22
Récit d’Achille
Craignant de rencontrer ceux que j’aimais et d’avoir à leur cacher mes intentions, je retournai à pas lents au camp des Myrmidons. Patrocle et Phénix, assis au soleil, jouaient aux osselets en riant aux éclats.
— Que s’est-il passé ? Rien d’important ? demanda Patrocle en me mettant le bras autour des épaules.
Il avait tendance à le faire plus souvent encore depuis que Briséis était entrée dans ma vie. Je le repoussai.
— Rien. Agamemnon voulait tout simplement savoir si nous avions du mal à maîtriser nos hommes.
— Il aurait pu s’en rendre compte par lui-même, s’il avait pris la peine de faire un tour dans le camp, remarqua Phénix, surpris.
— Mais pourquoi donc as-tu été convoqué sans moi ? s’étonna Patrocle, vexé. Je verse le vin lors de tous les conseils.
— Nous étions très peu nombreux.
— Calchas était-il présent ? s’enquit Phénix.
— Calchas n’est pas bien en cour, en ce moment.
— À cause de Chryséis ? Il aurait bien mieux fait de ne rien dire, déclara Patrocle.
— Peut-être pense-t-il qu’il obtiendra gain de cause en insistant, répliquai-je sobrement.
— Vraiment ? Je n’en crois rien, dit Patrocle.
— N’avez-vous rien de mieux à faire que jouer aux osselets ? remarquai-je pour changer de sujet.
— Que pourrait-on trouver de plus agréable, par une si belle journée ? demanda Phénix, puis il ajouta : Tu as été absent toute la matinée, c’est fort long pour un conseil sans importance.
-- Ulysse a été très bavard.
— Viens t’asseoir, dit Patrocle en me caressant le bras.
— Pas maintenant. Briséis est-elle à la maison ?
Jamais je n’avais vu Patrocle en colère, mais soudain ses yeux lancèrent des éclairs et ses lèvres tremblèrent. Il les mordit jusqu’au sang.
— Et où donc pourrait-elle être ? lança-t-il sèchement en me tournant le dos.
Arrivé sur le seuil, je l’appelai et elle accourut se jeter dans mes bras.
— Est-ce que je t’ai manqué ?
— Énormément !
Je soupirai en pensant au conseil.
— Sans doute as-tu bu plus de vin que tu n’aurais dû, mais en veux-tu encore ? demanda-t-elle.
— Maintenant que j’y pense, nous n’avons rien bu.
Ses yeux d’un bleu éclatant pétillaient de gaieté.
— Vous étiez trop absorbés ?
— Non, c’était plutôt ennuyeux.
— Pauvre malheureux ! Agamemnon vous a-t-il donné à manger, au moins ?
— Non, sois gentille et apporte-moi quelque chose.
Elle s’affaira autour de moi pour me servir, gaie comme un pinson. Assis, je l’observais et admirais son sourire, sa démarche gracieuse, sa nuque ravissante. La guerre comporte toujours la menace de la mort, mais elle semblait en ignorer la fatalité.
— As-tu rencontré Patrocle en chemin ?
— Oui.
— Mais tu m’as préférée à lui ! s’exclama-t-elle, tout heureuse.
Elle m’offrit du pain chaud et de l’huile d’olive pour l’y tremper.
— Tiens, il sort du four.
— C’est toi qui l’as fait ?
— Non, tu sais parfaitement que j’en suis incapable.
— C’est vrai, tu n’as pas les talents d’une femme.
— Redis-moi ça ce soir, quand je serai dans ton lit, suggéra-t-elle sans se départir de son calme.
— Très bien. J’admets que tu as ce talent.
Dès que j’eus prononcé ces mots, elle se jeta sur mes genoux, me prit la main et, la glissant sous son ample robe, la posa sur son sein gauche.
— Je t’aime tant, Achille !
— Moi aussi, Briséis, je t’aime. Tu veux bien me faire une promesse ? lui demandai-je en la forçant à me regarder dans les yeux.
— Tout ce que tu voudras.
— Si je t’ordonnais d’aller avec un autre homme ?
Sa bouche trembla.
— Si tu l’ordonnais, j’irais.
— Que penserais-tu de moi ?
— Mon opinion ne changerait en rien. Je penserais que tu as une bonne raison de me le demander. Ou bien que tu es las de moi.
— Jamais je ne me lasserai de toi. Jamais. Il est des choses qui ne peuvent changer.
— Je te crois, répliqua-t-elle reprenant des couleurs. Propose-moi quelque chose de plus facile, mourir pour toi, par exemple.
— Avant ce soir ? Tu ne pourrais me prouver ton talent !
— Demain, alors.
— Je veux que tu me fasses une promesse, Briséis.
— Explique-toi.
J’enroulai une de ses boucles magnifiques autour de mon doigt.
— Je veux que le jour où tu me trouveras stupide, ou cruel, tu continues à croire en moi malgré tout.
— Je croirai toujours en toi. Mais je ne suis point sotte, Achille. Quelque chose te tracasse.
— C’est vrai, mais je ne puis t’en parler.
Elle se tut alors et n’aborda plus le sujet.
On ne savait trop comment s’y était pris Ulysse, mais la nouvelle se répandit dans l’armée entière : le conflit latent entre Agamemnon et moi menaçait d’éclater, Calchas revenait de façon exaspérante sur l’affaire Chryséis et le grand roi commençait à perdre patience.
Trois jours après le conseil, on n’en parlait déjà plus. Une catastrophe venait de s’abattre sur nous. D’abord les officiers essayèrent d’étouffer la chose, mais bientôt le nombre de malades fut trop élevé pour qu’on pût le cacher. Le mot redoutable circulait de bouche à oreille : la peste ! La peste ! La peste ! En une seule journée, quatre mille hommes furent atteints, quatre mille autres encore le jour suivant. On avait l’impression que jamais l’épidémie ne s’arrêterait. J’allai rendre visite à quelques-uns de mes hommes frappés par le mal. Couverts de plaies purulentes et pris de fièvre, ils déliraient et gémissaient. Machaon et Podalire m’assurèrent que ce ne pouvait être qu’une forme de peste. Peu de temps après, je rencontrai Ulysse, qui arborait un sourire rayonnant.
— Tu admettras, Achille, que c’est un véritable exploit d’avoir ainsi berné les fils d’Asclépios !
— J’espère que tu n’as pas préjugé de tes capacités, lui lançai-je.
— Ne t’en fais pas. Il n’y aura pas de morts. Ils retrouveront tous la santé, très bientôt.
Je hochai la tête, exaspéré par une telle autosatisfaction.
— Dès qu’Agamemnon obéira à Calchas et cédera Chryséis, je suppose qu’une guérison miraculeuse aura lieu, à la différence près que c’est nous qui aurons tiré les ficelles, et non Apollon.
— Ne le crie pas trop fort, dit-il en s’éloignant pour aller soigner les malades et acquérir ainsi la réputation, en réalité fort peu méritée, d’être un homme courageux.
Quand Agamemnon alla trouver Calchas et lui demanda de faire un oracle public, toute l’armée soupira de soulagement. Tout le monde était sûr que le prêtre insisterait pour que Chryséis fût rendue. Le moral des troupes s’améliora : l’épidémie allait bientôt prendre fin.
Pour recueillir les auspices, il fallait que tous les officiers supérieurs fussent présents. Il y en avait peut-être mille alignés derrière les rois, tous face à l’autel. Seul Agamemnon était assis. Quand je passai devant le trône, je ne pliai pas le genou devant lui et pris mon air le plus renfrogné. On le remarqua. J’écoutai Calchas déclarer que la peste ne cesserait pas tant qu’Apollon n’aurait pas reçu son dû : la jeune Chryséis. Agamemnon devait la faire conduire à Troie.
Le grand roi et moi jouâmes la comédie selon le plan d’Ulysse : je raillai Agamemnon. Il riposta en m’ordonnant de lui donner Briséis. Repoussant un Patrocle bouleversé, je me dirigeai vers le camp des Myrmidons. À ma vue Briséis fondit en larmes mais ne dit mot. Nous retournâmes en silence à l’assemblée. Alors, devant tous, je mis la main de Briséis dans celle d’Agamemnon. Nestor se proposa pour prendre en charge les deux jeunes femmes et les acheminer vers leur destin. Tandis que Briséis s’éloignait avec lui, elle se retourna pour me regarder une dernière fois.
Quand j’avertis Agamemnon que je me retirais, moi et mes troupes, de son armée, je donnai vraiment l’impression de parler tout à fait sérieusement. Ni Patrocle ni Phénix ne doutèrent un instant de ma sincérité. Je me rendis à notre camp et ils me suivirent.
La maison paraissait bien vide sans Briséis. Évitant Patrocle, je boudai la journée durant, me renfermant sur ma honte et mon chagrin. À l’heure du souper, Patrocle vint manger avec moi, mais nous n’échangeâmes pas une parole. Je finis par lui dire :
— Cousin, ne comprends-tu pas ?
Les yeux embués de larmes, il me regarda.
— Non, Achille. Depuis que cette jeune fille est entrée dans ta vie, tu m’es devenu étranger. Aujourd’hui, tu as annoncé en notre nom à tous une décision que tu n’avais pas le droit de prendre à notre place. Tu as renoncé à nous faire participer à la bataille sans nous consulter. Seul notre grand roi pouvait le faire et jamais Pélée n’aurait agi ainsi. Tu es un fils indigne !
Oh, comme cela me fit mal !
— Si tu refuses de comprendre, peut-être consentiras-tu à me pardonner ?
— Seulement si tu vas voir Agamemnon pour te rétracter.
— Me rétracter ? dis-je avec un mouvement de recul. Es-tu fou ? Agamemnon m’a mortellement offensé.
— Tu as recherché cette offense, Achille ! Si tu ne t’étais pas gaussé de lui, il ne t’aurait pas pris pour cible ! Sois franc ! Tu te comportes comme si la séparation d’avec Briséis te brisait le cœur. As-tu jamais pensé qu’Agamemnon pouvait aussi avoir le cœur brisé d’être séparé de Chryséis ?
— Ce tyran obstiné ne peut avoir de cœur !
— Achille, pourquoi donc es-tu si inflexible ?
— Je ne suis pas inflexible.
— Ce n’est pas mon avis. C’est elle qui t’a influencé. Oh, comme elle a dû savoir te manœuvrer !
— Je ne saisis pas pourquoi tu penses ainsi, mais pardonne-moi, Patrocle, je t’en prie.
— Cela m’est impossible.
Il me tourna le dos. Son idole, Achille, venait de tomber de son piédestal. Comme Ulysse avait raison ! Les femmes ne causent aux hommes que des ennuis.
Ulysse vint me trouver le lendemain soir, en cachette. J’étais si heureux de voir un visage ami que je l’accueillis avec enthousiasme.
— Tu es proscris par les tiens ? me demanda-t-il.
— Même Patrocle me refuse le pardon.
— Il fallait s’y attendre… Mais courage, ami ! Dans quelques jours tu seras de nouveau au combat.
— Ulysse, j’ai pensé à quelque chose, qui aurait dû me venir à l’esprit durant le conseil. Si j’y avais pensé alors, je n’aurais jamais pu accepter ton plan.
— Ah ? fit-il, comme s’il lisait mes pensées.
— Naturellement, nous avons supposé qu’après le succès de ton stratagème, s’il réussit, nous serions libres de parler. À présent, cela me paraît impossible. Ni les officiers ni les soldats ne nous pardonneraient un tel expédient, utilisé de sang-froid pour parvenir à nos fins. Ils ne verraient que le visage des hommes morts pour atteindre notre objectif. J’ai raison, n’est-ce pas ?
— Je me demandais qui s’en rendrait compte le premier. J’avais parié sur toi. J’ai gagné, encore une fois.
— Ne perds-tu donc jamais ?… Mais ma conclusion est-elle correcte ou as-tu trouvé une solution qui satisferait tout le monde ?
— Il n’y a pas de solution, Achille. Tu as fini par comprendre ce qui aurait dû te sauter aux yeux dès le conseil. On ne pourra jamais rien révéler. Nous devrons emporter ce secret dans la tombe, car nous y sommes liés par serment.
— Ainsi jusqu’à la mort et même par-delà, dis-je en fermant les yeux, Achille fera figure de beau parleur égoïste, si imbu de lui-même qu’il a laissé mourir des milliers d’hommes pour satisfaire son orgueil blessé.
— Oui.
— Je devrais te trancher la gorge, toi qui as inventé cette ruse, qui as jeté sur moi l’opprobre et le déshonneur qui entacheront éternellement mon nom. J’espère que tu iras dans le Tartare !
— C’est plus que certain, remarqua Ulysse d’un ton indifférent. Tu n’es pas le premier à me maudire et tu ne seras pas le dernier. Tous, nous subirons les conséquences de ce conseil, Achille. Peut-être ne saura-t-on jamais ce qui s’y est passé exactement, mais on ne manquera pas de soupçonner la main d’Ulysse. Et que crois-tu qu’on pensera d’Agamemnon ? Toi au moins, tu as subi une réelle injustice. Et c’est lui qui t’a traité si injustement.
Soudain je me rendis compte combien cette conversation était futile, combien les hommes, même aussi brillants qu’Ulysse, comptaient peu dans les plans divins.
— Eh bien, c’est une forme de justice. Nous méritons bien de perdre notre réputation. Afin de mettre en œuvre cette entreprise maudite, nous avons accepté d’être les complices d’un sacrifice humain. Nous devons le payer. Jamais je ne pourrai réaliser mon projet le plus ambitieux.
— Lequel ?
— Vivre dans la mémoire des hommes comme le parfait guerrier. C’est Hector qui aura cet honneur.
— Tu ne peux en être certain, Achille. La postérité a son propre jugement.
— Et toi, ne souhaites-tu pas que de nombreuses générations se souviennent de toi, Ulysse ?
— Non ! s’esclaffa-t-il. Peu m’importe ce que la postérité dira d’Ulysse ou même si elle se rappellera son nom. Quand je serai mort, je roulerai sans cesse un rocher au sommet d’une colline d’où il redescendra invariablement, ou bien j’essaierai d’attraper des fruits à jamais hors de ma portée.
— Et je me trouverai à tes côtés.
Puis ce fut le silence. L’outre de vin était sur la table. Je remplis nos coupes à ras bord et nous bûmes, absorbés dans nos pensées.
— Pourquoi es-tu venu me voir ? demandai-je finalement.
— Pour être le premier à te faire part d’un étrange événement.
— Lequel ?
— Ce matin, des soldats sont allés sur les rives du Simoïs pour pêcher. Quand le soleil s’est levé, ils ont vu quelque chose flotter dans l’eau. Le corps d’un homme. L’officier de garde l’a ramené sur la rive. C’était le cadavre de Calchas.
Un frisson me parcourut le dos.
— Comment est-il mort ?
— Une blessure à la tête. Un officier d’Ajax l’avait aperçu en train de se promener au faîte de la falaise dominant le Simoïs, au coucher du soleil. Il jure que c’était Calchas, car c’est le seul du camp à porter un manteau ample et long. Il a dû trébucher et tomber, tête la première.
Je regardai Ulysse : il avait l’air rêveur, ses beaux yeux gris brillaient d’un éclat surnaturel. Était-ce possible ? Serait-ce lui ? Je tremblais de tous mes membres. Ce crime s’ajoutait-il à tous ceux qu’il avait déjà commis, à savoir le sacrilège, l’impiété, le blasphème, l’athéisme et le meurtre rituel ? Et maintenant l’assassinat d’un grand prêtre ! C’était pire que les crimes réunis de Sisyphe et de Tantale.
Ulysse l’impie était pourtant aimé des dieux. Quel homme paradoxal ! Le gredin et le roi ne faisaient qu’un en lui. Il lut dans mes pensées et sourit d’un air narquois.
-- Achille, Achille, comment peux-tu penser pareille chose, même de moi ? Si tu veux mon avis, c’est l’œuvre d’Agamemnon.