XVIII
Le juge Ti répand ses largesses sur les
délinquants ;
une maisonnée en deuil pleure tellement qu’elle en rit.
une maisonnée en deuil pleure tellement qu’elle en rit.
En attendant l’arrivée des marchands de jade, Ti
étala sur la table de son cabinet les menus objets contenus dans le
sac. Il s’agissait en grande partie de ces pendeloques dont les
dames se faisaient des bijoux et que les messieurs accrochaient à
leur ceinture : bracelets massifs, colliers de perles en forme
de larmes, bagues translucides, disques pour pendentifs, épingles à
cheveux, peignes, agrafes destinées à fermer les robes de soie,
parures de boutons. Il y avait aussi des cigales à placer dans la
bouche des défunts, voire dans les neuf orifices corporels :
le jade éloignait les démons et cet insecte était un gage de
résurrection.
Lorsque les membres de la guilde se furent
inclinés devant lui, Ti leur présenta sa trouvaille, que les
marchands reconnurent d’emblée avec autant de conviction que si on
leur avait rendu fils, filles, épouses et grands-parents. Ti émit
le vœu que cette restitution mettrait fin à leurs velléités de
règlements de comptes personnels. Il avait aussi une requête. Pour
faire sortir le tigre de la bambouseraie, il voulait tenter une
manœuvre audacieuse qui nécessitait leur collaboration.
– Nous avons une pleine confiance dans la
perspicacité de Votre Excellence, lui assura M. Liang.
Ti exposa son plan : il s’agissait de
rendre aux bandits une partie du butin.
La confiance dans la perspicacité de Son
Excellence s’effondra tandis que l’assistance était parcourue d’un
frémissement. Ti précisa sa pensée. Les escrocs, s’ils étaient
subitement pourvus d’un afflux d’argent inespéré, deviendraient
beaucoup plus faciles à repérer : la truie assoiffée qui s’est
gorgée d’eau a le ventre qui traîne par terre.
Quel que fût l’état de la truie, les marchands
avaient du mal à accepter de promener leur jade précieux sous son
groin avide.
– Vous avez le choix, insista le
mandarin : soit vous laissez vos voleurs courir, soit vous
acceptez de risquer une partie de votre bien pour contribuer à
l’application de la justice.
Après un bref conciliabule, ils répondirent
qu’ils étaient prêts à en sacrifier la totalité pour assouvir leur
vengeance. C’était, selon eux, une question d’honneur.
M. Liang, rebaptisé « Bon et Généreux » dans le
récit composé pour lui par Han Yi, avait désormais une réputation à
soutenir. On n’insultait pas impunément un homme qui avait réduit
tant d’iniquités par le simple exercice d’une profession
commerciale injustement décriée.
Ti estima qu’ils avaient une vision bien
romanesque de leur métier. En l’occurrence, cela l’arrangeait. De
toute façon, il n’était pas nécessaire de gratifier les bandits de
pièces exceptionnelles. Un assortiment de babioles suffirait, les
voleurs ne feraient pas la différence. Les marchands s’entendirent
pour composer un nouveau lot avec des colifichets faciles à
écouler : des anneaux pour ceintures de parade, des breloques
religieuses, des boules à enfiler sur un cordon de soie, toutes
sortes d’objets que les malfrats placeraient sans peine et dont la
contrevaleur en taëls leur brûlerait les doigts.
Restait à savoir comment remettre ce jade entre
leurs mains. Seuls des délinquants étaient en mesure de les
approcher.
– Votre Excellence en connaît peut-être
personnellement ? susurra l’un des marchands.
Le mandarin eut beau froncer le sourcil,
l’insolent n’était pas tombé très loin de la vérité. À défaut de
délinquants, Ti avait ses lieutenants. Avec leur carrure et leurs
cicatrices, ils passaient très facilement pour des
« chevaliers des vertes forêts ». C’était l’avantage
d’employer d’anciens bandits de grands chemins : leurs faces
de brutes les faisaient prendre aussi bien pour des coupe-jarrets
que pour des policiers.
Ma Jong et Tsiao Tai furent donc envoyés dans
les bas-fonds répandre la rumeur qui servirait l’enquête de leur
patron. Une fois habillés comme des vauriens, l’illusion était
parfaite. Nul n’aurait dit que sous ces apparences de
traîne-savates se cachait le bras armé de la justice
chinoise.
Ti les avait dotés d’une somme qui ne leur
permettrait pas de boire jusqu’à rouler par terre. C’était plus
sûr, et puis un tel budget aurait grevé les fonds du
tribunal.
Attablés dans un vilain débit de boissons qui
s’adossait à la muraille, les deux hommes entamèrent à voix haute
une conversation sur leur profession de marchands de vin ambulants.
Ils rentraient, disaient-ils, d’une livraison chez les sbires du
yamen, qui les avaient fait venir pour se désaltérer après une
mission difficile.
Les petits secrets de la police intéressaient
toujours, surtout dans les bouges mal fréquentés. Les autres
consommateurs ne tardèrent pas à solliciter des détails.
Tsiao Tai expliqua que les miliciens avaient
arrêté l’un de ceux qui s’étaient moqués de la guilde. L’homme
avait avoué avoir caché le butin chez lui, mais il était mort avant
d’avoir donné son adresse, victime d’un interrogatoire un peu trop
viril. Le sous-préfet était furieux.
– Savoir ce qu’est devenu le jade sans
pouvoir mettre la main dessus ! dit Ma Jong. C’est
ballot !
– Il voulait sans doute en garder une
partie pour lui ! suggéra l’un des buveurs.
– Et comment donc ! renchérit Tsiao
Tai. C’est une crapule, ce sous-préfet !
– Comme tous ces paresseux de
lettrés ! approuva un autre homme.
– Celui-là est le pire ! affirma Ma
Jong avec conviction.
L’un de leurs auditeurs était bien de cet avis,
il le savait de source sûre :
– Ne dit-on pas qu’il s’est arrogé le
commerce du purin ? À présent, on raconte qu’il a des parts
dans une affaire de pompes funèbres qui vaut de l’or. Il possédera
bientôt la moitié de la ville !
De retour dans la rue, les lieutenants tombèrent
d’accord sur le fait que cette rumeur-là était inquiétante. De tels
racontars n’allaient pas rehausser la réputation de leur patron.
Comment continuer à respecter le noble fonctionnaire s’il se
conduisait à l’égal d’un simple croque-mort ?
Ils entrèrent dans une autre taverne pour
continuer ce jeu à double tranchant.
De son côté, Ti avait toujours des statues à
sauver des eaux. Il avait entendu dire que des lettrés à la
retraite se réunissaient dans un kiosque, sur un étang de lotus,
pour deviser au sujet de Confucius et vider des cruches de bière
légère. La connaissance de Maître Kong était certainement la
meilleure formation possible pour percer les secrets de l’univers,
une fois qu’on aurait éloigné la bière.
Il y avait là, sous le toit délicatement arqué,
assis devant une série de bols vides, quatre vieux bonshommes à
barbe blanche dont les échanges sur la littérature classique
s’entremêlaient de rots. Ils accueillirent leur sous-préfet comme
une source de distraction providentielle, jusqu’au moment où ils
apprirent qu’on espérait leur faire accomplir un prodige
inimaginable. Comment retirer du fond de la rivière un poids
immense qui résistait à tous les efforts depuis dix ans et dont la
masse inerte pouvait arrêter une flotte de
bateaux-dragons ?
– C’est impossible, noble juge, dit l’un
des vieux sages.
Ce mot n’appartenait pas au vocabulaire des
mandarins. Ti les invita à réfléchir davantage.
L’un d’eux, qui avait travaillé dans les haras
impériaux, proposa de faire venir des éléphants de ces royaumes de
l’ouest où les hommes portaient des turbans. Ti repoussa cette
idée : il souhaitait que l’événement eût lieu avant son départ
à la retraite, ils ne disposaient donc que de vingt-quatre petites
années1.
Un autre suggéra de faire tirer toute la
population de Pei-Tchéou. Cela eût nécessité un grand nombre de
cordes et un support très solide auquel les relier. C’était presque
construire un deuxième pont. Sans parler du dérangement qu’un tel
regroupement eût occasionné à travers la contrée.
On pouvait aussi attacher les câbles à des
cerfs-volants géants. Ti avait déjà remarqué que la puissance du
vent était capable d’enlever un homme dans les airs. Mais aucun des
savants n’était en mesure de lui garantir que ces objets pourraient
soulever de telles masses, ni de lui dire de quelle dimension ils
devraient être. On s’accorda pour penser qu’il faudrait les faire
si grands qu’ils s’effondreraient sous leur propre poids ou se
révéleraient incontrôlables ; or nul philosophe ne pouvait
accepter que l’homme créât une machine susceptible de lui
échapper.
Un dernier savant proposa d’utiliser la force du
courant par un système de levier compliqué. Mais ces messieurs se
disputèrent sur les rouages à inventer et rien de concret n’en
ressortit.
Ti resta rêveur. Puisque la force musculaire
avait échoué, utiliser la force des éléments lui parut être une
bonne piste. Il leur recommanda de creuser cette idée et les laissa
à leur réflexion après avoir interdit au personnel de leur servir
autre chose que du thé.
Tao Gan avait revêtu son déguisement de moine
itinérant pour retourner surveiller la maison de Lotus Blanc. En
passant devant celle de Wan Yifang, il vit que le porche était
flanqué de bannières à la gloire du disparu, conformément aux
règles du deuil le plus strict. Un dicton disait : « On
juge une famille par le respect qu’elle témoigne à son
défunt. » À en croire les banderoles, c’était à une famille de
saints que l’on avait affaire. Les chants, les rires et
l’harmonieux mélange de flûtes et de percussions qui s’échappaient
de ces murs racontaient une autre histoire. De toute évidence, on
ne s’ennuyait pas, là-dedans.
L’intendant de M. Wan se posta sur le seuil
pour surveiller les fournitures qui arrivaient. Comme le deuil
impliquait une obligation de charité, il lâcha une sapèque dans la
sébile du faux mendiant.
– Quelle est cette musique ? demanda
ce dernier.
– Ce n’est pas de la musique, on fait juste
résonner les instruments pour chasser les mauvais esprits.
De l’avis de Tao Gan, c’était peine
perdue : on avait laissé les mauvais esprits entrer, ils
étaient en train de mener la sarabande.
– Qu’est-ce que c’est que ces
cris ?
– Ce sont les pleurs continuels2, dit
l’intendant.
Tao Gan tendit l’oreille.
– Je connais les pleurs continuels, je
n’avais jamais entendu parler de rires continuels.
Par ailleurs, ces gens avaient pris au pied de
la lettre la question des offrandes de viande, de bière et de vin.
Des serviteurs apportèrent des volailles bien grasses, de beaux
gibiers, tout ce qu’il y avait de plus fin et de plus coûteux. Le
fumet délicieux des grillades monterait au ciel, la chair dorée
serait pour les vivants.
Tao Gan compta sur ses doigts. Le fabricant de
terres cuites vernissées n’était pas mort depuis si longtemps, sa
veuve était encore censée respecter les trois jours du jeûne
traditionnel. Après cette première étape, le régime devait se
composer de céréales cuites à l’eau, pour elle et pour toute la
maisonnée, pendant toute la première année. On n’était pas aussi
strict avec les gens qui travaillaient, mais la fortune de son mari
la mettait à l’abri de tout effort.
– La dame des Wan attend un heureux
événement, elle doit se fortifier, dit l’intendant.
Enceinte de quatre ou cinq jours, elle avait
certainement besoin de toutes ses forces.
– La mort des riches répand la richesse
parmi les fournisseurs ! dit un rôtisseur ravi.
Des danseuses se présentèrent pour charmer les
mânes du défunt. Un groupe d’acrobates pénétra à leur suite.
– Nous aussi, nous voulons aller pleurer
chez M. Wan ! dirent les adolescents du quartier.
Mieux encore, on avait réalisé une partie de son
patrimoine, qui arriva sous forme de lingots d’or puissamment
gardés. Tao Gan s’étonna : il était d’usage de sacrifier au
défunt de l’or figuré par des pliages de papier jaune, non des
lingots véritables.
– Rien n’est trop beau pour le seigneur
Wan ! rétorqua l’intendant.
L’un des quatre principes du deuil était
« la juste mesure ». On s’était, sembla-t-il, arrêté aux
trois premiers. Le rite en l’honneur du marchand de céramiques
exigeait apparemment des dépenses faramineuses. Wan Yifang devait
avoir de bien grands péchés à se faire pardonner pour qu’on soutînt
avec un si grand faste son parcours dans l’autre monde. On faisait
mieux que l’aider à franchir les étapes de son voyage vers les
sources jaunes : autant dire qu’on l’y portait à bout de bras.
Il y avait là de quoi soudoyer tous les tribunaux célestes et
terrestres réunis.
La mine de cet intendant n’inspirait guère
confiance à l’ancien escroc qu’était Tao Gan. Il ne lui aurait pas
confié ses affaires, ni a fortiori le
soin de sa mémoire, qui est le bien le plus précieux d’un
mort.
Il vit arriver de superbes trépieds en bronze et
des rouleaux de soie blanche pour y couper des « vêtements de
tristesse » dignes d’un enterrement princier. Leur transport
était contrôlé de près par trois figures couvertes de perles dont
la silhouette lui disait quelque chose.
À leur sortie, il en profita pour étoffer ses
renseignements.
– Madame, la douleur des gens d’ici
est-elle aussi grande qu’il y paraît ? demanda-t-il à l’une
des formes enrubannées.
– Comment ! Ils souffrent tellement
qu’ils ne peuvent plus se lever de table !
« En voilà qui n’ont pas peur des
malédictions d’outre-tombe ! » songea Tao Gan. Il était
de notoriété publique que les défunts offensés revenaient, la nuit,
tourmenter ceux qui les outrageaient. Les habitants de cette maison
devaient avoir un sommeil agité.
Il se décida à quitter ce spectacle étonnant
pour aller accomplir la mission confiée par Son Excellence. Parvenu
dans le quartier du canal, il erra un bon moment autour de la
maison de Lotus Blanc. Dans l’agitation d’une ville, un moine
errant gris comme les murs faisait partie de ce que les citadins
voient sans le voir, c’était un personnage dont on ne se méfiait
pas.
À l’une de ses allées et venues, il repéra un
bonhomme discret qui s’introduisit dans la maison et repartit
bientôt, chargé d’un sac. Il tenta de le suivre, mais, mieux fait
pour la surveillance que pour la filature, il perdit sa cible au
détour d’une ruelle obscure.
Alors qu’il se hâtait vers le yamen pour
présenter son rapport à son patron, il rencontra ce dernier sur
l’avenue centrale, qui sortait de son entretien avec les brillants
érudits de Pei-Tchéou.
Ti se montra satisfait. L’appât était dans la
bouche du poisson.
– Mais il s’est évanoui avec son magot,
noble juge.
– Peu importe. Ce trésor va l’entraîner à
sa perte. La malédiction du jade va encore frapper, mon bon
Tao.
En l’occurrence, cette malédiction allait
s’opérer par l’entremise de la bêtise et de l’avidité, deux
faiblesses humaines qui étaient les meilleures alliées d’un
magistrat.