Sarpédon et Glaucos furent les premiers à arriver. Leur armée était bien équipée mais, en la regardant, je pris la mesure des destructions qu’Achille avait opérées sur la côte. Sarpédon avait dû recruter des jeunes gens inexpérimentés et des hommes d’un certain âge, des paysans mal dégrossis et des bergers des montagnes qui ignoraient tout de la guerre. Fort heureusement ils étaient enthousiastes et Sarpédon n’avait rien d’un sot. Il saurait en faire des soldats. Je discutai de la question avec Hector.
— Énée, nous pouvons vaincre, déclara Hector.
— Cela fait cent mille hommes… Combien de Grecs crois-tu qu’il y ait dans le camp opposé ? demandai-je.
— On aurait peine à faire le compte si quelques esclaves ne s’étaient échappés. Il y en a un que j’aime beaucoup, un Égyptien de naissance, Démétrios. Grâce à lui et à quelques autres, j’ai appris qu’Agamemnon n’a plus que cinquante mille hommes. Et il ne possède que mille chars de guerre.
— Cinquante mille hommes seulement ? Cela paraît impossible.
— Pas vraiment. Ils n’étaient que quatre-vingt mille à leur arrivée. Selon Démétrios, dix mille d’entre eux sont devenus trop âgés pour porter les armes et Agamemnon n’en a pas fait venir d’autres de Grèce – il a préféré peupler de colons ses nouveaux territoires. Cinq mille soldats sont morts à la suite d’une épidémie, il y a deux ans. Dix mille hommes de la deuxième armée ont été tués ou sont à présent invalides et cinq mille autres sont repartis en Grèce, victimes du mal du pays. Voilà pourquoi j’estime qu’ils sont cinquante mille, Énée.
— En ce cas, dis-je, nous devrions pouvoir les réduire en poussière.
— Voilà qui est parler ! s’exclama Hector, enthousiaste. Me soutiendras-tu quand je demanderai à père de mener notre armée dans la plaine ?
— Mais ni les Hittites ni les Amazones ne sont encore arrivés.
— Nous n’en aurons pas besoin.
— Les Grecs sont bien plus aguerris que nous. Et leurs troupes bénéficient d’excellents chefs.
— Nous manquons d’expérience, je l’admets, mais je ne suis pas d’accord avec toi sur les chefs. Nous pouvons compter sur un bon nombre de valeureux guerriers – toi, par exemple. Et il y a Sarpédon, fils de Zeus. Ses troupes le vénèrent. Enfin il y a Hector, ajouta-t-il, quelque peu embarrassé.
— C’est différent, dis-je. Que représente Hector pour les Dardaniens ou Énée pour les Troyens ? Et qui hors de la Lycie connaît le nom de Sarpédon, fils de Zeus ou non ? Les Grecs, eux, sont célèbres. Songe à Agamemnon, Idoménée, Nestor, Achille, Ajax, Teucer, Diomède, Ulysse, Mérione et bien d’autres encore ! Même leur chirurgien, Machaon, est un brillant soldat. Et tous les soldats grecs connaissent ces noms. Ils pourraient te préciser ce que tel ou tel chef aime manger, ou quelle est sa couleur préférée. Non, Hector, les Grecs forment une nation qui combat sous les ordres du roi des rois, Agamemnon, alors que nous sommes divisés en factions rivales, jalouses les unes des autres.
— Tu n’as que trop raison, soupira Hector après m’avoir longtemps regardé. Mais, une fois au cœur de la bataille, notre armée polyglotte n’aura plus qu’un seul but : chasser les Grecs d’Asie Mineure. Ils ne se battent que par appât du gain tandis que nous luttons pour survivre !
— Hector, tu es un incurable idéaliste ! Quand une lance te menace, te demandes-tu si l’adversaire en veut à ta fortune ? Les Grecs, tout comme nous au milieu d’un combat, se battent pour survivre.
Ne voulant pas commenter ma dernière remarque, il remplit de nouveau nos coupes de vin.
— Ainsi tu as l’intention de demander la permission de faire combattre l’armée hors de la cité ?
— Oui, acquiesça Hector. Aujourd’hui même. Et dire que pour moi nos murailles sont devenues des obstacles, et le palais une prison !
— Parfois c’est ce que nous aimons le plus qui cause notre perte.
— Comme tu es étrange, Énée ! Tu ne crois donc à rien ? Tu n’aimes donc rien ?
— Je crois en moi, et je m’aime, répliquai-je.
Priam hésita longtemps, mais il finit par écouter Anténor et non Hector.
— Ne cède pas, seigneur. Affronter trop tôt les Grecs ruinerait tous nos espoirs. Attends Memnon, chef des Hittites, et la reine des Amazones ! Si Agamemnon n’avait pas Achille et les Myrmidons, peut-être serait-ce différent, mais il les a bel et bien et je les crains énormément. Dès la naissance un Myrmidon ne vit que pour se battre. Son corps est fait de bronze, son cœur de pierre, et il est aussi tenace que la fourmi dont il tient le nom ! Sans les Amazones pour affronter les Myrmidons, ton avant-garde sera taillée en pièces. Attends, seigneur ! Attends !
Priam décida donc d’attendre. Hector semblait accepter la décision de son père avec philosophie, mais je n’étais pas dupe. C’était Achille que l’héritier mourait d’envie d’affronter.
Achille… Je me rappelai l’avoir rencontré à proximité de Lyrnessos et me demandai lequel surpassait l’autre, Achille ou Hector. Ils avaient à peu près la même taille, ils aimaient tous les deux guerroyer. Cependant, j’avais le pressentiment qu’Hector était condamné. On attache trop d’importance à la vertu et Hector était tellement vertueux ! J’avais, moi, des ambitions très différentes.
Je quittai la salle du trône assez mal à l’aise. À cause de cette antique prophétie selon laquelle je régnerais un jour sur Troie, Priam s’était éloigné de moi et de ma famille. Malgré toutes ses politesses depuis mon arrivée, le mépris qu’il éprouvait en secret à mon égard ne l’avait pas quitté. Mais comment pourrais-je jamais vivre plus longtemps que ses cinquante fils ? À moins que Troie ne perdît la guerre, auquel cas il serait possible qu’Agamemnon décidât de me mettre, moi, sur le trône.
J’allai faire les cent pas dans la grande cour, empli de haine envers Priam et rêvant du jour où je régnerais sur Troie, quand je me rendis compte que quelqu’un m’épiait, caché dans l’ombre. Mon sang se glaça. Priam me détestait. Irait-il jusqu’à faire assassiner un proche parent ?
Je sortis mon poignard et me glissai derrière l’autel de Zeus. Lorsque je ne fus plus qu’à deux pas de celui qui m’observait, je bondis, plaquai ma main sur sa bouche et pointai ma lame sur sa gorge. Mais les lèvres doucement appuyées sur ma paume n’étaient pas celles d’un homme, pas plus que la poitrine nue qui se trouvait sous mon poignard. Je lâchai prise.
— M’as-tu prise pour un assassin ? demanda-t-elle, haletante.
— Il était stupide de te cacher, Hélène.
Je trouvai une lampe au pied de l’autel et l’allumai, puis la levai et regardai longuement Hélène. Huit ans s’étaient écoulés depuis la dernière fois que je l’avais vue. Elle devait avoir trente-deux ans.
Ciel, comme elle était belle ! Hélène, Hélène de Troie et d’Amyclées. Dans son maintien, il y avait toute la grâce d’Artémis la Chasseresse ; sur son visage, toute la finesse des traits et le pouvoir de séduction d’Aphrodite. Hélène, Hélène, Hélène… À cet instant où je la contemplais, je me rappelai qu’elle avait troublé mes rêves pendant de longues nuits, que maintes fois au cours de mon sommeil elle avait défait sa ceinture ornée de pierreries et laissé tomber sa jupe autour de ses pieds ivoire. Aphrodite s’était incarnée en elle. Je reconnaissais le corps et le visage de ma mère la déesse, que je n’avais jamais vue mais que mon père évoquait durant ses divagations, car sa liaison avec la déesse de l’amour lui avait à tout jamais fait perdre la raison.
Hélène incarnait tous les sens et tous les éléments. Elle était la terre et l’amour, l’eau et l’air, le feu uni à la glace qui pouvait faire éclater les veines d’un homme. Elle faisait miroiter les charmes de la mort et du mystère, elle vous hantait.
Elle posa sur mon bras sa main dont les ongles brillants avaient l’éclat de la nacre.
— Cela fait quatre lunes que tu es à Troie et c’est la première fois que je te vois, Énée.
Révolté et exaspéré, je repoussai violemment sa main.
— Pourquoi te chercherais-je ? À quoi me servirait d’être surpris en compagnie de la trop fameuse putain ?
Elle m’écouta sans sourciller, les paupières baissées. Puis ses cils noirs se relevèrent et elle me regarda avec gravité.
— Je suis tout à fait d’accord, dit-elle avec le plus grand calme. Pour tout homme, une femme n’est qu’un bien qu’il possède. Il peut la maltraiter à son gré, sans craindre les représailles. Les femmes sont des créatures passives. Nous n’avons aucune autorité parce que les hommes nous jugent incapables de logique. C’est nous qui les mettons au monde, mais ils se hâtent de l’oublier.
— Tu n’es guère crédible quand tu t’apitoies sur ton sort, m’exclamai-je en bâillant.
— Tu me plais, affirma-t-elle avec un fin sourire. Parce que tu es très ambitieux et que tu me ressembles.
— Je te ressemble ? Vraiment ?
— Eh oui ! Je suis le jouet d’Aphrodite et toi, tu es son fils.
Elle se précipita alors dans mes bras avec fougue et me prodigua mille caresses, me faisant perdre la tête. Je la soulevai et l’emmenai jusque dans mes appartements à travers les couloirs silencieux. Personne ne nous vit. Je suppose que ma mère avait manigancé tout cela. Elle savait s’y prendre, la rusée !
Même quand le paroxysme de sa passion m’ébranla jusqu’au tréfonds de mon être, je sentis qu’une partie d’elle refusait d’admettre que je la possédais. Je connus les affres du plaisir mais, tandis qu’elle me vidait de toute mon énergie, elle gardait la sienne enclose dans une forteresse à jamais inaccessible.