I
Des fidèles sont invités à tenir leur cérémonie dans
la prison de Pei-Tchéou ; madame Première rencontre
un dieu au milieu de légumes marinés.
Chaque année, juste avant le mois du cheval, la vaste boutique de M. Liang se changeait en salle des fêtes pour accueillir la guilde du jade. Ces marchands se réunissaient afin d’honorer Tsai Shen, un dieu particulièrement cher à leur cœur. Lorsqu’il avait appris qu’il ne trônerait qu’au douzième rang de la hiérarchie céleste, le dieu avait brisé son sceptre, un cadeau du roi dragon. Une infinité de petits morceaux étaient tombés en pluie sur la terre, où ils s’étaient enfoncés dans le sol. Leur couleur était d’un beau vert laiteux et leur matière plus dure que le quartz. Les êtres humains en avaient fait le symbole de la puissance et de l’immortalité et n’avaient pas cessé, depuis lors, d’en collecter les fragments les plus gros et les plus colorés.
Les hommes qu’attendait M. Liang ce soir-là s’étaient un peu plus dépensés que les autres pour débusquer, acquérir et faire circuler ces reliques du sceptre de Tsai Shen. Chacun d’eux chérissait la somptueuse pierre, et celle-ci le leur rendait bien puisqu’elle leur assurait honorabilité et prospérité. Ils s’étaient préparés à la cérémonie dès le matin en s’abstenant de consommer de la viande et, surtout, en prenant un bain dans le principal établissement de Pei-Tchéou, un effort qui témoignait de leur dévotion et réjouissait leurs épouses.
Liang Liang avait supervisé la décoration de sa plus grande salle, dont les étagères, les comptoirs et les coffres avaient été briqués. On avait accroché partout les banderoles, lumignons et autres ornements de circonstance brodés de formules à la gloire du dieu.
Ses collègues convergèrent vers le magasin dès le début du jour convenu, c’est-à-dire un peu avant onze heures du soir, selon le décompte des heures chinoises. Certains arrivèrent en chaise, d’autres à pied, précédés par un serviteur muni d’une lanterne. Ils pénétrèrent l’un après l’autre dans la boutique illuminée, sans se douter qu’un œil avide les guettait depuis l’autre côté de la rue.
Les assistants de M. Liang les saluèrent les mains jointes, en hôtes d’exception. Ils les conduisirent aux deux tables d’offrandes qu’on avait dressées sous la statue parfaitement blanche de leur protecteur, représenté tout en rondeurs, le ventre rebondi, symbole de prospérité, avec dans une main un lingot d’or et dans l’autre le sceptre grâce auquel il réalisait les vœux de ses adorateurs. La première table était chargée de fruits, de légumes et de céréales, car le dieu était végétarien. La deuxième était couverte de mets carnés destinés à son entourage divin, car tout commerçant avisé sait ménager le petit personnel. On n’oublia pas de jeter dans les braseros des tiges de bambous dont la pétarade, lorsqu’elles éclataient, terrorisait les esprits néfastes et signalait au peuple d’en haut que l’on pensait à lui.
Cette protection rituelle connut ce soir-là d’importantes lacunes.
Chacun à son tour, des plus âgés aux plus jeunes, les membres de la confrérie allumèrent leur bâtonnet d’encens et s’inclinèrent devant le dieu, puis ils brûlèrent des lingots en papier jaune par lesquels ils achetaient symboliquement le jade récolté dans le lit des rivières tout au long de l’année.
Une fois le dieu nourri et enrichi, il était temps pour les fidèles d’en faire de même. Ce rendez-vous annuel était d’autant plus agréable que les sujets de conversation ne manquaient jamais : on parlait du prix du jade, des gisements de jade, de l’acheminement du jade, des taxes sur le jade, on n’avait que l’embarras du choix. Le vin aidant, on finissait même par se permettre de subtiles plaisanteries sur les différentes qualités du jade et sur l’aveuglement de la clientèle, même aisée, même noble, qui n’y connaissait rien. Les marchands étaient, ce soir-là, les rois du monde.
Un petit orchestre avait été appointé pour enchanter les oreilles du dieu. D’accortes servantes à forte poitrine, débauchées dans les tavernes avoisinantes, renouvelaient plats et boissons. À intervalles réguliers, des danseuses à la souplesse remarquable se trémoussaient au son des instruments pour divertir le dieu. Puisqu’ils étaient là, les marchands en profitaient aussi.
C’était l’occasion de faire admirer leurs plus belles pièces, les gemmes les plus pures qu’ils avaient découvertes, les réalisations dont ils étaient le plus satisfaits. Ils s’échangeaient des statuettes taillées selon les meilleures méthodes par les sculpteurs les plus habiles. C’était, sur cette table, parmi les plats de cerf à la bière et d’hippocampes séchés, une profusion capable de faire se pâmer n’importe quel collectionneur averti. L’administration locale et les efforts de l’armée des Tang dans cette région frontalière garantissaient la paix depuis dix ans, et donc le bon déroulement des échanges. On était content, on était fier de la tâche accomplie. Tout allait au mieux, l’ambiance était à la joie.
Des coups vigoureux troublèrent la liesse. Une main brutale s’abattait sur la porte de la boutique, couvrant de son vacarme la mélodie des flûtes scandée par les tambourins. Les conversations s’interrompirent, on se demanda quel rustre osait perturber les réjouissances.
Quand un employé de M. Liang eut ouvert, on vit émerger de la pénombre la silhouette massive d’un lieutenant du tribunal qui se posta sur le côté pour clamer :
– Faites place au père et mère de la circonscription !
Le juge Ti entra, en grand habit vert, chapeau noir à ailettes empesées et longue barbe mandarinale qui lui descendait jusqu’au nombril.
On lui aurait volontiers offert un siège pour partager avec lui les libations en l’honneur de Tsai Shen. Hélas, les mandarins avaient l’interdiction formelle de se commettre avec des marchands, dont l’activité était méprisée par le reste de la population, même quand elle permettait la circulation d’une pierre vénérée. L’irruption du magistrat ne pouvait avoir qu’une raison professionnelle, donc désagréable.
Le sous-préfet de Pei-Tchéou confirma immédiatement cette appréhension en annonçant qu’il enquêtait sur un vol aggravé de plusieurs meurtres commis avec une sauvagerie sans égale, et que tout cela était lié à un trafic de jade qu’il comptait démanteler.
Les mots « trafic » et « meurtres » suscitèrent des impressions très différentes l’une de l’autre. Celui de « trafic » fit frémir les marchands, dont la conscience n’était pas toujours aussi immaculée que le manteau de Tsai Shen. En revanche, celui de « meurtres » leur suggéra qu’il s’agissait d’un malentendu. Si rapace qu’on fût, la violence était exclue des transactions car nuisible à long terme. L’art de plumer le pigeon se pratiquait au boulier et à la balance, pas au couteau.
Ti leur résuma en quelques mots le crime affreux que sa sagacité bien connue lui avait permis de découvrir, ainsi que la piste sanglante qui l’avait conduit jusqu’à ces commerçants imbus de leur fortune au point de mépriser la loi des Tang. Il exhiba une plaque de jade maculée de sang qui liait indiscutablement ces méfaits au commerce de la pierre, à leur commerce, à eux.
Les marchands auraient volontiers examiné l’objet : ils se faisaient fort de révéler au juge dans quelle région il avait été extrait, par qui il avait été vendu et l’âge du sculpteur. Ti enfouit sa pièce à conviction dans l’ourlet de sa manche et déclara qu’on verrait tout cela au tribunal, à la lumière du jour, dans les formes prévues par le code.
Les plus fins du groupe, qui aimaient mieux conclure une mauvaise transaction que de s’empêtrer dans les filets de la justice, suggérèrent à mots couverts au mandarin d’abandonner les charges en échange d’une amende ou d’une caution, ce qui revenait à l’acheter. Cette proposition honteuse ne fit que renforcer les doutes du magistrat, qui la rejeta avec indignation.
On se résigna donc à abandonner la cérémonie pour suivre les lieutenants jusqu’au yamen.
– Votre Excellence ne s’est pas fait accompagner de la garde ? s’étonna Liang Liang.
– Vous trouvez que mon autorité ne suffit pas à m’imposer sans qu’il soit besoin de lances ni de gourdins ? répliqua Ti.
Les marchands s’empressèrent de lui assurer que son autorité suffisait à affermir la loi impériale partout où il se montrait, et même là où il n’était pas.
Restait le problème des amulettes vertes, blanches, noires ou roses dont la table était parsemée. Ti eut un vertige à la vue de ces trésors venus de toutes les régions d’Asie. Il n’était pas question de laisser les prévenus les emporter avec eux pour soudoyer les gardiens. Le mandarin déclara qu’il saisissait le tout à fin de comparaison avec sa preuve ensanglantée. On le leur rendrait après l’audience.
On se remit à caqueter entre les bols de riz. Ti abattit son poing sur la table.
– Vous vous dites de braves marchands, mais je ne vois ici que des assassins prêts à tout pour conclure une bonne affaire !
Il n’avait pas tout à fait tort, l’assassinat en moins.
Ti caressa les poils de sa longue barbe en considérant les talismans à l’aspect laiteux. Il ordonna à l’un de ses hommes, muni d’une écritoire et d’un rouleau de parchemin, de prendre en note tous les renseignements nécessaires à l’enregistrement de ces dépôts et de leur remettre des billets de contremarque.
Alors que les lieutenants fourraient ces richesses dans un grand sac, certains marchands remarquèrent, sur le bras de l’un d’eux, un impressionnant tatouage qui témoignait d’une carrière chez les « chevaliers des vertes forêts », les bandits de grands chemins. Ce juge était connu pour recruter son personnel parmi la lie, probablement pour respecter l’adage qui préconise de soigner le mal de dos par un coup de pied au derrière.
Une fois le jade enregistré et empaqueté, ce Ma Jong et ce Tsiao Tai conduisirent tout le monde au yamen pour la comparution. Avant de quitter la petite troupe, le mandarin déconseilla toute tentative d’évasion.
– Une évasion, noble juge ? dit M. Liang. Mais qui pourrait être assez audacieux pour braver votre puissance et votre intelligence ?
La flatterie n’ayant pas davantage réussi à dérider le sous-préfet que les offres pécuniaires, les marchands traversèrent la ville obscure jusqu’à la prison, que l’un des adjoints leur fit ouvrir par le gardien de service.

Allongée sur un côté du vaste lit que se partageaient les trois compagnes du magistrat, madame Troisième entendit un bruit de portes et de voix qui montait de la cour. De toute évidence, leur mari travaillait encore de nuit. La contrariété l’empêcha de se rendormir.
– Vous non plus, vous ne dormez pas ? dit la Première, couchée à l’autre bout du kang.
Elle battit le briquet pour allumer la lampe à huile, ce qui réveilla la Deuxième, dont le sommeil n’avait été empêché, jusque-là, par aucune pensée désagréable.
Leur mari était encore allé hanter elles ne savaient quels bas-fonds sous prétexte de glaner des indices. Il en reviendrait peut-être avec des preuves, plus sûrement avec des puces et des traces dégoûtantes qu’il leur appartiendrait de nettoyer. Ce haut magistrat côtoyait des gens louches, se livrait à des cabrioles indignes de son statut, étoffait un peu plus chaque jour sa mauvaise renommée. Quoi qu’il en dise, ces allées et venues tenaient moins à l’exercice du maintien de l’ordre qu’au plaisir qu’il en tirait. Cela ne pouvait plus durer.
Officiellement, le premier magistrat du district de Pei-Tchéou était aux ordres du préfet. Mais, dans ces régions isolées, son territoire était si vaste et la préfecture si éloignée qu’il détenait pour ainsi dire le pouvoir de son supérieur sans en posséder le titre. C’était là l’une des contradictions qui les désolaient. Année après année, il recevait toujours plus de responsabilités, jamais d’honneurs. À quoi bon être le meilleur sous-préfet au nord du fleuve Jaune si personne ne s’en souciait ? Pire encore : comment supporter d’être l’épouse d’un tel héros sans même pouvoir s’offrir une robe neuve au changement de saison ? Elles en étaient réduites à des expédients pour continuer à faire bonne figure parmi les dames de la bourgeoisie locale. Encore leur cher conjoint n’aurait-il guère approuvé les expédients en question s’il en avait eu connaissance.
– Nous avons le bonheur d’être mariées à un brave homme, objecta la Deuxième, dont le bon naturel se satisfaisait à peu près de tout. C’est déjà une bénédiction dont nous pouvons remercier le Ciel.
En fait, si la Troisième se lamentait sur leur condition, c’était au contraire une pensée joyeuse qui tenait éveillée madame Première. Elle décida de la partager avec les concubines : tant qu’à veiller, mieux valait que cela fût sous l’effet de l’exaltation plutôt que du ressentiment.
– Qu’est-ce qui nous empêche d’avoir un bon mari et de vivre, en plus, dans le confort d’une belle maison remplie de serviteurs ? demanda-t-elle.
Toutes trois savaient très bien ce qui les en empêchait. Il aurait fallu l’intervention du dieu de la chance King Wan en personne pour contrebalancer le manque d’ambition de Ti Jen-tsie. Par bonheur, l’intérêt du dieu pour leur misérable foyer venait précisément de se manifester.
– King Wan vous a adressé un message ? s’étonna la Troisième.
C’était mieux que cela. Avec un sourire qui illuminait presque la chambre, madame Première expliqua qu’elle avait rencontré le dieu en chair et en os.
– Au temple des Murs et des Douves ? demanda la Deuxième.
– Non, répondit dame Lin. Au marché aux légumes.
Le dieu faisait ses achats de chou vert mariné au vinaigre quand elle était tombée sur lui. Les signes étaient éloquents, il n’y avait pas à y revenir. Elle les leur décrivit.
Elles reconnurent que la Providence avait frappé à leur porte.