XIX
Le juge Ti cueille un serpent parmi les
fleurs ; un
phénix fait subir un échec à Tigre Bondissant.
phénix fait subir un échec à Tigre Bondissant.
Tao Gan rapporta à son patron de quelle manière
le deuil était observé chez Wan Yifang.
– Comme c’est étrange, dit le mandarin d’un
air rêveur.
On lui demanda s’il fallait mettre un terme à
ces démonstrations inconvenantes.
– Surtout pas ! Je m’en occuperai
moi-même. C’est une mission pour Tigre Bondissant.
On en déduisit qu’il voulait lui aussi aller
« pleurer sur le cercueil du mort ».
Avant de lâcher son jade, Ti avait chargé les
indicateurs du tribunal de l’avertir si un homme se mettait à
dépenser gros dans les mauvais lieux. Le chef du quartier des
saules vint le prévenir qu’un olibrius avait pris pension dans une
maison de fleurs.
– Ce n’est pas interdit, nota le
mandarin.
– Il dépense comme si les taëls pleuvaient
dans son jardin, seigneur juge.
– Ce n’est pas interdit non plus.
– Pour montrer qu’il pouvait payer, il a
exhibé des amulettes de jade.
– Allons discuter avec ce favori du
Ciel.
Ti fit un crochet par le gynécée pour y prendre
son historiographe. Ses épouses venaient de se faire lire son
dernier rapport à travers le paravent. Le mandarin annonça à
l’écrivain qu’il l’emmenait enquêter chez les femmes-fleurs. Han Yi
tiqua. Ce n’était pas un champ de bataille très glorieux pour Tigre
Bondissant.
– Ne vous formalisez pas, dit madame
Première. Il arrive toujours un moment, dans les enquêtes de notre
époux, où il doit aller interroger les pensionnaires des maisons
closes. C’est pour ainsi dire un rite porte-bonheur.
Han Yi se résigna à suivre son héros sur un
terrain où il ne s’était pas attendu à le voir bondir.
Les façades du quartier des saules étaient
ornées de pots et de treilles fleuris, d’abord parce que cela
faisait joli, ensuite parce que les plantes décoratives servaient
d’enseignes aux commerces locaux.
Les maquerelles étaient soit les mères des
prostituées, soit d’anciennes pensionnaires qui avaient racheté le
fonds avec l’aide d’un riche protecteur. La patronne du Rossignol
Chantant, qui se nommait Petit Pompon, était une naine. La vue de
cette femme très fardée et surmontée d’une épaisse perruque noire
coiffée en chignon laissa le juge Ti rêveur. La clientèle de ces
établissements n’échappait donc pas aux règles qui dominent la
nature humaine : après qu’on a goûté à tous les raffinements,
il n’y a plus de plaisir que dans l’originalité.
La naine régnait sur un sérail de cinq filles.
Elle expliqua qu’elles avaient en ce moment un monsieur qui s’était
présenté sous le nom de Po le Magnifique, courtier en pierres
précieuses. Si sa fortune semblait correspondre à cet état, ces
demoiselles avaient en revanche suffisamment l’habitude du monde
pour faire la différence entre un bourgeois et un fripon de bas
étage.
Ti interrogea une demoiselle à sa sortie de la
chambre, où elle fut immédiatement remplacée par une autre. Pour se
faire valoir, son client avait exhibé une bourse remplie d’objets
en jade. Elle montra au juge un petit serpent vert qu’il lui avait
donné pour sa peine.
Il fallait agir sans susciter de scandale. Ces
boutiques de plaisir devaient être traitées avec autant de prudence
que les demeures des nobles, d’abord parce qu’on risquait d’y
déranger le même genre de personnes, ensuite parce qu’elles
fournissaient de précieuses informations et qu’il ne faut pas
manger la poule qui pond un œuf chaque jour.
– Nous n’allons pas laisser cet honnête
citoyen se départir de son jade, dit le juge. Mon devoir est
d’assister notre population dans ses délassements légitimes.
Il donna deux taëls d’argent à la maquerelle et
fit la liste de ce qu’il fallait fournir au fêtard.
Po le Magnifique eut la surprise de se voir
apporter des alcools forts, « cadeaux de la direction »,
preuve que le jade avait le pouvoir de faire naître le sourire sur
toutes les bouches. Comme il n’est pas sain de boire l’estomac
vide, on lui servit un vaste assortiment de plats salés et
épicés.
– Je devine que ces beignets au gingembre
ont pour but de me faire accomplir des exploits, dit-il à la
demoiselle du moment.
On comptait surtout qu’ils l’inciteraient à
boire davantage. La jeune femme rit d’un air coquin et remplit à
ras bord le bol de son client.
Lorsqu’il entonna pour la troisième fois
« Qui a trouvé la culotte de Mlle Liu ? », une
chanson très populaire dans ce type de circonstances, les clients
aimant à chercher où pouvait bien se cacher l’article de lingerie,
on estima qu’il était à point.
Quelqu’un gratta doucement à la porte. Po le
Magnifique répondit qu’on ne devait pas le déranger – il était sur
le point d’identifier l’emplacement de la culotte. Celle qui jouait
le rôle de Mlle Liu suggéra que c’était sans doute les
renforts qui arrivaient.
– Entrez donc ! cria le client d’une
voix aussi joyeuse qu’avinée.
La patronne entra dans la chambre, suivie d’un
monsieur bien vêtu qui souriait aimablement. La taille de Petit
Pompon faisait paraître son acolyte gigantesque.
– Je vous félicite pour votre vin, dit
M. Po. Maintenant, je voudrais plus de filles !
– Hélas toutes nos fleurs sont retenues
pour le reste de la nuit. Mais voici M. Tchou, ajouta la
maquerelle en désignant le grand bonhomme souriant qui se tenait
près de la porte.
Po le Magnifique rétorqua qu’il ne voulait pas
passer la nuit avec M. Tchou.
La patronne eut un rire poli.
– M. Tchou tient le plus beau jardin de
fleurs de notre ville. Ayant entendu dire que Votre Seigneurie
était chez nous, il s’est immédiatement proposé de l’accueillir
dans sa propriété pour vous faire profiter de ses services à un
tarif préférentiel.
L’ivrogne n’était pas chaud pour changer de
place. Les murs tanguaient un peu. Ti dut lui détailler les charmes
particuliers de ses hôtesses. Il possédait notamment un lot de
Ouïgoures et de Mongoles dotées d’un savoir inégalable. L’une avait
même trois seins, ce dont il fallait bien admettre qu’on n’en
voyait pas partout.
L’idée du troisième sein plongea le courtier
dans une réflexion dont il eut du mal à émerger. C’était assurément
une occasion à ne pas manquer.
On l’emmena vers la sortie avec force promesses
d’attractions inédites. Petit Pompon était ébahie de voir leur
sous-préfet faire l’article avec autant de filouterie. L’admiration
se lisait dans ses yeux tandis qu’elle le regardait conduire
l’imbécile vers un palanquin. Elle se demanda s’il était possible
d’accrocher un troisième sein à l’une de ses pensionnaires pour
réaliser le miracle qui semblait tant émoustiller la
clientèle.
On fourra l’ivrogne dans le véhicule et l’on
partit d’un bon pas. Deux rues plus loin, Po le Magnifique écarta
le rideau pour demander d’une voix empâtée au tenancier qui
cheminait à côté de lui :
– Comment il s’appelle, ton repaire de
putes ?
Il s’attendait à une réponse du style « le
pavillon des mille douceurs » ou « le séjour merveilleux
des pivoines ».
– Il s’appelle « le tribunal du juge
Ti », répondit sèchement le mandarin.
À ce signal, on saisit le voleur pour lui lier
les mains et les pieds. Il n’était pas en état d’opposer beaucoup
de résistance. On l’emporta vers le yamen comme un pâté dans une
boîte.
Ti se voyait bien figurer dans un parcours
allégorique peuplé de roses.
– Qu’allez-vous retirer de cet épisode pour
votre rapport ? demanda-t-il à son historiographe.
– Rien du tout, noble juge, répondit Han
Yi.
Son effort intellectuel allait tendre tout
entier à lui faire oublier cet épisode.
Dans le jour finissant, Lotus Blanc courait
comme une dératée à travers la forêt. Si elle ne quittait pas
l’abri des arbres avant la nuit, elle mourrait là. Elle avait
trouvé un creux entre des racines, s’y était pelotonnée, et c’était
de cette manière qu’elle avait passé toute la journée, en
grelottant et en pleurant de peur, de tristesse et d’angoisse à
l’idée d’avoir perdu Wou Chou au moment même où elle le retrouvait.
Il avait bien fallu se résoudre à abandonner ce refuge improvisé.
Elle était convaincue que Sable Lavé l’avait cherchée pendant des
heures, bien qu’elle n’ait vu ni entendu personne. Était-il
possible que son mari et cette furie se soient entretués dans la
clairière ? Il lui semblait percevoir le souffle de sa
poursuivante à chaque instant. Quand elle se retournait, elle ne
voyait que les troncs et c’était presque plus inquiétant. Où était
la sorcière ? Où était Wou Chou ? S’était-il sacrifié
pour lui laisser le temps de fuir ? De toute façon, Lotus
Blanc se savait destinée à mourir toute seule, dévorée par les
bêtes féroces.
Elle fut toute surprise d’avoir atteint l’orée
du bois. Au bout du premier pré fumait la cheminée d’une petite
ferme. En s’approchant, elle découvrit un lopin de terre cultivé,
une cour, quelques canards, un gros cochon noir.
Elle courut jusqu’à la porte avec l’énergie
désespérée d’une femme tombée à l’eau. Ce ne fut que lorsqu’on lui
eut ouvert et qu’elle vit un autre visage humain en face d’elle
qu’elle se reprit. Elle expliqua qu’elle s’était laissé surprendre
par le crépuscule alors qu’elle rentrait à Pei-Tchéou. Elle sortit
de sa ceinture deux ligatures de sapèques qu’elle proposa de poser
sur la table en échange d’un bol de soupe et d’une natte pour la
nuit.
Ses sapèques ayant été accueillies par les
paysans comme la pluie de perles sur le lac de l’Ouest, elle se
réfugia chez eux en espérant que la folle ne viendrait pas l’y
chercher.
Tout en mangeant sa soupe de blé germé avec
l’avidité de quelqu’un qui n’a rien consommé de la journée, elle ne
cessait de s’inquiéter pour son mari. S’il rattrapait Sable Lavé,
soit celle-ci le tuerait, soit elle l’obligerait à s’enfuir avec
elle, puisque son foie tordu semblait nourrir envers lui une
obsession malsaine. Dans les deux cas, il était perdu pour elle. Il
existait une petite chance que ces deux-là ne se rencontrent pas, à
force d’errer à travers bois. Mais, dans ce cas, comment
pourrait-elle jamais le rejoindre ?
Elle eut une idée. Ils devaient aller là où eux
seuls pouvaient vouloir se rendre. Une fois sa décision prise, elle
espéra que Wou Chou avait assez recouvré ses esprits pour tenir le
même raisonnement.
La pratique judiciaire chinoise interdisait
d’interroger un prévenu autrement qu’en audience publique. Il était
trop tard pour siéger : Ti ne se voyait pas ameuter la
population en frappant le tambour à la nuit tombée. Par ailleurs,
que tirer d’un homme pris de boisson, sinon un fatras de sottises
dont le juge avait déjà eu son content depuis le début de cette
affaire ? Il ordonna qu’on le lui mît au frais jusqu’au
lendemain.
On fit résonner le tambour à l’heure du
dragon1. La
salle se remplit un peu moins qu’à l’ordinaire : les séances
judiciaires subissaient la concurrence des danses populaires et des
autres divertissements de cette période de fêtes.
Le détenu n’avait pas bonne mine. Sa figure
froissée semblait hésiter entre gueule de bois et anxiété. Ti le
fit agenouiller devant l’estrade et commença par lui ordonner de
décliner son identité.
– Je me nomme Po le Magnifique, courtier en
jade. J’ai été injustement arraché par traîtrise à une maison
honnête où je me reposais de mon labeur.
Ti jeta une poignée de baguettes sur le dallage.
Le bourreau n’eut qu’à saisir son bâton pour que la langue du
prisonnier se déliât.
– Je me nomme Po le Futé et je vis
d’expédients, mais sans jamais braver ouvertement la
loi !
– Je t’accuse d’avoir, dans la nuit
anniversaire du dieu de la Richesse, dérobé une fortune en jade à
de bons commerçants de notre ville, ce qui constitue un vol doublé
de sacrilège. Outre ces vétilles, je t’accuse d’avoir attenté à la
dignité de la représentation impériale en te faisant passer pour un
fonctionnaire de ce tribunal.
L’inculpé se prosterna pour jurer qu’il était
innocent et qu’il ne comprenait pas comment on avait pu le prendre
pour un criminel. Il avait, selon lui, trouvé le jade dans une
maison vide où il s’était introduit pour y passer la nuit au
sec.
Ti lissa les poils de sa barbe noire.
Reconnaître une petite part de vérité pour mieux nier le reste,
c’était habile. Po le Futé n’avait pas usurpé son nom. Le juge se
félicita d’avoir pris la précaution de convoquer les
victimes.
Quand il vit entrer les principaux membres de la
guilde, Po changea d’expression et tenta de dissimuler son visage
en baissant la tête comme s’il était accablé de chagrin.
– Reconnaissez-vous cet homme pour l’un de
vos voleurs ? demanda Ti aux marchands de jade.
Les trois hommes faisaient des mines de babouins
devant un soufflet à piston.
– Je ne sais pas, noble juge, dit Liang
Liang. Nos ignobles agresseurs étaient deux affreux nommés Ma Jong
et Tsiao Tai. Comment se nomme celui-ci ?
La contrariété enfonça une pointe aiguisée dans
le front du magistrat. Combien de fois leur avait-il expliqué que
les bandits s’étaient fait passer pour ses fidèles
lieutenants ?
M. Liang eut une idée.
– Le prévenu pourrait-il dire :
« Aboulez le magot à Son Excellence, bande de crapauds
visqueux » ?
Ti fut interloqué.
– Celui qui s’est présenté comme mon
lieutenant a vraiment dit ces mots ? Et cela ne vous a pas
alertés ?
La dénégation des marchands de jade fut une
deuxième injure à la probité du mandarin. Il fit un signe à
l’intention du prisonnier. Celui-ci émit un murmure dont personne
ne comprit un mot.
– Plus fort ! clama le juge tandis que
le bourreau levait sa badine.
– « Aboulez le magot à Son
Excellence ! » cria le prévenu, pour le plus grand
plaisir des contribuables présents dans la salle.
– « Bande de crapauds visqueux »,
ajouta le mandarin, qui ne voyait pas pourquoi il devait être le
seul à se faire insulter.
– Bande de crapauds visqueux ! répéta
le suspect avec conviction.
L’assistance éclata de rire. Déconfits, les
membres de la guilde reconnurent sans plus d’hésitation l’escroc
qui les apostrophait. Pour que l’identification fût bien nette,
l’un d’eux se jeta sur lui pour le rouer de coups. Ti l’aurait
volontiers laissé faire, n’eût-il été dans l’obligation de laisser
une tête sur ce col jusqu’à l’exécution publique.
Quand on eut séparé le plaignant et l’accusé, il
somma ce dernier de dénoncer ses complices.
Po le Futé était encore assez vivant pour
affirmer qu’il y avait une dramatique erreur sur la personne.
Jamais il n’avait mis un pied au banquet de Tsai Shen, jamais il
n’aurait osé se moquer d’un président de guilde qui était, de
notoriété publique, un héros d’essence divine, le protecteur de la
veuve et de l’orphelin.
Ti soupira. Les ravages de la propagande
répandue par Han Yi étaient universels.
Pour ce qui le concernait, le prévenu s’en
tenait à sa version du jade trouvé dans une maison vide. Ti pouvait
d’autant moins rejeter cette explication qu’il avait lui-même fait
déposer le butin dans cet endroit, ce que les marchands savaient
pertinemment.
Par ailleurs, si Po le Futé avait participé à
l’escroquerie, quel rôle avait-il joué ? Pas celui du
sous-préfet amateur de pierreries : le juge Ti ne reconnut pas
dans cet être grossier et mal bâti la prestance naturelle qui
soulevait l’admiration autour de lui. Tout au plus ce malfrat
aurait-il pu personnifier l’un des lieutenants. Pas Ma Jong, qui
était trop grand. Restait Tsiao Tai.
L’un des marchands avait une objection à ce
sujet.
– Que Son Excellence pardonne mon
outrecuidance, mais l’homme qui se faisait désigner sous le nom de
Tsiao Tai portait sur le bras un tatouage de phénix que chacun
d’entre nous a remarqué.
Ses compères approuvèrent du menton. Po le Futé
s’empressa d’ôter sa tunique. Hormis quelques cicatrices, ses bras
étaient absolument dépourvus du moindre tatouage de phénix ou de
quoi que ce fût d’autre. C’était ennuyeux. D’ailleurs, on tenait
déjà le tatoué : Ti l’avait personnellement repêché dans le
purin, un jour qu’il était allé surveiller les investissements
familiaux.
Il n’eut d’autre choix que de renvoyer le
suspect en prison en attendant qu’on eût établi quelle part il
avait pu prendre à cette affaire. Il y avait bien sûr la solution
de la torture légale, mais l’homme avait l’air d’être un dur à
cuire. L’usage de la force répugnait par principe au mandarin, il
représentait un constat d’échec pour son intelligence. Ti n’avait
pas consacré tant d’années à étudier la logique confucéenne pour
exercer son métier à coups de bambou. Po le Futé avait remporté la
première manche, il infligeait un cuisant échec public à Tigre
Bondissant.
1 De sept heures à neuf heures du matin.