XIV
Le juge Ti protège ses concitoyens d’une
tempête ;
trois gros poissons lui filent entre les doigts.
trois gros poissons lui filent entre les doigts.
Dès qu’ils furent sortis de la maison Wan, où la
fête reprenait puisqu’on était parvenu à ranimer le marié, Ti pria
son lieutenant de lui dire quels événements le contraignaient à
abandonner cette joyeuse compagnie.
Dès qu’il avait mis le pied dehors, Tao Gan
avait senti qu’il se passait quelque chose. Il percevait dans l’air
cette subtile modification qui ne pouvait échapper à un vrai
citadin, a fortiori à un ancien escroc
habitué à faire son miel de toute fleur. L’abeille de l’entourloupe
n’avait pas tardé à découvrir la raison de la nervosité
ambiante.
Les marchands de jade avaient jugé, non sans
motif, que le sous-préfet n’arrivait à rien dans leur affaire et
préférait pratiquer la chasse au revenant parmi les poules d’eau.
Déçus par la justice, ils avaient engagé des gros bras pour traquer
et punir les voleurs qui les avaient outragés.
Aider la force publique n’était pas
répréhensible en soi. Ce qui l’était, c’était la manière. Ces
brutes semaient le désordre dans leur sillage. Ti et Tao Gan
remontèrent sans difficulté la piste des mercenaires, émaillée de
bosses et de gémissements.
– Si Votre Excellence menait ses enquêtes
de cette façon, les gens honnêtes vous craindraient tout autant que
les criminels, constata le lieutenant.
– Voyons si leur méthode est plus efficace
que la mienne, dit le mandarin.
La bande de brutes était d’abord allée chercher
Wou Chou là où il y avait des malades. Les murs du temple de la
Miséricorde céleste s’en souviendraient longtemps. Ils avaient fait
irruption dans un sanctuaire où l’on rassemblait des mal portants
sans logis, les fous et les vieillards qui n’avaient plus de
famille : ceux-ci y profitaient d’un toit, le yamen payait
leur nourriture et quelques religieux assuraient les soins de base.
Les justiciers improvisés avaient secoué tout le monde pour
s’assurer que nul amnésique ne se cachait parmi les
souffreteux.
Ils avaient ensuite investi le marché. La halle
occupait un quartier clos auquel l’accès se faisait par une porte
unique, ce qui permettait de limiter les vols à l’étalage et
d’encaisser les taxes. Une partie des enquêteurs privés campaient
devant cette issue et agressaient quiconque prétendait sortir. Le
reste de la meute faisait tomber les chapeaux des gens dont le
visage n’était pas parfaitement visible. Ces gaillards obtus
devaient penser que leur proie était un homme plutôt fluet, car ils
s’attaquaient surtout à ce genre de gabarit. Ti vit un malheureux,
qu’une main épaisse serrait au col, se débattre et jurer qu’il
n’était pas Wou Chou.
– Qu’en sais-tu ? répliqua son
tortionnaire. Il est amnésique ! Wou Chou ne sait pas qu’il
est Wou Chou ! N’essaye pas de m’embrouiller avec tes
dénégations !
Un autre justicier fit voler le bonnet d’un
second maigrelet. Ti reconnut Han Yi, probablement venu arrondir
ses revenus en proposant ses éloges aux commerçants.
Il imagina ce qui arriverait à son voleur de
jade s’il tombait entre leurs pattes. Que la guilde récupérât son
bien ou non, elle tirerait vengeance de celui qui l’avait bafouée.
Non seulement on épargnerait au magistrat la peine de mener de plus
amples recherches, mais on comptait lui épargner celle de diriger
un procès en bonne et due forme.
De telles exactions étaient intolérables. Ces
excités venaient d’agripper un nouveau maigrichon quand Ti se posta
au milieu d’eux dans toute la gloire de sa robe verte et de son
couvre-chef à ailettes.
– À genoux devant Son Excellence le
sous-préfet ! clama Tao Gan en frappant dans ses mains du plus
fort qu’il le pouvait.
Surpris, les apprentis détectives hésitèrent. Le
sourcil froncé du mandarin les impressionna suffisamment pour
qu’ils lâchent prise et s’agenouillent devant le « père et
mère de la circonscription ». Han Yi en profita pour courir se
réfugier dans l’ombre du magistrat.
Celui-ci commença par brandir l’étendard de son
autorité, c’est-à-dire qu’il se lança dans un discours où se
mêlaient la réprimande et la menace de punitions sévères, sans
oublier de leur signifier la mauvaise opinion que Confucius aurait
eue de leur conduite.
Puis il réfléchit, tout en gardant la pose de la
justice en action. Interrompre leur chasse à l’homme, c’était
facile. S’assurer qu’ils ne la reprendraient pas était une autre
paire de manches. Pour le cas où la simple mention de Maître Kong
n’eût pas suffi à les intimider durablement, il les mit en
garde : en cas de déborde ments et de plaintes, les marchands
de jade les lâcheraient, ils feraient jouer leurs relations, ils
achèteraient un traitement de faveur, et ce seraient eux, les
hommes de main, qui subiraient la colère des mandarins.
Cet argument fut celui qui leur donna à
réfléchir. Ti savait qu’on ne faisait jamais appel en vain à la
défiance qui séparait les castes. Ces abrutis pleins de muscles
voulaient bien s’employer pour les riches marchands, mais cela ne
faisait pas du bœuf l’ami du tigre.
– Votre Excellence est un puits de
sagesse ! se réjouit Han Yi.
Les gifles qu’il avait failli recevoir
aiguillonnaient son inspiration. Ti comprit de quelle manière
fonctionnait un écrivain.
Les badauds qui s’étaient attroupés pour
regarder le combat moral d’un juge et d’une bande de forcenés
purent à nouveau quitter le marché. Ils se pressèrent dans le
passage à nouveau libre, leurs marchandises sous le bras : le
spectacle gratuit avait été fort plaisant, mais la préparation du
souper avait pris du retard. Chacun s’inclina devant le magistrat
qui venait une fois de plus de sauver ses administrés d’une tornade
de baffes.
Les plus heureux du lot furent Lotus Blanc, Wou
Chou et Sable Lavé, sur qui les troupes de la guilde avaient été
sur le point de mettre la main, en dépit de leurs chapeaux de jonc
tressé, au moment où le juge était intervenu.
L’idée de se dissimuler parmi la foule qui
emplissait le marché ne s’était pas révélée si merveilleuse qu’ils
l’avaient cru. Certes, ils avaient pu se restaurer et prendre un
peu de repos sur les tabourets des marchands de soupe, mais ce
repas avait failli leur coûter leur liberté. Wou Chou ne pouvait
être laissé sans surveillance un seul instant. Elles n’étaient pas
parvenues à lui faire mémoriser le fait qu’ils étaient traqués.
L’obligation de se montrer discret semblait incompatible avec son
état mental. Elles avaient dû plusieurs fois le rappeler à l’ordre
alors qu’il tenait des propos incongrus au premier venu. Tout le
ravissait, même les concombres de mer pas très frais. Une remarque
à un poissonnier sur le « délicat fumet de pourriture »
qui montait de son étal avait failli provoquer une rixe. Tout lui
était nouveau, il se conduisait comme un enfant qui vient de
recevoir son « argent de Nouvel An ».
Ils ne pouvaient pas rester en ville. Le plus
difficile serait de franchir le poste de garde des fortifications
sans se faire repérer.
Ce fut Lotus Blanc qui trouva une solution.
Sable Lavé savait taper dur, mais l’habileté physique n’était pas
le seul élément qui composait l’art de survivre en milieu
hostile : la ruse et l’initiative rendaient aussi des
services.
L’ancienne « dame pour accompagner »
fit l’acquisition de trois sacs vides qu’elle remplit de gravats et
qu’elle engagea ses compagnons à poser sur leurs épaules. Avec
leurs couvre-chefs en jonc, ils avaient tout de paysans venus
s’approvisionner en semis.
– Il n’y a pas plus bête qu’un planton,
assura-t-elle. Au bout d’une heure à voir défiler des inconnus, ils
ne savent plus reconnaître leur mère.
Elle était certaine qu’ils se contentaient d’un
vague coup d’œil pour trier les passants. Si le vêtement de ceux-ci
leur évoquait quelque chose, ils n’iraient pas chercher plus
loin.
Le trio fut bientôt hors les murs. À Sable Lavé
qui la félicitait, Lotus Blanc déclara :
– L’exercice de mon ancienne profession
développe l’esprit d’observation. Ce sont des choses qu’on apprend
mieux à fréquenter les hommes qu’en leur tapant dessus.
Sable Lavé ne répondit rien. Il n’était pas
impossible qu’elle lui prodiguât un de ces jours une démonstration
de ses talents à elle.
Alors qu’ils marchaient sur la route, Lotus
Blanc recommença à se lamenter. Où aller ? Leur argent était
presque épuisé, elle n’avait pas de famille et l’un d’eux était un
fou qu’il fallait empêcher de lier conversation avec tous les
colporteurs de rencontre. Le jour baissait. Bientôt, il ferait
nuit, ils seraient à la merci des bêtes sauvages et des goules
wangxiang aux oreilles de
chauve-souris. C’en était fini d’eux.
Sable Lavé bifurqua pour s’enfoncer dans un
bosquet.
« Aller au-devant des tigres, c’est tout ce
qui nous manquait ! » songea Lotus Blanc.
– Rentrons à Pei-Tchéou, jetons-nous aux
pieds du sous-préfet ! proposa-t-elle plutôt que de finir sous
la griffe d’un prédateur ou d’un revenant cannibale.
La servante se retourna. Ses yeux
brillaient.
– Regardez. Je n’ai pas été trop mal
inspirée, je crois ?
Il y avait une petite maison en bois à l’autre
bout de la clairière. Au vrai, cela ne les avançait guère. Elle
appartenait certainement à des rustres qui n’auraient aucune envie
de les recevoir, ou même les dénonceraient, comme ces affreux
vendeurs de nouilles.
Quand ils furent à portée de voix, Lotus Blanc
appela les habitants de la masure. Personne ne répondit, personne
ne vint. Il était pourtant évident que des gens vivaient là. Ils
entrèrent avec prudence.
Ce n’était pas une simple cabane de bûcherons.
Le toit avait l’air bon, rien n’était moisi. Il y avait un lit
assez vaste, des marmites, un grand nombre d’ustensiles, des
couvertures – en un mot, tout ce qui était nécessaire à trois
fuyards démunis. On aurait dit que la maisonnette les
attendait.
Comble de chance, elle était inoccupée.