7
Récit d’Hector
Le capitaine du port de Sigée m’avertit que la flotte de Pâris était enfin de retour ; en arrivant à l’assemblée royale, j’envoyai un messager en informer mon père. Le roi s’apprêtait à rendre son jugement d’une affaire mineure quand les trompes retentirent et Pâris entra dans la salle du trône. Je ne pus m’empêcher de sourire en le voyant ; il s’était métamorphosé en Crétois. Quelle élégance, avec sa chlamyde pourpre frangée d’or, ses bijoux, ses cheveux bouclés ! Il respirait la santé et la fatuité. Quelle sottise avait-il bien pu commettre ? Naturellement mon père le contemplait avec tendresse. Comment un homme avisé, un roi, pouvait-il à ce point se laisser aveugler par le charme et la beauté ?
Pâris s’avança lentement vers l’estrade. Anténor, curieux comme une vieille pie, s’approcha aussi pour mieux entendre. J’allai me placer à côté du trône.
— Es-tu porteur de bonnes nouvelles, mon fils ?
— Hélas non, répondit Pâris. Le roi Télamon s’est montré fort courtois, mais il a clairement précisé que jamais il ne renoncerait à tante Hésione.
Priam se raidit. Pourquoi, après tant d’années, cette haine implacable des Grecs persistait-elle en lui ?
Sa respiration sifflante glaça l’assistance.
— Comment ! Comment Télamon ose-t-il m’insulter de la sorte ? As-tu au moins vu ta tante ? As-tu pu lui parler ?
— Non, père.
— Je les maudis ! s’exclama le roi, les yeux fermés. Tout-Puissant Apollon, seigneur de la Lumière, maître du Soleil, de la Lune et des Astres, donne-moi l’occasion de rabaisser enfin l’orgueil des Grecs !
— Seigneur, du calme. Sûrement, tu ne pouvais attendre une réponse différente, fis-je remarquer.
— Non, sans doute, admit-il en rouvrant les yeux. Merci Hector. Comme toujours tu me rappelles à la réalité, si dure soit-elle. Mais pourquoi les Grecs peuvent-ils tout se permettre ? Pourquoi peuvent-ils enlever une princesse troyenne en toute impunité ?
— Moi, père, j’ai châtié l’arrogance grecque, déclara Pâris, un éclair dans le regard.
— Et comment, mon fils ?
— Œil pour œil, dent pour dent ! Les Grecs ont volé ta sœur, moi j’ai ramené de Grèce une prise plus extraordinaire encore qu’une fillette de quinze ans ! Seigneur, poursuivit Pâris, d’une voix si forte qu’elle résonna dans la salle, je t’ai ramené Hélène, reine de Lacédémone, femme de Ménélas, le frère d’Agamemnon et sœur de Clytemnestre, la femme d’Agamemnon.
Je titubai, incapable de trouver mes mots. Anténor en profita pour lancer :
— Imbécile, crétin, séducteur de pacotille, pendant que tu y étais, pourquoi n’as-tu pas enlevé Clytemnestre ? Les Grecs courbent déjà la tête sous le poids des interdictions de naviguer, ils souffrent de la pénurie d’étain et de cuivre. Penses-tu qu’ils accepteront ce nouvel outrage ? Pauvre fou ! Tu as donné à Agamemnon l’occasion qu’il attend depuis des années. Tu nous as plongés dans une guerre qui sera la ruine de Troie ! Espèce de fat, d’écervelé ! Comment ton père a-t-il pu ignorer ta bêtise ? Pourquoi n’a-t-il pas mis un terme à ta carrière de débauché dès le début ? Quand nous aurons récolté ce que tu as semé, aucun Troyen ne prononcera ton nom sans mépris.
J’approuvais en silence ce qu’avait dit le vieil homme ; il exprimait exactement mon point de vue. Toutefois je ne pus que maudire Anténor. Qu’aurait décidé mon père si mon oncle avait tenu sa langue ? Le roi prenait toujours le contre-pied d’Anténor.
— Père, j’ai fait ça pour toi, affirma Pâris, bouleversé.
— C’est bien cela ! railla Anténor. As-tu oublié le plus célèbre de nos oracles ? « Méfie-toi de la femme ramenée de Grèce à Troie comme trophée ! » N’est-il pas assez clair ?
— Non, je ne l’ai pas oublié ! cria mon frère. Hélène n’est pas un trophée ! Je ne l’ai pas enlevée. Elle est venue avec moi de son plein gré, parce qu’elle veut m’épouser ! Elle a apporté, comme preuve de sa bonne foi, un véritable trésor : de l’or et des bijoux, en quantité suffisante pour acheter un royaume. Une dot, père, une dot ! En fait j’ai insulté les Grecs plus gravement encore que si je l’avais enlevée, je les ai faits cocus !
Abasourdi et conscient de son impuissance, Anténor secouait sa crinière blanche. Pâris me regarda d’un air implorant.
— Hector, prends mon parti !
— Et comment le pourrais-je ? dis-je entre mes dents.
Il tomba à genoux et entoura de ses bras les jambes du roi.
— Quel mal cela peut-il causer, père ? Quand donc la fuite volontaire d’une femme a-t-elle causé une guerre ? Hélène vient de son plein gré ! Ce n’est plus une gamine ; elle a vingt ans ! Elle est mariée depuis six ans, elle a des enfants ! Essaie d’imaginer combien sa vie a dû être terrible, pour qu’elle abandonne ainsi enfants et royaume ! Père, je l’aime ! Et elle m’aime !
Sa voix s’étrangla et ses larmes se mirent à couler.
— Je veux bien la voir, dit le roi en caressant tendrement les cheveux de Pâris.
— Non, attends, intervint Anténor. Seigneur, avant de voir cette femme, écoute-moi. Renvoie-la à Ménélas avec tes excuses et tous les trésors qu’elle a apportés et conseille qu’on la décapite. C’est tout ce qu’elle mérite. L’amour ! Quelle sorte d’amour peut pousser une mère à abandonner ses enfants ?
Mon père ne le regardait pas. Il devait deviner ce que nous pensions, car il n’essaya pas de l’interrompre. Anténor continua donc.
— Priam, je crains le grand roi de Mycènes et tu devrais le craindre aussi. Tu as sûrement entendu Ménélas expliquer l’an dernier qu’Agamemnon a fait de toute la Grèce une vassale de Mycènes. Et s’il décidait de nous faire la guerre ? Même si nous vainquons, nous serons ruinés. La richesse de Troie s’est constamment accrue pour une seule et unique raison : Troie a toujours évité la guerre. Les guerres mènent les nations à la ruine, Priam, tu l’as dit toi-même. D’après l’oracle, la femme venue de Grèce causera notre perte. Et tu demandes à la voir ! Respecte nos dieux ! Écoute nos oracles ! Que sont les oracles sinon l’occasion que les dieux offrent aux mortels de voir ce que leur réserve l’avenir ? Et tu as fait pire que ton père Laomédon ; quand il se contentait de réduire le nombre des marchands grecs autorisés à venir dans le Pont-Euxin, tu leur en as interdit l’accès. Les Grecs peuvent se procurer du cuivre à l’ouest à un prix exorbitant, mais pas d’étain. Malgré cela ils sont riches et puissants.
Pâris leva un visage ruisselant de larmes vers le roi.
— Père, je te le répète, Hélène n’est pas un trophée ! Elle vient de son plein gré. Elle ne peut donc pas être la femme dont parle l’oracle. Cela ne se peut !
Je parvins à intervenir avant Anténor.
— Toi, Pâris, tu affirmes qu’elle vient de son plein gré, mais est-ce là ce qu’on pensera en Grèce ? Crois-tu qu’Agamemnon, orgueilleux comme il est, dira à ses vassaux que son frère est cocu ? Non, Agamemnon prétendra qu’Hélène a été enlevée. Anténor a raison, père, nous sommes à la veille d’une guerre. De plus, nous ne sommes pas les seuls concernés. Nous avons des alliés, nous faisons partie d’une fédération d’États d’Asie Mineure. S’il y a la guerre, crois-tu qu’Agamemnon s’en prendra uniquement à Troie ? Non, la guerre s’étendra partout.
Père me regardait fixement, mais je ne baissai pas les yeux. Naguère il m’avait dit : « Tu me ramènes toujours à la réalité. » Maintenant, hélas ! il l’avait complètement perdue de vue. Anténor et moi avions seulement réussi à renforcer sa détermination.
— J’en ai suffisamment entendu, coupa-t-il d’un ton glacial. Héraut, fais entrer la reine Hélène.
Nous attendîmes. Un silence de mort régnait dans la salle. Je foudroyai Pâris du regard. Comment avions-nous pu le laisser devenir un tel imbécile ? Il s’était retourné, les yeux fixés sur les portes, un sourire béat aux lèvres. Sans doute pensait-il que nous allions être grandement surpris.
Les portes s’ouvrirent. Hélène s’arrêta un instant sur le seuil avant de s’avancer vers le trône. Sa jupe tintait agréablement à chacun de ses pas. Je retins mon souffle. C’était vraiment la plus belle femme que j’aie jamais vue. Même Anténor en était bouche bée. Épaules rejetées en arrière, tête haute, la démarche à la fois digne et gracieuse, elle avait le corps le plus beau qu’Aphrodite ait jamais accordé à une femme : taille de guêpe, hanches harmonieusement galbées, longues jambes, il n’y avait rien en elle qui ne fût agréable à regarder. Et ses seins ! Nus, à la mode grecque, arrondis et fermes, ils ne devaient rien à l’artifice, sinon que les mamelons étaient peints en or. Elle était tout simplement… merveilleuse.
Dans quelle mesure tout cela était-il réel, dans quelle mesure fûmes-nous envoûtés ? Jamais je ne le saurai. Hélène était la plus grande œuvre d’art que les dieux aient créée sur cette terre.
Pour mon père, elle fut le Destin. Il n’était pas encore d’un âge assez avancé pour avoir oublié les plaisirs de la chair et au premier regard il tomba amoureux d’elle. Ou peut-être la désira-t-il seulement. Mais il était trop vieux pour la voler à son fils. Aussi préféra-t-il considérer que celui-ci lui faisait un honneur de l’avoir attirée si loin de son mari, de ses enfants, de son pays. Il tourna son regard émerveillé vers Pâris.
Certes, ils formaient un beau couple : lui le brun Ganymède, elle la blonde Artémis. En quelques pas, Hélène avait conquis toute la salle et personne à présent ne pouvait reprocher à Pâris sa stupidité.
Dès que le roi congédia l’assemblée, je montai sur l’estrade et m’approchai lentement du trône. J’étais trois marches au-dessus du couple et j’arrivais largement à la hauteur du trône en or et en ivoire de mon père. En général, je ne faisais pas étalage de ma supériorité, mais Hélène m’agaçait. Je voulais qu’elle sût exactement quel rang j’occupais et quel était celui de Pâris.
— Ma chère enfant, voici Hector, mon héritier, dit père.
Elle inclina la tête d’un air à la fois grave et majestueux.
— Enchantée, Hector, puis, écarquillant les yeux d’un air admiratif, elle ajouta : comme tu es grand !
C’était là une provocation, dénuée pourtant de toute tentative de séduction. Ses goûts lui faisaient préférer de jolis minets comme Pâris et non de solides guerriers tels que moi. C’était tout aussi bien, car je n’aurais sans doute pas pu lui résister.
— Le plus grand de Troie, répondis-je sèchement.
Elle rit.
— Sans nul doute !
Je priai mon père de m’excuser.
— Mes fils ne sont-ils pas magnifiques, reine Hélène ? Je suis si fier de celui-ci, c’est un grand homme et un jour il sera un grand roi.
Elle m’examinait d’un air pensif, se demandant probablement s’il ne serait pas possible de faire prendre à Pâris ma place d’héritier. Ah ! Avec le temps, elle apprendrait que Pâris ne voulait endosser aucune responsabilité.
J’étais déjà à la porte quand père me cria :
— Attends, Hector. Va quérir Calchas.
Cet ordre me laissa perplexe. Pourquoi le roi voulait-il voir cet homme repoussant et pourquoi pas Laocoon et Théano également ? Nombreux étaient les dieux dans notre cité, mais nous avions une divinité attitrée, Apollon, et ses prêtres étaient Calchas, Laocoon et Théano.
Je trouvai Calchas au pied de l’autel de Zeus. Je ne lui demandai pas pourquoi il était là : ce n’était pas un homme à qui l’on posait des questions. Je l’observai quelques instants sans me faire remarquer, tentant de deviner qui il était vraiment.
Il avait – selon la rumeur – énormément voyagé à travers le monde, du septentrion jusqu’aux rivages de l’océan et avait visité les pays lointains, à l’est de Babylone et d’autres tout aussi éloignés au sud de l’Ethiopie. En Égypte, il avait assisté aux rituels transmis depuis le commencement des temps à ces illustres prêtres. À ce qu’on racontait aussi à voix basse, il était capable d’embaumer si bien un corps que, cent ans plus tard, il avait l’air aussi frais que le jour où on l’avait enterré ; il avait même été jusqu’à embrasser le phallus d’Osiris, acquérant ainsi le suprême pouvoir de divination. Je n’avais jamais éprouvé la moindre sympathie à son égard. Il éveillait en moi le même sentiment que ces serpents aveugles et translucides qu’enfant j’avais trouvés au plus profond de la crypte du palais : de la répulsion, du dégoût.
Je m’avançai entre les piliers. Il sut sans regarder qui s’approchait de lui.
— Tu me cherches, prince Hector ?
— Oui, saint prêtre. Le roi requiert ta présence.
— Pour m’entretenir de la femme venue de Grèce. Je viens.
Je le précédais – ce qui était mon droit. Certains prêtres, en effet, se croyaient tout-puissants et je ne voulais pas que Calchas nourrît un tel espoir.
Tandis qu’Hélène le regardait, sans pouvoir cacher sa répugnance, il baisa la main de mon père et attendit son bon plaisir.
— Calchas, mon fils Pâris a ramené une fiancée. Je veux que tu les maries demain.
— À tes ordres, seigneur.
Le roi congédia alors Pâris et Hélène.
— Va montrer à Hélène sa nouvelle demeure, dit-il à mon imbécile de frère.
Ils partirent, main dans la main. Calchas restait immobile et silencieux.
— Sais-tu qui elle est ? demanda mon père.
— Oui, seigneur. C’est Hélène, la femme ramenée de Grèce comme trophée. Je l’attendais.
Était-ce la vérité, ou ses espions étaient-ils toujours aussi efficaces ?
— Calchas, je vais te charger d’une mission.
— Laquelle, seigneur ?
— J’ai besoin des conseils de la Pythie de Delphes. Tu t’y rendras après la cérémonie de mariage, afin de découvrir ce qu’Hélène représente pour Troie.
— Oui, seigneur. Devrai-je me conformer aux ordres de la Pythie ?
— Assurément, elle parle au nom d’Apollon.
Qu’est-ce que cela signifiait donc ? De qui se moquait-on ? Il fallait aller en Grèce pour avoir les réponses. Encore et toujours la Grèce. Mais l’oracle de Delphes servait-il l’Apollon troyen ou l’Apollon grec ? D’ailleurs, s’agissait-il du même dieu ?
Une fois le prêtre parti, je me trouvai enfin seul avec père.
— Tu as agi de façon déplorable, seigneur.
— Non, Hector, je ne pouvais rien faire d’autre. Tu ne peux ignorer qu’il m’est impossible de la renvoyer. Le mal est fait, Hector. Dès l’instant où elle a quitté son palais d’Amyclées, les dés étaient jetés.
— Alors, père, ne la renvoie pas. Sa tête suffira.
— C’est trop tard, répondit-il, s’éloignant déjà. C’est trop tard. Bien trop tard…