XXIV
La justice s’accomplit dans le dos du juge Ti ; il
apprend qu’on peut parvenir à ses fins par des voies
contraires à celles qu’on croyait devoir emprunter.
Au matin suivant, Tsiao Tai vint avertir son patron qu’un crime étonnant avait été commis dans la prison. On avait trouvé une cellule ouverte. Le couple qui y était enfermé avait disparu. À sa place, sur le sol, gisait le corps inanimé d’une jeune femme, cette servante du nom de Sable Lavé qui avait été engagée pour surveiller l’amnésique.
– Comme c’est curieux, dit le juge Ti sans paraître surpris outre mesure.
Prévenu avant l’aube, Tsiao Tai avait déjà effectué les premières constatations. Le geôlier avait manqué à son service, il s’était absenté sans raison valable, ce qui avait permis à cette Sable Lavé de parvenir jusqu’à la cellule, qu’elle avait ouverte en tirant simplement le verrou. Sans doute voulait-elle assassiner sa rivale Lotus Blanc et s’enfuir avec son amant. Ce que le lieutenant du mandarin ne s’expliquait pas, c’était comment la situation avait pu tourner à son désavantage.
– Il faut convoquer le vérificateur des décès, dit Ti en sirotant sa soupe de crevettes au gingembre.
C’était déjà fait. L’intruse avait succombé à un unique coup de couteau porté en plein cœur.
– Ce Wou Chou aura réussi à se fabriquer une lame et l’aura tuée, conclut Tsiao Tai, faute d’une meilleure solution à proposer. Quel châtiment devrons-nous infliger au geôlier pour sa négligence ?
Ti était enclin à la mansuétude. Il s’attendait à se voir muter d’un jour à l’autre, les affaires internes du yamen n’avaient plus guère d’importance.
Il se garda de mentionner qu’il avait personnellement ordonné à ce geôlier d’abandonner cette partie de la prison. Mais Tsiao Tai se trompait sur un point. Ce n’était pas à Wou Chou qu’il avait confié le couteau : c’était à Lotus Blanc.

On annonça l’arrivée d’un émissaire du gouvernorat chargé d’un pli important. Ti poussa un profond soupir. L’heure de sa propre mise à mort avait donc sonné, ou du moins la dernière heure de sa carrière. La Chancellerie ne pouvait avoir déjà pris en compte le rapport rédigé par Han Yi sur la restitution des statues de jade. Si le gouverneur s’était donné la peine de lui envoyer quelqu’un, ce ne pouvait être que pour le faire déguerpir au plus vite de la sous-préfecture afin d’y installer son protégé.
Ti se rendit sur le perron pour accueillir son hôte avec tout le respect dû à celui qui va vous couper le cou.
Sa première surprise fut de constater que cet homme était beaucoup mieux vêtu qu’il ne s’y attendait. Le porteur du message avait endossé un habit d’apparat en soie chamarrée et portait un bonnet noir signalant qu’il occupait un grade très honorable dans l’échelle mandarinale.
Seconde surprise, le pli avait été déposé sur un plateau et recouvert d’une étoffe précieuse, ainsi qu’on en usait des décrets impériaux. Quand un valet le lui eut mis sous le nez, Ti vit que l’objet portait le sceau du secrétariat de Sa Majesté.
L’émissaire joignit les poings et s’inclina très bas devant le sous-préfet.
– J’ai l’honneur de vous remettre cette lettre et de vous présenter les félicitations officielles de mon supérieur.
Ti remercia d’un hochement de tête et fit signe à l’un de ses scribes. Celui-ci déroula le parchemin et lut à haute voix ce qui y était écrit.
Son Excellence Ti Jen-tsie, magistrat de la sous-préfecture de Pei-Tchéou, se rendra sans tarder à la capitale afin d’y prendre ses nouvelles fonctions au sein de l’administration centrale du gouvernement.
Il sembla à Ti que ses jambes se dérobaient sous lui, comme si un tremblement de terre avait secoué son district des landes perdues. Il fallut l’aider à se prosterner devant l’édit ainsi que l’exigeait le protocole. Sur un signal du secrétaire, tous les employés présents répétèrent trois fois, d’une voix forte : « Gloire au Fils du Ciel ! »
Ti proposa au messager une tasse de thé bien fort dont il avait lui-même le plus grand besoin. Une fois assis dans la salle de réception des hôtes de marque, le futur membre du gouvernement s’enquit de l’origine de cette faveur tombée des astres.
– La récupération des statues de jade aura plaidé ma cause auprès de la Chancellerie, je suppose.
– Des statues de jade ? répéta l’émissaire en haussant les sourcils. Ah, oui, je vois ! Certes, vos magnifiques actions d’éclat ont, disons, intéressé. Mais c’est de plus haut qu’est venue la décision.
– Je vous supplie de m’en dire plus, dit Ti. Ce sont mes derniers rapports d’enquêtes, n’est-ce pas ?
Voyant que ce petit sous-préfet n’avait pas la moindre idée de la réalité, l’émissaire accepta de lui répéter les renseignements parvenus jusqu’au gouvernorat, pour le plus grand accablement de son auditeur.
Pour ce qui était des rapports, on s’était agréablement distrait à la lecture de ses amusantes petites péripéties, qui faisaient toujours passer un bon moment aux fonctionnaires chargés de les archiver. Si on devait nommer à des postes importants tous les fonctionnaires compétents, le gouvernement aurait été encombré de bienfaiteurs de l’humanité.
– C’est votre grande habileté dans un autre domaine qui a retenu l’attention de la Cour, affirma l’émissaire.
– Un autre domaine ? répéta le juge Ti.
Il n’osait croire que ses qualités d’enquêteur intéressaient enfin quelqu’un en haut lieu. Le messager rapprocha son siège et baissa la voix.
– Vous l’ignorez peut-être, notre gouverneur a cru devoir décrire aux autorités suprêmes de quelle manière vous avez encouragé vos épouses à se lancer dans des activités commerciales et financières brillantes. Je dois avouer qu’il poursuivait d’autres buts que ce qui en est résulté. Sa Majesté l’impératrice Wu a été fort touchée par votre clairvoyance. Vous le savez, la Grande Épouse s’est engagée dans un mouvement d’émancipation des femmes chinoises. Elle cherche à s’entourer de conseillers à l’esprit ouvert, capables de soutenir sa politique, qui ne chercheront pas à la rabaisser en raison de son sexe.
Le messager dut interrompre son récit. Son auditeur faisait un malaise. Il fallut appeler à l’aide les domes tiques, qui l’éventèrent et lui ouvrirent la bouche pour y faire couler un alcool fort.

Quand Ti reprit ses esprits, il vit qu’on l’avait porté sur son lit, où ses épouses l’entouraient de leur sollicitude. Dès qu’il se fut un peu remis, il leur fit part de la nouvelle carrière qui s’ouvrait à lui sous la protection de l’impératrice.
– Sa Majesté a bien compris le fond de votre caractère, déclara sa Première avec un sourire un peu trop large.
Par politesse, les compagnes secondaires cachaient le leur derrière leurs longues manches.
– Elle ne pouvait trouver meilleur ami des femmes que Votre Excellence, renchérit sa Troisième, ce qui fit pouffer sa Deuxième.
Ti était désespéré. Il se voyait bafoué non seulement dans sa propre maison, mais jusque dans les plus hautes sphères de l’État. De fort mauvaise humeur, il décida de répondre au plus vite à l’appel de la capitale. Dès le lendemain matin, il sauterait sur un cheval et se mettrait en route en compagnie du seul Ma Jong, qui ne lui rebattrait pas les oreilles avec les injustices faites aux femmes.
Avant son départ, il estimait nécessaire d’avoir un dernier entretien avec son historiographe. Bien que les rapports de ce dernier n’eussent guère eu de part dans son avancement providentiel, Ti avait décidé de vanter ses mérites auprès de la Cour. Avec de bonnes recommandations, Han Yi pourrait accéder au poste de zhongshu sheren, de rédacteur au secrétariat impérial, une place qui le situerait au rang mandarinal 5 A, c’est-à-dire au milieu de l’échelle administrative.
« Belle place pour un menteur », songea le magistrat.
Han Yi s’inclina avec gratitude.
– Je prie humblement Votre Excellence de s’épargner cette peine, répondit-il néanmoins.
Il souhaitait suivre la nouvelle carrière dans laquelle l’avait propulsé le succès des aventures de Tigre Bondissant. Sa renommée d’auteur avait franchi les frontières de la province. Il comptait à présent composer une nouvelle saga d’une portée encore plus haute. Il avait eu l’idée de conter les aventures d’un singe, d’un cochon et d’un bonze monté sur un dragon changé en cheval, qui s’en allaient vers les royaumes barbares pour en rapporter des soutras.
Ti constata avec tristesse que son pauvre écrivain s’était mis à boire. Ce n’était pas avec des idées aussi farfelues qu’il allait accéder à la célébrité1.
Après avoir remercié une dernière fois le juge pour ses bontés, Han Yi déposa sur la table un épais volume récapitulatif de ses rapports, qu’il avait fait envelopper d’une belle peau cousue, puis il se retira.
Ti était persuadé que cet homme se trompait. Il n’y avait ni gloire ni richesse à retirer de ce genre d’écritures. Ces élucubrations ne seraient jamais qu’un divertissement de mauvais goût à l’usage de lettrés oisifs. Il s’en tiendrait pour sa part à la lecture des classiques de bon ton qui contribuaient à l’élévation de sa pensée.
Afin d’en avoir le cœur net, il jeta tout de même un coup d’œil aux tribulations de Tigre Bondissant.
Il éclata de rire à la première colonne.
1 Cet ouvrage, intitulé Pérégrination vers l’Ouest, figure parmi les quatre piliers de la littérature chinoise.