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Récit d’Hélène

 

Xanthippe ne me ménagea pas ; je quittai le terrain haletante et épuisée. Nous avions réuni une nombreuse assistance et je regardai mes admirateurs avec mon plus beau sourire. Aucun homme ne se soucia de féliciter Xanthippe pour son succès. C’est moi qu’ils étaient venus voir. On se pressait à mes côtés, on chantait mes louanges, on trouvait tous les prétextes pour me toucher la main ou l’épaule, les plus hardis me proposaient, en guise de plaisanterie, de lutter avec moi quand je le voudrais.

D’après mon âge j’étais encore une enfant, mais leurs regards le démentaient, me révélant sur moi-même des choses que je savais déjà. Des miroirs en cuivre poli ornaient mes appartements et j’avais des yeux, moi aussi. C’étaient tous des nobles de la Cour, mais aucun d’eux n’y jouait un rôle important. Je m’en débarrassai comme on chasse des mouches, saisis la serviette que me tendait une de mes esclaves et m’en enveloppai, en dépit d’un tollé de protestations.

C’est alors que j’aperçus mon père, loin de la foule. Père m’avait-il observée ? Comme c’était étrange ! Il ne venait jamais voir les femmes parodier les sports virils. Je m’approchai de lui et l’embrassai.

— As-tu toujours un public aussi enthousiaste, mon enfant ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.

— Oui, père, dis-je fièrement, je suis très admirée.

— Je l’ai constaté. Mais je me fais vieux et je perds mon sens de l’observation. Heureusement ton frère aîné n’est ni vieux ni aveugle. Il m’a dit ce matin que je ferais bien de venir ici.

— Et pourquoi Castor s’intéresse-t-il tant à moi ?

— Le contraire serait fâcheux ! Va prendre un bain, Hélène, habille-toi et reviens me voir, m’ordonna-t-il quand nous fûmes à la porte de la salle du trône.

Son visage ne révélait rien de ses pensées. Aussi, je m’éloignai avec un haussement d’épaules.

Nesté m’attendait dans mes appartements et me fit des reproches. Tout en caquetant, elle ôta la serviette qui m’enveloppait et la jeta dans un coin, puis elle dégrafa ma tunique. Je ne lui prêtai nulle attention et d’un pas léger je glissai sur les dalles froides et sautai dans la baignoire où je barbotai joyeusement. Je sentais avec délices les vaguelettes me frôler, me lécher, me dissimulant à la vue perçante de Nesté, si bien que je pouvais me caresser tout à loisir. Quel plaisir ensuite que de la laisser me masser et m’oindre d’huile parfumée ! Xanthippe et ses pareilles ne semblaient pas tirer de ces choses un aussi vif plaisir que moi. Peut-être était-ce parce qu’un Thésée ne les y avait pas initiées…

Une autre de mes esclaves avait disposé mon péplos en cercle par terre. Je me plaçai en son centre. Elles le redressèrent puis rattachèrent autour de ma taille. Il était lourd, mais j’y étais habituée, car cela faisait maintenant deux ans que je portais des vêtements de femme. Depuis mon retour d’Athènes. Ma mère avait jugé ridicule de m’habiller en fillette après ce qui s’y était passé. On me présenta ensuite ma large ceinture, qu’on ne pouvait lacer que si je retenais ma respiration. Une esclave fit passer mes cheveux bouclés dans mon diadème d’or, une autre orna mes oreilles d’une paire de boucles en cristal de roche. Je tendis mes pieds nus, un à la fois, pour qu’on mette des anneaux et des clochettes à chacun de mes dix orteils, puis mes bras et mes mains pour qu’on y glisse bagues et bracelets.

Quand elles eurent fini, j’allai jusqu’à mon grand miroir et m’y examinai d’un œil critique. Le péplos était le plus joli que je possédais, froncé de la taille aux chevilles. Son poids était dû aux perles de cristal de roche et d’ambre, aux amulettes de lapis-lazuli et d’or martelé, aux clochettes dorées et aux pendentifs en céramique qui l’ornaient, si bien que des sons harmonieux accompagnaient chacun de mes mouvements.

— Pourquoi n’ai-je pas le droit de peindre à l’or le bout de mes seins, Nesté ?

— Ça ne sert à rien de t’en prendre à moi, jeune princesse. Demande plutôt à ta mère. Mais garde cet artifice pour le moment où tu en auras besoin – après la naissance de ton enfant, quand tes mamelons auront bruni.

Sans doute avait-elle raison. J’avais de la chance ; mes tétons étaient roses et pointus comme de jeunes bourgeons, ma poitrine haute et ferme.

Thésée disait que c’étaient deux chiots blancs à la truffe rose. Mon humeur s’assombrit à cette pensée. Thésée, mon amour. Ses lèvres, ses mains, la façon qu’il avait d’exciter tout mon corps jusqu’à ce qu’il brûle du désir d’être satisfait… Puis ils étaient venus me chercher, mes frères estimés, Castor et Pollux. Si seulement Thésée avait été à Athènes à leur arrivée ! Mais il se trouvait loin, à Scyros, avec le roi Lycomède et personne n’avait osé s’opposer aux fils de Tyndare.

Je laissai mes esclaves tracer un cercle autour de mes yeux avec de la poudre noire et peindre mes paupières en doré, mais je refusai le carmin sur mes joues et mes lèvres. Inutile, avait dit Thésée. Puis je descendis voir mon père dans la salle du trône où il était assis près d’une fenêtre. Il se leva immédiatement.

— Approche-toi de la lumière, m’ordonna-t-il.

J’obtempérai sans mot dire. C’était un père indulgent, mais c’était aussi le roi. Tandis que le soleil dardait sur moi ses rayons, mon père recula de quelques pas et me regarda comme s’il me voyait pour la première fois.

— Oh oui, Thésée était bien plus clairvoyant que quiconque à Lacédémone ! Ta mère a raison. Tu es une jeune fille. Nous devons donc faire quelque chose avant que ne survienne un autre Thésée.

J’avais les joues en feu, mais demeurai silencieuse.

— Il est temps de te marier, Hélène. Quel âge as-tu ?

— Quatorze ans, père.

Me marier ! pensai-je, voilà qui est intéressant.

— Nous n’avons que trop attendu, remarqua-t-il.

Ma mère entra. J’évitai son regard car je me sentais mal à l’aise, face à mon père qui me regardait avec des yeux d’homme. Mais ma mère fit semblant de ne pas me voir, se rapprocha de lui et me jaugea à son tour. Puis ils échangèrent un regard entendu.

— Je te l’avais bien dit, Tyndare.

— Oui, Léda, il lui faut un mari.

Ma mère éclata d’un beau rire cristallin qui, d’après la rumeur, avait séduit Zeus le Tout-Puissant. Elle avait à peu près mon âge, quand on l’avait découverte nue, enlaçant un cygne gigantesque, gémissant et roucoulant de plaisir ; en un éclair elle avait deviné : « Zeus, Zeus, le cygne, c’est Zeus, il m’a violée ! » Mais moi, sa fille, je n’étais pas aussi niaise. Son père l’avait mariée à Tyndare trois jours plus tard et elle avait donné à deux reprises naissance à des jumeaux d’abord Castor et Clytemnestre puis, quelques années plus tard, Pollux et moi. Mais maintenant tout le monde semblait croire que Castor et Pollux étaient les jumeaux ou que nous étions tous nés ensemble, des quadruplés. Dans ce cas, lesquels d’entre nous descendaient de Zeus, lesquels de Tyndare ?

— Dans ma famille les filles sont précoces et souffrent beaucoup, déclara ma mère, qui riait encore.

— Oui, acquiesça mon père, qui ne riait pas.

— Il ne sera pas bien difficile de lui trouver un époux. Il suffira d’évincer les prétendants à coups de massue, Tyndare !

— Elle est bien née et richement pourvue.

— Balivernes que tout cela ! Elle est si belle qu’une dot n’y change rien. Le grand roi d’Attique nous a rendu un grand service en louant sa beauté de la Thessalie à la Crète. Qu’un homme aussi vieux que Thésée s’entiche d’une fillette de douze ans au point de l’enlever, voilà qui n’arrive pas tous les jours.

— Je préférerais qu’on évite ce sujet, dit mon père d’un ton sec, en pinçant les lèvres.

— Dommage qu’elle soit plus belle que Clytemnestre.

— Clytemnestre plaît à Agamemnon.

— Dommage alors qu’il n’y ait pas deux grands rois à Mycènes.

— Il y a trois autres grands rois en Grèce.

Mon père commençait à faire preuve de sens pratique.

J’allai me cacher dans l’ombre, craignant de me faire remarquer et d’être chassée. Le sujet de la conversation – moi – était bien trop intéressant. J’aimais à entendre dire que j’étais belle. Surtout quand on prétendait que j’étais plus belle que Clytemnestre, ma sœur aînée, qui avait épousé Agamemnon, grand roi de Mycènes et grand roi de toute la Grèce. Jamais je ne l’avais aimée ; quand j’étais petite, elle me terrifiait lorsqu’elle arpentait les grandes salles en proie à une de ses rages célèbres ; sa chevelure de feu était dressée sur sa tête, ses yeux noirs lançaient des éclairs. Elle devait donner bien du mal à son mari quand elle piquait ses colères, tout grand roi qu’il fût. Cependant Agamemnon paraissait de taille à la maîtriser.

Mais pour l’heure, on parlait de mon mariage.

— Je ferais bien d’envoyer des hérauts à tous les rois, suggéra mon père.

— Oui et le plus tôt sera le mieux. Que penses-tu de Philoctète ?

— C’est un homme remarquable, promis à un brillant avenir, dit-on. Cependant il est roi de Thessalie, ce qui signifie qu’il doit rendre hommage à Pélée et à Agamemnon. Je songe plutôt à Diomède, de retour de la campagne de Thèbes, couvert de richesses et de gloire. Argos a l’avantage de n’être pas très loin. Si Pélée avait été plus jeune, je l’aurais choisi sans hésiter, mais on dit qu’il refuse de se remarier.

— Inutile de s’attarder sur ceux qui ne peuvent être des prétendants, rétorqua ma mère. Mais il y a Ménélas.

— Comment l’oublierais-je ?

— Invite-les tous. Les héritiers aux trônes aussi bien que les rois. Ulysse d’Ithaque est roi, maintenant que le vieux Laërte est sénile. Et Ménesthée est un grand roi d’Attique bien plus sûr que ne l’était Thésée. Remercions tous les dieux de ne pas avoir affaire à Thésée !

Je sursautai.

— Que veux-tu dire ? demandai-je, frémissante.

Au fond de mon cœur, j’avais espéré que Thésée viendrait me chercher et me demanderait en mariage. Depuis mon retour d’Athènes je n’en avais pas entendu parler. Ma mère me prit les mains et les serra fort.

— Mieux vaut que ce soit nous qui te l’apprenions, Hélène. Thésée est mort, il a été exilé et tué à Scyros.

Je me dégageai violemment et quittai la pièce en courant. Mes rêves s’écroulaient. Thésée était mort. Mort ? Était-ce possible ? Une partie de moi venait de mourir à jamais.

 

Deux lunes plus tard, mon beau-frère Agamemnon arriva, en compagnie de son frère, Ménélas. Quand ils entrèrent dans la salle du trône, j’étais présente, en ma qualité de sujet de toutes les conversations. Des messagers accourus de la porte du palais nous avaient avertis. Aussi le grand roi de Mycènes et de toute la Grèce fit-il son entrée au son des trompes. On avait déroulé sous ses pas un tapis tissé d’or.

Jamais je ne sus dire si Agamemnon m’était sympathique ou pas. Je comprenais cependant en quoi il était impressionnant. Il était grand et se tenait droit, en guerrier, se déplaçant comme si le monde entier lui appartenait. Quelques fils d’argent apparaissaient dans ses cheveux de jais. Ses yeux noirs savaient se faire implacables et menaçants, son nez était fortement busqué ; quant à ses lèvres, minces et relevées aux commissures, elles exprimaient le dédain.

On voyait rarement des hommes si bruns en Grèce, où les gens sont généralement blonds. Cependant, loin d’avoir honte de la couleur de ses cheveux, Agamemnon en était fier. Bien que la mode fût au menton bien rasé, il arborait une longue barbe noire bouclée et torsadée à l’aide de rubans d’or. Il portait un long manteau de laine pourpre dont les broderies au fil d’or dessinaient des motifs compliqués et, dans sa main droite, il tenait le sceptre royal en or massif, qu’il maniait avec autant de dextérité que s’il eût été en bois.

Mon père descendit de son trône et s’agenouilla pour lui baiser la main, lui rendant l’hommage que tous les rois de Grèce devaient au grand roi de Mycènes. Ma mère s’avança pour se joindre à eux. Nul ne me prêtait attention, ce qui me donna le loisir d’examiner Ménélas, mon éventuel prétendant. Hélas ! L’attente pleine d’espoir fit place à une cruelle déception. Je m’étais faite à l’idée d’épouser une réplique d’Agamemnon, mais cet homme n’avait rien de commun avec lui. Était-il vraiment le frère du grand roi de Mycènes, fils d’Allée, issu de la même mère ? Voilà qui me paraissait impossible. Petit, trapu, la jambe grosse et disgracieuse. Les épaules tombantes, l’allure mièvre et timorée. Un visage quelconque. Des cheveux d’un roux aussi flamboyant que ceux de ma sœur. Peut-être m’eut-il plu davantage s’il avait eu des cheveux d’une autre couleur.

Mon père me fit signe d’approcher. Je m’avançai en trébuchant et plaçai ma main dans la sienne. Le royal visiteur tourna son regard vers moi, un regard ardent et admiratif. J’eus pour la première fois une impression qui allait se renouveler les jours suivants je n’étais ni plus ni moins qu’un animal primé que le plus offrant remporterait aux enchères.

— Elle est parfaite, dit Agamemnon à mon père. Comment fais-tu pour avoir de si beaux enfants, Tyndare ?

Mon père éclata de rire et, passant le bras autour de la taille de ma mère, répondit :

— Je n’y suis que pour moitié, seigneur.

Ils s’éloignèrent, me laissant en tête-à-tête avec Ménélas, mais j’eus le temps d’entendre une dernière question.

— Que s’est-il réellement passé avec Thésée ?

Ma mère se hâta d’intervenir.

— Il l’a enlevée, Agamemnon ; fort heureusement, c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase et les Athéniens l’ont chassé avant qu’il n’ait eu le temps de la déflorer. Castor et Pollux l’ont ramenée avant qu’il n’ait pu la toucher.

Menteuse ! Menteuse !

Ménélas me dévisageait ; je me rengorgeai.

— Tu n’es jamais venu à Amyclées ? lui demandai-je.

Il marmonna quelque chose, baissa la tête.

— Que dis-tu ?

— N-n-non, réussit-il à articuler à voix haute.

En plus il bégayait !

 

D’autres prétendants accoururent. Ménélas était le seul autorisé à résider au palais, grâce à ses liens de parenté avec notre famille – et à l’influence de son frère. Les autres furent logés avec les nobles ou dans la résidence des hôtes. Ils étaient cent ! Je découvris avec plaisir qu’aucun d’entre eux n’était aussi ennuyeux et peu séduisant que Ménélas, le bègue.

Quand Diomède entra, je vis tout de suite qu’il surpassait tous les autres. Un roi et un véritable guerrier. Tout comme Thésée, il donnait l’impression de connaître le monde, mais il était aussi brun que Thésée était blond. Un bel homme ! De grande taille, souple comme un félin. Ses yeux étincelaient d’un humour impudent, ses lèvres affichaient un rire permanent. D’emblée, il eut ma préférence. Quand il me parla, son regard me transporta et le désir s’enflamma au creux de mon sexe. Oui, je choisirais Diomède, roi d’Argos – la si proche cité.

Une fois le dernier invité arrivé, mon père organisa un grand festin. Je trônais sur l’estrade, telle une reine, affectant ne pas remarquer cette multitude de regards ardents. Le mien cillait lorsque par hasard il rencontrait celui de Diomède. Soudain, Diomède aperçut un homme et se leva d’un bond pour l’étreindre. Ils échangèrent quelques mots, puis l’étranger se dirigea vers l’estrade pour saluer mon père et Agamemnon qui, tous deux, s’étaient levés. Agamemnon sétait levé ! Le grand roi de Mycènes ne se levait pour personne !

Mais le nouveau venu était bien différent des autres. Il était grand, l’aurait été encore davantage si ses jambes, anormalement courtes et légèrement arquées, avaient été proportionnées au reste de son corps. C’était vraiment un bel homme, il avait les traits fins et ses yeux gris et lumineux resplendissaient d’intelligence. Ses cheveux étaient du roux le plus éclatant que j’aie jamais vu.

Je frissonnai quand il posa son regard sur moi. Qui était-il donc ?

Mon père ordonna à un esclave de placer un siège royal entre lui et Agamemnon. Mais qui donc pouvait-il être, pour susciter tant d’égards ? Et demeurer si impassible ?

— Voici Hélène, dit mon père.

Rien d’étonnant à ce que toute la Grèce soit ici rassemblée, Tyndare, remarqua l’inconnu d’un ton enjoué, saisissant une cuisse de poulet et y plantant les dents. La réputation qu’on a faite à Hélène n’est pas trompeuse, c’est la plus belle femme du monde et tu vas avoir bien des difficultés à contenir les têtes brûlées ; car tu n’en satisfais qu’un, décevant tous les autres.

Agamemnon jeta à mon père un regard qui les fit tous deux éclater de rire.

— Toi seul étais capable de si bien résumer la situation, Ulysse, affirma le grand roi.

Quelle sotte j’étais ! C’était Ulysse, naturellement. Qui d’autre oserait s’adresser en égal à Agamemnon ? Qui d’autre serait digne d’un siège royal sur l’estrade ?

J’avais tant entendu parler de lui ! On évoquait son nom chaque fois qu’il était question de décisions graves : lois, impôts, guerres. Mon père avait un jour entrepris l’ennuyeux voyage jusqu’à Ithaque simplement pour le consulter. Il passait en effet pour l’homme le plus intelligent qui fût, davantage même que Nestor et Palamède. De plus, il ne se contentait pas de l’intelligence, mais y ajoutait la sagesse.

Que de choses chuchotées, à propos de celui qu’on avait surnommé le Renard d’Ithaque ! Son royaume se réduisait à quatre îlots rocheux arides, au large de la côte ouest. Son palais était sans prétention et il était fermier, ses vassaux ne pouvant payer assez d’impôts pour subvenir à ses besoins. Mais sa renommée était grande. Lorsqu’il vint à Amyclées et que je le vis pour la première fois, il avait vingt-cinq ans, peut-être même était-il plus jeune, tant il est vrai que la sagesse vieillit.

 

Ils continuèrent à converser, sans prendre garde au fait que je pouvais les entendre.

— As-tu l’intention de demander la main d’Hélène ? questionna Tyndare.

— Tu m’as percé à jour ! s’exclama Ulysse d’un air malicieux.

— Je ne te savais pas en quête de la beauté. Il est pourtant vrai que sa dot est fort intéressante.

— Et que fais-tu de ma curiosité ? Je ne pouvais manquer un tel spectacle !

Agamemnon sourit, quant à mon père, il rit de bon cœur.

— Quel spectacle en effet ! Que vais-je faire, Ulysse ? Regarde-les. Cent un princes et rois, qui s’épient et spéculent sur qui va être l’heureux élu. Sans compter qu’ils s’apprêtent, tous autant qu’ils sont, à contester mon choix.

— C’est devenu une sorte de concours, l’interrompit alors Agamemnon. Qui a la faveur du grand roi de Mycènes et de son beau-père, Tyndare de Lacédémone ? Car ils savent que Tyndare doit compter avec moi ! Il en résultera forcément d’implacables antagonismes.

— Forcément.

— Qu’allons-nous faire ? demanda le grand roi.

— Sollicites-tu officiellement mon avis, seigneur ?

— Assurément.

Je me raidis. Comme j’avais peu d’importance ! Soudain j’eus envie de pleurer. Est-ce moi qui choisirais ? Non, bien sûr, Agamemnon et mon père le feraient à ma place. Et mon destin était à présent entre les mains d’Ulysse. Est-ce que je comptais pour lui ? J’eus un pincement au cœur lorsqu’il me fit un clin d’œil : pas le moins du monde ! Nulle lueur de désir dans ses yeux gris. Il n’était pas venu en prétendant, mais tout simplement parce qu’il savait qu’on lui demanderait conseil. Il était venu rehausser son prestige, rien de plus.

— Je suis, comme toujours, heureux de pouvoir t’aider, Tyndare, assura Ulysse d’une voix suave en regardant mon père. Cependant, avant d’aborder le délicat problème du mariage d’Hélène, je voudrais que tu m’accordes une faveur.

Agamemnon parut offensé. J’étais pour ma part curieuse de savoir à quel subtil marchandage il se livrait.

— Est-ce Hélène que tu désires ? s’enquit mon père sans ambages.

Ulysse rejeta la tête en arrière et se mit à rire si fort qu’un lourd silence s’ensuivit parmi les convives.

— Non, oh non ! Comment oserais-je la demander en mariage ? Ma fortune est insignifiante, mon royaume sans attraits ! Pauvre enfant ! Je ne peux imaginer une telle beauté confinée sur un simple rocher en pleine mer Ionienne ! Non, je ne veux pas d’Hélène pour épouse, c’est une autre que je désire.

— Soit, dit Agamemnon, rasséréné. Qui donc ?

Ulysse préféra s’adresser à mon père.

— Pénélope, la fille de ton frère Icarios.

— Je me charge de cela. N’aie nulle inquiétude.

— Icarios ne m’aime pas et Pénélope a eu des prétendants bien plus fortunés.

— Je m’en occuperai, répéta mon père.

— L’affaire est donc réglée, ajouta Agamemnon.

Je n’en revenais pas ! Il paraissait saisir pourquoi Ulysse estimait Pénélope. Moi, pas du tout. Je la connaissais bien, ma cousine : assez jolie, riche héritière de surcroît, mais tellement ennuyeuse ! Un jour où elle me surprit alors qu’un noble m’embrassait les seins, elle me gratifia d’un long sermon sur les vils et dégradants plaisirs de la chair. Et ajouta – d’une voix froide et mesurée – que je ferais bien mieux de me consacrer à des occupations vraiment féminines, comme le tissage. Elle devait être folle ; le tissage, vraiment !

Ulysse se remit à parler. Je laissai là mes considérations sur Pénélope et tendis l’oreille.

— Je crois savoir à qui tu comptes accorder la main de ta fille, Tyndare et je comprends tes raisons. Mais qui tu choisis importe peu, il le faut avant tout préserver tes intérêts ainsi que ceux d’Agamemnon et conserver de bonnes relations avec les cent prétendants que ton choix aura déçus. Je peux t’y aider, si tu suis mes conseils à la lettre.

— Soit ! répondit Agamemnon.

— Il convient tout d’abord de rendre aux prétendants tous leurs présents, en les remerciant de leur générosité. Personne ne doit pouvoir te reprocher d’être cupide, Tyndare.

— Est-ce vraiment nécessaire ? demanda mon père, chagrin.

— Indispensable.

— Les présents seront rendus, déclara Agamemnon.

— Bien. Tu annonceras ton choix dans la salle du trône, demain soir. Je veux que la pénombre règne, que le lieu soit sanctifié. Fais donc venir tous les prêtres et brûler de l’encens. Un tel rituel engourdira les esprits. Tu ne peux te permettre de t’adresser à une foule surexcitée et agressive.

— Il en sera ainsi, soupira mon père, qui détestait entrer dans les menus détails.

— On n’en est qu’aux prémices, Tyndare. Quand tu leur parleras, tu diras aux prétendants combien tu aimes ta fille, ce précieux joyau et comment tu as prié les dieux de te guider. Tu leur diras que ton choix a été approuvé par l’Olympe. Les auspices sont favorables, les oracles limpides. Mais Zeus le Tout-Puissant a posé ses conditions » Avant d’apprendre le nom de l’heureux vainqueur, tous devront jurer d’approuver ton choix. Mais tous devront également jurer fidélité et loyauté au futur époux d’Hélène. Si besoin est, tous feront la guerre pour défendre ses droits.

Agamemnon, silencieux, le regard vide, se mordillait les lèvres, apparemment fort excité. Mon père était abasourdi. Quant à Ulysse, il terminait son poulet, satisfait de sa tirade. Soudain Agamemnon le saisit par les épaules avec une force telle que ses doigts blanchirent. C’en était inquiétant mais Ulysse, impassible, se contenta de le regarder.

— Par Kubaba, notre Mère, tu es un génie, Ulysse ! s’écria le grand roi. Tu te rends compte de ce que cela signifie, Tyndare ? L’époux d’Hélène pourra compter sur des alliances irrévocables avec presque toutes les nations de Grèce ! Son avenir est assuré, son statut mille fois renforcé !

Quoique fort soulagé, mon père fronça les sourcils.

— Mais quel serment proposer ? Il doit être suffisamment terrible pour les lier à jamais !

— Un seul convient, déclara Agamemnon. Il articula lentement : le serment de l’Étalon : par Zeus le maître du Tonnerre, par Poséidon qui fait trembler la Terre, par les filles de Perséphone et par le Styx.

Les mots tombèrent comme gouttes de sang de la tête de Méduse. Père trembla et porta ses mains à son front. Mais Ulysse, indifférent, avait déjà changé de sujet.

— Qu’en est-il de l’Hellespont ? demanda-t-il à Agamemnon.

Le grand roi s’assombrit.

— Je ne sais trop. Pourquoi le roi Priam ne voit-il pas les avantages qu’il aurait à rendre le Pont-Euxin de nouveau accessible aux navires marchands grecs ?

— Il me semble, dit Ulysse en prenant un gâteau au miel, qu’en exclure les marchands grecs n’a pour Troie que des avantages. Elle s’enrichit des péages imposés pour franchir l’Hellespont. De plus, Priam a conclu des traités avec les autres rois d’Asie Mineure. Sans doute prélève-t-il une partie des sommes exorbitantes que nous, les Grecs, devons débourser pour l’étain et le cuivre, si nous les achetons en Asie Mineure, et nous y sommes bien obligés. Il ne s’agit ici que de profit, Agamemnon.

— Télamon nous a joué un bien mauvais tour en enlevant Hésione ! s’exclama mon père.

— Télamon était dans son droit, répliqua Agamemnon. Tout ce qui demandait Héraclès, c’était une rétribution pour l’éminent service qu’il avait rendu à Troie. Quand cet avare de Laomédon la lui a refusée, le premier imbécile venu aurait pu en tirer les conséquences.

— Cela fait à présent plus de vingt ans qu’Héraclès est mort, dit Ulysse. Thésée lui aussi est mort. Seul Télamon vit encore et jamais il n’acceptera de se séparer d’Hésione, quand bien même elle y consentirait. L’enlèvement et le viol sont de vieilles pratiques, qui n’ont guère à voir avec la politique troyenne. La Grèce est en plein essor. L’Asie Mineure le sait. Quelle meilleure politique Troie et l’Asie Mineure peuvent-elles adopter que de refuser à la Grèce ce dont elle a besoin : de l’étain et du cuivre pour fondre du bronze ?

— Ça n’est que trop vrai, dit Agamemnon en tirant sur sa barbe. Que ressortira-t-il de cette interdiction imposée par Troie ?

— Une guerre, conclut Ulysse calmement. Tôt ou tard, nous ne pourrons l’éviter ; quand nous commencerons à être à court d’étain pour couler le bronze et forger des glaives, des boucliers et des pointes de flèches.

Leur conversation se fit plus ennuyeuse encore ; il ne s’agissait plus de moi. Par ailleurs, Ménélas me devenait intolérable et l’effet du vin se faisait sentir parmi les convives : les regards admiratifs se raréfiaient. Je m’esquivai silencieusement et, arrivée devant les appartements de ma mère, redoublai de prudence. Tête baissée, je tirai le rideau. Soudain je me sentis happée par derrière et une main sur ma bouche étouffa mon cri. Diomède ! Le cœur battant, je le contemplai. Je n’avais jusqu’à présent échangé avec lui que quelques mots et jamais nous ne nous étions trouvés seuls ensemble.

La lampe faisait luire sa peau ambrée, une veine battait à son cou. Je croisai son regard sombre, brûlant et sentis sa main s’éloigner de ma bouche. Comme il était beau !

— Viens me retrouver dehors, dans le jardin, murmura-t-il.

— Es-tu fou ? Laisse-moi partir et je ne dirai rien de ton impudence. Mais laisse-moi !

Son sourire laissait entrevoir l’éclat de ses dents.

— Je ne partirai pas avant que tu t’engages à venir me trouver dans le jardin. Ils vont encore rester un bon moment dans la salle du banquet, nul ne remarquera notre absence. Je te veux ! Je me moque bien de leurs palabres et de leurs tergiversations.

Encore tout étourdie par la chaleur qui régnait dans la salle du banquet, j’acquiesçai malgré moi, d’un signe de tête et Diomède me rendit ma liberté. Je courus dans ma chambre.

Nesté m’attendait.

— Va donc te coucher ! Je veux me déshabiller seule !

Habituée à mes sautes d’humeur, elle se retira. J’enlevai mes vêtements, les clochettes, les bracelets et les bagues et passai un simple peignoir. Puis je courus dans le couloir et dévalai l’escalier à l’arrière de la maison pour m’engouffrer dans la nuit. Il avait dit le jardin. Qui, en effet, penserait à nous chercher dans le potager ? Je l’y trouvai, nu sous un laurier. Mon peignoir tomba à terre, suffisamment loin de lui pour qu’il me voie dans le ruissellement du clair de lune. En un instant, il fut près de moi, étendit le peignoir pour en faire notre couche et me serra dans ses bras. Il me pressait contre la terre, qui donne force aux femmes et retire aux hommes la leur. Ainsi le veulent les dieux.

— La langue et les mains, Diomède, rien d’autre, murmurai-je. Je veux m’étendre sur la couche nuptiale l’hymen intact.

Il étouffa un rire entre mes seins.

— Est-ce Thésée qui t’a appris à rester vierge ?

— Personne n’a eu à me l’apprendre, chuchotai-je en lui caressant les bras et les épaules. Je sais que je risque ma tête si je sacrifie ma virginité à tout autre qu’à mon mari.

Quand il me quitta, il était satisfait, je pense, même si ce n’était pas tout à fait ce qu’il avait espéré. Mais parce que son amour était sincère, il respecta mes conditions, comme l’avait fait Thésée. Je me moquais bien de ce qu’avait pu ressentir Diomède ; moi, j’avais éprouvé du plaisir.

Un plaisir encore visible le lendemain soir, quand je m’assis à côté du trône de mon père ; pourtant personne ne le remarqua. Diomède se trouvait parmi la foule, en compagnie de Philoctète et d’Ulysse, trop loin pour que je puisse discerner son expression. La salle était plongée dans une semi-obscurité peuplée d’ombres. Les prêtres firent leur entrée, enveloppés d’un nuage d’encens ; insidieusement, l’atmosphère se fit pesante et solennelle.

Mon père reprit les mots d’Ulysse. La tension montait. Puis arriva le cheval destiné au sacrifice, un étalon d’une blancheur immaculée.

Ses sabots glissaient sur les dalles usées tandis qu’on le tirait par son licol doré. Agamemnon saisit la hache à double tranchant et l’abattit avec force et précision. L’étalon s’affaissa lentement sous une pluie écarlate, la queue et la crinière flottant comme des herbes dans les ruisseaux de son sang.

Horrifiée, je regardai les prêtres qui découpaient le magnifique en quatre quartiers. Jamais je n’oublierai la scène : un à un les prétendants s’avançaient et, debout en équilibre sur les quartiers encore fumants de l’animal, prêtaient le terrible serment, jurant loyauté et allégeance à mon futur époux. En cet instant tragique, les voix étaient devenues mornes, éteintes, toute virilité avait disparue. Des visages blêmes et couverts de sueur défilaient à la lueur vacillante des torches, tandis qu’au loin le vent gémissait telle une âme errante.

Enfin ce fut terminé. La carcasse du cheval gisait, abandonnée. Les prétendants, comme drogués, levaient les yeux vers le roi.

— J’accorde ma fille à Ménélas, déclara mon père.

On entendit le soupir de cent poitrines, rien d’autre. Personne ne protesta. Même Diomède n’eut aucun mouvement de colère. Nos regards se croisèrent tandis que les esclaves allumaient les lampes ; C’est de loin que nous échangeâmes un adieu, nous nous savions vaincus. Les larmes coulaient sur mes joues, mais nul ne les remarqua. Je glissai ma main inerte dans la paume moite de Ménélas.