8

Récit d’Agamemnon

 

Ma femme se tenait debout à la fenêtre, baignée de soleil. Sa chevelure aux reflets cuivrés resplendissait. Certes, elle n’était pas aussi belle qu’Hélène, mais elle m’attirait bien davantage. Clytemnestre n’était pas un simple ornement, force et énergie émanaient de toute sa personne.

J’entendis un grand remue-ménage au dehors : mes gardes criaient que le roi et la reine ne voulaient pas être dérangés. Le sourcil froncé, je me levai, mais à peine avais-je fait un pas que Ménélas entrait avec précipitation, s’effondrant en sanglots à mes genoux.

— Qu’est-ce donc ? demandai-je en le relevant pour le faire asseoir.

Mais il ne cessait de pleurer. Les cheveux sales et emmêlés, les vêtements en désordre, il portait une barbe de trois jours. Clytemnestre lui versa une coupe de vin pur. Il se calma un peu après en avoir bu.

— Ménélas, que t’arrive-t-il ?

— Hélène n’est plus parmi nous.

— Elle est morte ? demanda Clytemnestre.

— Non, elle n’est plus là ! Elle m’a quitté, Agamemnon ! Quitté !

Il se redressa, fit un effort pour reprendre ses esprits.

— Raconte, Ménélas.

— Je suis rentré de Crète il y a trois jours. Elle n’était pas là. Elle s’est enfuie, enfuie à Troie, avec Pâris !

Nous le contemplâmes, muets de stupeur.

— Partie à Troie avec Pâris, répétai-je avec difficulté.

— Oui ! Oui ! Elle a volé le trésor et s’est enfuie !

— Je ne puis te croire.

— Moi, je le crois, siffla Clytemnestre. La garce ! Qu’attendre d’autre, après qu’elle a fui avec Thésée ? Putain ! Traînée ! Chienne !

— Tais-toi, femme !

Elle obtempéra en grimaçant.

— Quand cela s’est-il produit, Ménélas ?

— Il y a presque six lunes, le lendemain de mon départ pour la Crète.

— Impossible ! Je ne suis pas allé à Amyclées en ton absence, mais j’y ai de fidèles amis, qui m’en auraient aussitôt averti.

— Elle les a ensorcelés, Agamemnon. Elle est allée voir l’oracle de Mère Kubaba, l’a forcé à prétendre que j’avais usurpé le trône de Lacédémone, qui aurait dû lui revenir. Puis elle a demandé à Kubaba de leur jeter un sort. Nul n’a osé parler.

Je maîtrisai ma fureur à grand peine.

— Ainsi, Lacédémone est toujours sous la coupe de la Mère, de l’ancienne religion ! Je vais régler cela sans plus tarder ! Partie depuis plus de cinq lunes… Impossible à présent de la faire revenir.

Ménélas, d’un bond, fut debout.

— Impossible de la faire revenir ? Impossible ! Agamemnon, tu es le grand roi ! Tu te dois de la faire revenir.

— A-t-elle emmené tes enfants ? demanda Clytemnestre.

— Non, seulement le trésor.

— Révélant par là même ce qui seul l’intéresse, glapit ma femme. Oublie-la, Ménélas ! Tu es bien mieux sans elle !

Il tomba à genoux, se remit à pleurer.

— Je veux qu’elle revienne, Agamemnon ! Donne-moi une armée et j’embarque pour Troie !

— Relève-toi, mon frère ! Et reprends-toi.

— Donne-moi une armée ! siffla-t-il entre ses dents.

— Ménélas, c’est une question d’ordre privé, soupirai-je. Je ne puis te donner une armée à seule fin de traduire une putain en justice ! Tous les Grecs ont d’excellentes raisons de haïr Troie et les Troyens, mais aucun des rois qui sont mes vassaux n’estimerait que la fuite volontaire d’Hélène est une raison valable de partir en guerre.

— Tout ce que je te demande, Agamemnon, c’est une armée composée de tes troupes et des miennes !

— Troie la réduirait à néant. On dit que l’armée de Priam compte cinquante mille hommes.

Clytemnestre me donna un violent coup de coude.

— As-tu oublié le serment de l’étalon ? Ils sont cent rois et princes à l’avoir prononcé. Tu peux lever une armée.

Sur le point de lui rappeler que les femmes ne connaissent rien aux affaires de l’État, je préférai toutefois m’abstenir. Je me rendis à la salle d’audience, m’assis sur le trône à tête de lion et réfléchis intensément.

La veille, j’avais reçu une délégation de rois venus de la Grèce entière. Par suite de l’interdiction de franchir l’Hellespont, ils s’étaient ruinés à acheter en Asie Mineure l’étain et le cuivre. Nos réserves en métaux étaient presque épuisées. On fabriquait en bois les socs de charrue et les couteaux en os. Les nations grecques ne pourraient longtemps survivre, à moins de mettre fin au plus vite à la politique d’exclusion imposée par Troie. Les tribus barbares étaient massées au nord et à l’ouest, prêtes à fondre sur nous pour nous exterminer.

Où trouver le bronze afin de fabriquer les armes indispensables à notre défense ?

J’avais écouté, promis de trouver une solution. Il n’y en avait pas d’autre que la guerre mais, parmi les rois de la délégation, nombreux étaient ceux qui refuseraient d’en venir ainsi aux pires extrémités. Maintenant, grâce à Clytemnestre, je connaissais le moyen de régler le problème. J’étais dans la force de l’âge, j’avais déjà fait la guerre et m’y étais distingué. Je pouvais fort bien commander l’expédition ! Et Hélène me servirait d’excuse. Le rusé Ulysse avait tout prévu, il y a sept ans, quand il avait poussé Tyndare à exiger ce serment des prétendants éconduits d’Hélène.

Je devais accomplir de hauts faits, sinon ma renommée périrait avec moi. Quel exploit eut été plus admirable que la conquête de Troie ? Grâce au serment de l’étalon, j’étais en mesure de lever une année de cent mille hommes. Une dizaine de jours suffiraient à ma gloire. Une fois Troie en ruines, qui oserait m’empêcher d’attaquer les États côtiers d’Asie Mineure pour en faire les satellites d’un Empire grec ? Bronze, or, argent, électrum, joyaux, terres, tout serait à moi. Il me suffisait d’avoir recours au serment de l’étalon. Oui, j’avais le pouvoir d’édifier un empire pour mon peuple.

Clytemnestre et Ménélas m’observaient.

— Hélène a été enlevée, finis-je par annoncer sobrement.

Mon frère secoua tristement la tête.

— Si seulement c’était vrai, Agamemnon, mais il n’a pas été besoin de la contraindre.

— Ce qui s’est réellement passé ne m’intéresse pas, répliquai-je. Tu diras que c’est un rapt, Ménélas. Si tu laissais entendre qu’elle est partie de son plein gré, notre plan s’effondrerait, comprends-le, Obéis sans discuter et je lèverai une armée.

Anéanti l’instant d’avant, Ménélas exultait à présent.

— Oh oui, Agamemnon ! Oui !

Clytemnestre sourit avec amertume. Nos parents n’étaient autres que des imbéciles et, tous deux, nous le savions. Un esclave apparut au loin.

— Envoie-moi Calchas, lui ordonnai-je.

Quelques instants plus tard le prêtre fit son entrée, se prosterna devant moi. Pourquoi donc était-il venu à Mycènes ? Il y a peu de temps encore, ce Troyen de la plus haute noblesse était grand prêtre d’Apollon à Troie. Quand il était venu en pèlerinage à Delphes, la Pythie lui avait enjoint de se mettre au service de l’Apollon de Grèce, lui interdisant de jamais retourner à Troie. Lorsqu’il se présenta à moi, je fis vérifier son histoire ; la Pythie confirma ce qu’il m’avait appris. Désormais Calchas serait à mon service, telle était la volonté du seigneur de la Lumière. Je n’avais nulle raison de le soupçonner de traîtrise. Doué de seconde vue, il m’avait annoncé quelques jours auparavant la visite de mon frère.

C’était un véritable albinos, aussi sa physionomie était-elle fort peu engageante. Il était chauve, sa peau était aussi blanche que le ventre des poissons. Ses yeux rouges louchaient et sa grosse figure ronde n’exprimait que la stupidité. Signe trompeur, car Calchas était loin d’être bête.

— Calchas, quand as-tu quitté Priam, exactement ?

— Il y a cinq lunes, seigneur.

— Le prince Pâris était-il déjà rentré de Salamine ?

— Non, seigneur.

— Tu peux disposer.

Il se raidit, outragé d’avoir été si sommairement congédié ; de toute évidence, à Troie, il était traité avec plus d’égards. Mais Troie adorait Apollon le Très-Haut, alors qu’à Mycènes, le Très-Haut était Zeus. Comme il devait souffrir d’avoir été contraint par Apollon à servir en un lieu étranger à son cœur !

— Qu’on fasse venir le chef des hérauts, ordonnai-je en frappant à nouveau dans mes mains.

Ménélas soupirait.

— Courage, frère. On la ramènera. Nul ne peut rompre le serment de l’étalon. Tu auras ton armée dès le printemps prochain.

Le chef des hérauts arriva.

— Tu enverras un messager à tous les rois et princes grecs et crétois qui ont il y a sept ans prononcé le serment de l’étalon au roi Tyndare. Il devra leur dire : « Roi – ou prince, ou seigneur – moi, ton suzerain Agamemnon, roi des rois, t’ordonne de venir sur-le-champ à Mycènes pour t’entretenir du serment fait lorsque la reine Hélène a été accordée au roi Ménélas. » Tu te rappelleras ce message ?

— Oui, seigneur, répondit le chef des hérauts, très fier de sa mémoire.

— Alors va, exécute mon ordre.

Clytemnestre et moi nous étions débarrassés de Ménélas en lui conseillant d’aller prendre un bain. Il s’était éloigné, tout heureux son grand frère Agamemnon avait la situation bien en main, il pouvait enfin se détendre.

— « Grand roi de Grèce » est un titre magnifique, mais « grand roi de l’Empire grec » sonne encore mieux, déclara Clytemnestre.

— C’est ce que je pense aussi, femme, répondis-je avec un sourire.

— J’aime l’idée qu’Oreste héritera de ce titre, continua-t-elle l’air songeur.

Cette remarque était révélatrice de la nature profonde de Clytemnestre. Ma reine avait l’esprit d’un chef et répugnait à se plier à une volonté – aussi puissante fût-elle. Je connaissais ses ambitions, elle désirait régner à ma place, ranimer l’ancienne religion et réduire le roi au rang de symbole vivant de sa fertilité. Le culte de Mère Kubaba était vivace en l’île de Pélops. Notre fils Oreste, encore très jeune, était né alors que je désespérais d’avoir jamais de garçon. Ses deux sœurs, Électre et Chrysothémis, étaient alors déjà adolescentes, la naissance d’un enfant mâle fut un coup terrible pour Clytemnestre ; elle avait espéré régner par le biais d’Électre quand cette dernière aurait accédé au trône, bien que récemment elle eût reporté son affection sur Chrysothémis. Mais Clytemnestre était ingénieuse. Maintenant qu’Oreste, enfant vigoureux, avait toutes les chances de me succéder, sa mère espérait que je mourusse avant qu’il fût majeur, ce qui lui permettrait de régner.

Certains de ceux qui avaient prêté serment arrivèrent à Mycènes avant que Ménélas ne revînt de Pylos avec le roi Nestor, qu’il était allé chercher. La distance était grande entre Mycènes et Pylos. Il y avait des royaumes bien plus proches. Je fus heureux de revoir Palamède, fils de Nauplios, qui arriva rapidement. Seuls Ulysse et Nestor le surpassaient en sagesse.

Je conversais avec Palamède dans la salle du trône, lorsque je remarquai une agitation parmi les rois de moindre importance. Palamède étouffa un rire.

— Par Héraclès, quel colosse ! Ce doit être Ajax, fils de Télamon. Mais pourquoi vient-il donc ? C’était un enfant à l’époque du serment, que son père n’a d’ailleurs jamais prêté.

Ajax s’avançait lentement vers nous. Il dominait tout le monde d’au moins une ou deux coudées. Il pratiquait les sports toute l’année et par tous les temps, aussi était-il pieds et torse nus. Je ne pouvais détacher mon regard de sa massive poitrine. Il n’y avait pas une once de graisse sur ses muscles saillants et j’avais l’impression qu’il ébranlait les murs de la salle à chaque pas.

— On murmure que son cousin Achille est presque aussi grand.

— Que nous importe ! Le roi Pélée, son père, croit la Thessalie suffisamment forte pour être indépendante. Ils ne nous aideront pas.

— Sois le bienvenu, fils de Télamon, déclarai-je. Quel bon vent t’a poussé jusqu’à nous ?

Il me dévisagea d’un air calme, de ses yeux gris au regard d’enfant.

— Je viens t’offrir les services de Salamine, seigneur, en lieu et place de mon père, qui est souffrant. Il pense que je tirerai profit de cette expérience.

Voilà qui me satisfaisait fort. Je déplorai l’arrogance de Pélée. Télamon, lui, savait rendre hommage à son grand roi, alors que je chercherais en vain l’aide de Pélée, d’Achille et des Myrmidons.

— Tu peux être assuré de notre gratitude, fils de Télamon.

En souriant, Ajax se dirigeait vers quelques-uns de ses amis, quand soudain il se tourna vers moi.

— Seigneur, j’ai omis de te dire que mon frère Teucer est avec moi. Il a fait le serment.

Palamède riait toujours sous cape.

— Allons-nous ouvrir un jardin d’enfants, seigneur ?

— Pourquoi pas ? Mais c’est dommage qu’Ajax soit un tel sot. Toutefois, il ne faut point mépriser les troupes de Salamine.

À l’heure du dîner, nombre de nouveaux venus – dont certains n’avaient pas prêté serment – se pressaient dans la salle. Je leur exposai mes plans : envahir la péninsule de Troie, m’emparer de la cité et libérer l’Hellespont. Par fidélité envers mon frère absent, je m’attardai sur la perfidie de Pâris, mais nul ne se laissa duper. Tous connaissaient les véritables raisons de cette guerre.

— Partout les marchands réclament à cor et à cri la réouverture de l’Hellespont, expliquai-je. Il nous faut davantage d’étain et de cuivre. Les barbares du Nord et de l’Ouest ont des vues sur nos terres. Certains de nos États sont surpeuplés ; pauvreté, émeutes et complots en sont la conséquence. Ne vous méprenez pas, je ne vais point guerroyer seulement pour récupérer Hélène. Cette expédition contre Troie et les États côtiers d’Asie Mineure nous permettra d’envoyer notre surplus de population dans des territoires riches et sous-peuplés, afin d’y fonder des colonies. Sur les côtes de la mer Égée, on parle plus ou moins grec. Imaginez ce monde comme étant totalement grec. Imaginez-le comme l’Empire grec.

Avec quel plaisir chacun d’eux écouta ce discours ! Tous mordirent avidement à l’hameçon. Je n’eus finalement même pas besoin de parler du serment. La cupidité est une motivation bien plus puissante que la peur. Bien sûr, Athènes prit mon parti ; je n’avais d’ailleurs jamais douté de l’aide de Ménesthée. Ni de celle d’Idoménée de Crète, le troisième grand roi. Mais le quatrième, Pélée, me refuserait la sienne, j’en étais certain.

 

Plusieurs jours après, Ménélas revint avec Nestor. Je fis aussitôt amener le vieil homme dans mes appartements, où se trouvait déjà Palamède, et renvoyai Ménélas. La prudence exigeait qu’il continuât à croire que l’unique cause de la guerre était Hélène. En effet, il n’avait pas encore songé à ce qu’il adviendrait d’elle quand nous l’aurions reprise et cela valait mieux, car une reine adultère devait être décapitée.

Je n’avais aucune idée de l’âge de Nestor, roi de Pylos. C’était déjà un vieillard chenu lorsque j’étais enfant, mais il n’avait en rien perdu sa sagesse, depuis. On ne percevait aucun signe de sénilité dans ses yeux bleus qui pétillaient d’intelligence ; ses doigts ornés de bagues ne tremblaient pas.

— Qu’est-ce donc que cette fable, Agamemnon ? demanda-t-il. Ton frère est plus sot que jamais ! Tout ce qu’il a su me dire, c’est qu’on avait enlevé Hélène par la force. Vraiment ! Ne va pas prétendre t’être laissé duper au point de satisfaire ses caprices ! La guerre pour une femme ? Reprends-toi, Agamemnon !

— Seigneur, nous allons nous battre pour nous procurer de l’étain et du cuivre, pour étendre notre commerce, libérer l’Hellespont et fonder des colonies grecques en Asie Mineure, le long des côtes de la mer Égée. L’enlèvement d’Hélène, le vol du trésor de mon frère, ne sont que des prétextes, voilà tout.

— Voilà qui me rassure. Combien d’hommes espères-tu rassembler ?

— Nous comptons sur environ quatre-vingt mille soldats et, avec l’intendance, le total dépasserait cent mille hommes. Mille navires prendront la mer au printemps prochain.

— C’est une expédition importante. J’ose espérer que tu la prépares avec soin.

— Assurément, répondis-je d’un ton hautain. Mais une telle armée ne manquera pas de venir rapidement à bout de Troie ; ce sera l’affaire de quelques jours à peine.

— En es-tu bien certain, Agamemnon ? demanda Nestor stupéfait. T’es-tu déjà rendu à Troie ?

— Non.

— N’as-tu donc jamais entendu parler de ses murailles ?

— Si, bien sûr, mais nulle muraille ne saurait résister à l’assaut de cent mille hommes !

— C’est possible… Attends cependant d’avoir abordé aux rivages de la Troade pour en mieux juger. Troie n’est pas Athènes, avec sa citadelle fortifiée défendue par un simple mur qui descend jusqu’à la mer. À Troie, la cité entière est encerclée de bastions. Je sais que tu peux triompher, mais je sais également que la bataille sera longue.

— Permets-moi de ne pas partager ton avis, seigneur, déclarai-je d’une voix ferme.

— Ni moi ni mes fils n’avons prêté le serment, cependant tu peux compter sur nous. Ne pas briser la puissance troyenne, Agamemnon, c’est courir à notre propre perte et entraîner avec nous la Grèce entière ! Où est donc Ulysse ? ajouta-t-il après un temps.

— J’ai envoyé un messager à Ithaque.

— Pfft ! Il ne viendra pas.

— Il le faudra bien. Lui aussi a prêté serment.

— Que valent les serments aux yeux d’Ulysse ? Nul ne peut l’accuser de parjure, mais il a lui-même imaginé ce stratagème. Sans doute a-t-il fait semblant de jurer. Au fond c’est un homme paisible et – à ce qu’on m’a dit – il savoure à présent les bonheurs domestiques. Il semble avoir perdu le goût de l’intrigue. Un mariage heureux vous change parfois un homme. Il refusera de venir, Agamemnon ; pourtant il nous est indispensable.

— J’en suis convaincu, seigneur.

— Alors va le chercher en personne, dit Nestor. Et emmène avec toi Palamède. À renard, renard et demi.

— Dois-je également m’adjoindre Ménélas ?

— Absolument. Ainsi l’amour sera-t-il davantage évoqué que les affaires d’argent.

 

Nous embarquâmes sur la côte ouest de l’île de Pélops pour traverser le détroit tourmenté qui mène à Ithaque. En débarquant, je contemplai l’île – un îlot rocheux des plus arides – sans grand enthousiasme. Ce n’était guère là le royaume qui aurait convenu à l’homme le plus avisé du monde ! Je gravis non sans peine le sentier muletier qui menait à l’unique cité, déplorant qu’Ulysse n’eût pas même prévu de moyen de transport. Plus haut, cependant, nous trouvâmes quelques ânes infestés de puces. Heureux qu’aucun de mes courtisans ne me vît perché sur un âne, je fis route vers le palais.

Je le découvris avec surprise, fort petit, il était pourtant somptueux. Pénélope avait en effet apporté une riche dot : de vastes terres, des coffres remplis d’or et de bijoux – la rançon d’un roi ! Son père, Icarios, avait à l’époque été très indigné de devoir accorder la main de sa fille à un homme qui ne pouvait gagner une course à pied sans tricher !

Je m’attendais à ce qu’Ulysse, informé de notre arrivée, nous attendît sous le portique. Mais quand nous descendîmes de nos infâmes montures, nous trouvâmes les lieux déserts. Pas même un esclave. J’entrai le premier, intrigué plutôt qu’offensé de constater que le palais fût vide. Argos, le maudit chien qu’Ulysse emmenait partout, n’aboya même pas après nous.

Deux impressionnantes portes de bronze nous laissèrent deviner où se trouvait la salle du trône. Ménélas les ouvrit. Sur le seuil, nous fûmes éblouis par tant de beauté et d’harmonie. Une femme pleurait, accroupie au pied du trône. Son manteau lui cachait le visage mais, quand elle le releva, nous sûmes tout de suite qui elle était, car elle portait un tatouage à la joue gauche : une araignée écarlate au milieu d’une toile bleue. C’était l’emblème de celles qui s’étaient consacrées à Pallas Athéna, déesse des fileuses. Pénélope filait.

D’un bond elle fut debout, puis s’agenouilla pour embrasser le bord de ma tunique.

— Seigneur, nous ne t’attendions pas ! T’accueillir de la sorte ! Pardonne-moi, grand roi !

Sur ce, elle fondit à nouveau en larmes.

Je la regardai et me sentis parfaitement ridicule : une femme hystérique m’étreignait les chevilles. Je croisai le regard de Palamède et ne pus m’empêcher de sourire. Il fallait s’attendre à tout de la part d’Ulysse et des siens.

— Seigneur, sans doute en furetant pourrais-je en savoir davantage, me murmura Palamède à l’oreille.

J’acquiesçai, puis aidai Pénélope à se relever.

— Allons, cousine, reprends-toi. Que t’arrive-t-il donc ?

— C’est le roi, seigneur ! Il est devenu fou ! Complètement fou ! Il ne me reconnaît même pas, moi, son épouse ! Il se trouve en ce moment dans le verger sacré et délire comme un dément !

— Nous devons le voir, Pénélope, dis-je.

— Oui, seigneur, laisse-moi te conduire, répondit-elle en hoquetant. Nous sortîmes par l’arrière du palais. Soudain une vieille femme surgit, un nourrisson dans les bras.

— Reine, le prince pleure. L’heure de la tétée est passée. Pénélope le prit et le berça.

— C’est le fils d’Ulysse ? demandai-je.

— Oui, voici Télémaque.

Je lui caressai la joue et poursuivis mon chemin. L’état de son père était bien plus important à mes yeux. Nous traversâmes une oliveraie dont les arbres étaient si vieux que leurs troncs torturés étaient énormes et arrivâmes dans un espace clos où la terre était en friche. C’est alors que nous aperçûmes Ulysse. Je restai bouche bée ; il labourait le sol avec l’attelage le plus singulier que j’aie jamais vu : un bœuf et une mule. Chacun de son côté, ils tiraient la charrue qui allait de travers, dessinant un sillon tortueux. Ulysse, coiffé d’un bonnet de paysan, jetait quelque chose par-dessus son épaule sans y prêter attention.

— Que fait-il donc ? demanda Ménélas.

— Il sème du sel, répondit sombrement Pénélope. Bredouillant des paroles insensées et riant comme un fou.

Ulysse labourait et semait son sel. Il semblait ne pas nous avoir vus. On percevait dans ses yeux comme une lueur de folie. Le seul homme dont la présence nous était indispensable nous échappait. Je n’en pus supporter davantage.

— Bien, laissons-le, déclarai-je.

La charrue était tout près de nous maintenant et l’attelage de plus en plus difficile à maîtriser. Soudain, Palamède bondit, arracha le bébé des bras de sa mère et le déposa presque sous les sabots du bœuf. Pétrifiés, ni Ménélas ni moi n’eûmes la moindre réaction. Avec un cri perçant, Pénélope tenta de se précipiter vers l’enfant, mais Palamède l’en empêcha. C’est alors que, délaissant son attelage, Ulysse courut en avant et prit son fils dans ses bras.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’étonna Ménélas. Serait-il finalement sain d’esprit ?

— Autant qu’on peut l’être, dit Palamède en riant.

— Il simulait la démence ? demandai-je.

— Assurément, seigneur. Par quel autre moyen éviter d’honorer le serment qu’il a prêté ?

— Comment l’as-tu appris ? questionna Ménélas, ahuri.

— J’ai rencontré un esclave, fort bavard, qui m’a raconté qu’Ulysse avait hier consulté un oracle : s’il va à Troie, il ne pourra revenir à Ithaque avant vingt ans, nous expliqua Palamède, très fier de son succès.

Ulysse donna l’enfant à Pénélope qui, cette fois, pleura pour de bon. Chacun savait qu’Ulysse était un grand acteur, mais Pénélope aussi savait jouer la comédie ! Ils allaient bien ensemble, ces deux-là. Ulysse fixait d’un regard menaçant Palamède, qui venait de s’attirer la haine d’un homme capable d’attendre toute une vie l’occasion de se venger.

— Me voici démasqué, convint Ulysse sans nul repentir. Je présume que tu as besoin de mes services, seigneur ?

— Oui. Pourquoi es-tu si réticent, Ulysse ?

— La guerre contre Troie sera longue et sanglante. Je ne veux y être mêlé en aucune façon.

Encore un qui me prédisait une longue campagne ! Mais comment Troie – si hautes que fussent ses murailles – pourrait-elle jamais résister à une armée de cent mille hommes ?

 

Je retournai à Mycènes avec Ulysse que j’informai de tout. Inutile de lui dire, à lui, qu’Hélène avait été enlevée. Il fut, comme à son habitude, généreux en conseils avisés. Pas une seule fois il ne s’était retourné pour voir Ithaque disparaître à l’horizon. Pas une seule fois il n’avait laissé paraître que sa femme lui manquerait et Pénélope avait fait preuve d’une égale discrétion. Ils savaient se maîtriser et garder leurs secrets.

Quand nous arrivâmes en mon Palais du Lion, j’y trouvai mon cousin Idoménée, de Crète, tout à fait disposé à participer à n’importe quelle expédition contre Troie, à condition d’en partager avec moi le commandement, ce que je lui accordai volontiers. Il serait, de toutes façons, bien forcé d’obéir au grand roi de Mycènes. Il avait été fort amoureux d’Hélène et – je dus en effet lui dévoiler la vérité – il réagit très mal à la nouvelle de sa fuite.

Tous les constructeurs de navires étaient à l’œuvre. Heureusement nous, les Grecs, bâtissions les meilleurs vaisseaux ; nous possédions de vastes forêts de sapins à abattre, autant de poix que nécessaire et assez de bétail pour fabriquer des voiles en cuir. Il était préférable de ne pas les faire construire ailleurs, afin d’éviter tout risque de dévoiler nos projets. Mes désirs furent comblés au-delà de toute espérance : on me promit mille deux cents navires et plus de cent mille hommes.

Dès que la flotte fut en chantier, je tins conseil. Seuls Nestor, Idoménée, Palamède et Ulysse étaient présents. Nous étudiâmes l’expédition future jusque dans les moindres détails. Ensuite, je priai Calchas de nous prédire l’avenir.

— Voilà une excellente initiative, approuva Nestor, qui aimait s’en remettre à la volonté des dieux.

— Que déclare Apollon ? demandai-je à Calchas. Notre expédition sera-t-elle un succès ?

— Uniquement si Achille, septième fils du roi Pélée, vous accompagne, répondit-il sans hésiter.

— Achille ! Achille ! m’écriai-je en grinçant des dents. Où que j’aille, j’entends ce nom.

— C’est celui d’un grand personnage, Agamemnon, répliqua Ulysse.

— Allons donc ! Il n’a pas même vingt ans !

— Quoi qu’il en soit, nous devrions en apprendre davantage sur lui, dit Palamède. Prêtre, va-t’en quérir Ajax.

L’albinos bigleux n’aimait pas recevoir des ordres des Grecs. Il obéit néanmoins. Savait-il que je le faisais surveiller nuit et jour ? Simple précaution.

Sitôt après le départ de Calchas, Ajax apparut.

— Parle-moi donc d’Achille, lui dis-je.

Il nous en fit un éloge dithyrambique, mais ne nous apprit rien que nous ne sachions déjà. Je remerciai le fils de Télamon et le congédiai. Quel balourd !

— Eh bien ? demandai-je alors à mon conseil.

— À la vérité, Agamemnon, ce que nous en pensons est sans importance, intervint Ulysse. Le prêtre affirme qu’Achille doit être des nôtres…

— … et il ne viendra pas si on le lui ordonne, assura Nestor.

— Merci. Je ne le sais que trop, rétorquai-je.

— Ne t’irrite pas, seigneur, dit le vieil homme. Pélée n’est plus très jeune et il n’a pas juré. Rien ne l’oblige à nous aider, il n’a pas non plus offert son concours. Cependant réfléchis bien, Agamemnon ! Que ne ferions-nous pas avec les Myrmidons à nos côtés ?

Je me tournai vers Ulysse.

— Emmène Nestor et Ajax avec toi. Rendez-vous à Iolcos et essayez d’obtenir de Pélée qu’Achille et les Myrmidons nous prêtent assistance.