V
Le juge Ti enquête sur la mort d’une pomme de pin ;
il dénonce les méfaits d’un fantôme.
À peine furent-ils de retour au yamen qu’un des secrétaires annonçait au mandarin la découverte d’un cadavre dans les bois, à la sortie de la ville.
– Vous voyez, je n’arrête jamais, dit Ti à son écrivain personnel.
– Votre Excellence est telle l’abeille qui bourdonne sans se lasser, de fleur en fleur, pour produire le miel de l’empire, répondit Han Yi, qui maîtrisait l’art de la traduction automatique en langage littéraire.
Afin de soulager leurs jambes, les glaneurs s’assirent dans des chaises en bambou à deux porteurs. L’historiographe s’étonna tout de même de cette propension au mouvement perpétuel qu’avait son abeille butineuse.
– Votre Excellence a-t-elle l’habitude de courir sur les lieux de tous les forfaits ? s’inquiéta-t-il.
À la réflexion, mieux valait qu’il se passât quelque chose que rien du tout : on assaisonne plus facilement un épais ragoût de gibier qu’un bouillon clair. Il lui revenait de tourner cette particularité à l’avantage du héros. Quant à savoir si ces gesticulations plairaient à la hiérarchie mandarinale, c’était une autre histoire.
Ils franchirent la haute barrière de briques derrière laquelle se tapissait leur cité toujours plus ou moins menacée par les invasions barbares, en dépit de la Grande Muraille qui s’étendait à quelques lis au nord.
Le mort gisait dans un bosquet tout proche de la route. Les bandits n’avaient pas fait les choses à moitié. L’homme avait été roué de coups. Ce n’était pas un assassinat, c’était un massacre. Ti se pencha sur le corps démantibulé.
– Mince, fit le magistrat. Je le connais.
Han Yi aurait préféré ne pas entendre cette remarque, même s’il aurait eu du mal à se dire surpris.
– Un ami personnel, peut-être ? supposa-t-il à la vue du visage abîmé et maculé.
– Pas du tout. Il s’est présenté ce matin au tribunal parce qu’il craignait pour sa vie.
C’était de nouveau une information que l’historiographe s’empressa d’oublier. La victime venue quémander les secours du mandarin et retrouvée morte un peu plus tard, voilà qui ne cadrait pas avec les exploits de Tigre Rageur. Si cela s’ébruitait, l’avancement du juge en sortirait dans le même état que ce malheureux.
Ti examina de plus près les blessures du gros fabricant d’éventails. Il s’attendait à découvrir des marques de gourdin ou des empreintes de semelles. Il n’y vit que des écorchures et des échardes. On l’avait battu avec des branchages. Ce n’était donc pas un crime prémédité : ses agresseurs avaient ramassé ce qu’ils avaient sous la main.
Il se redressa et regarda autour de lui. Étrangement, il n’y avait pas la moindre branche morte dans les environs immédiats. Les coupables étaient-ils repartis avec l’arme du crime ? Mais pour quoi faire ?
Un pin immense s’élevait au-dessus de leurs têtes. Puisque l’enquête au ras du sol ne donnait rien, Ti décida de la poursuivre à la verticale.
– Vous savez grimper aux arbres ? demanda-t-il à son écrivain.
Malgré tous les efforts qu’on fit, un mauvais vouloir indéniable et l’encombrement d’un fessier qui paraissait lesté de plomb ne permirent même pas de hisser M. Han jusqu’aux frondaisons les plus basses. Ti envoya à sa place l’un des gardes qui avaient surveillé la victime depuis sa découverte. Plus agile, celui-ci repéra très vite des traces d’escalade qui menaient jusqu’en haut, et même des brisures qui semblaient témoigner d’une chute.
Ti réfléchit un moment en lissant les longs poils noirs de sa barbe, comme si son intelligence avait été un luth dont ces fils étaient les cordes.
– Qu’en déduisez-vous ? demanda-t-il à son hagiographe.
En tant qu’écrivain, Han Yi se flattait d’avoir assez d’imagination pour faire concurrence à la vérité la plus tordue.
– C’est bien simple, noble juge. Se voyant acculée, la victime s’est réfugiée dans l’arbre…
– Malgré son embonpoint et sa petite taille, nota le mandarin.
– Elle est parvenue à atteindre les branches les plus élevées. Ses assaillants impitoyables ont alors secoué le tronc pour la faire chuter.
Ti tenta de secouer le pin, qui ne frémit même pas.
– Le malheureux sera alors tombé comme une pomme bien mûre et ses ennemis l’auront achevé à coups de branches mortes, conclut l’apprenti enquêteur.
– Branches mortes qu’ils ont ensuite emportées pour faire un joyeux feu de camp et griller des boulettes de porc, compléta le mandarin.
Cette explication était aussi pleine de failles qu’un orteil de colporteur pendant les grandes gelées. Ti avait une autre idée qu’il importait de vérifier.
En toute logique, il s’agissait d’un meurtre perpétré par ceux que leur victime avait accusés en pleine audience de lui vouloir du mal. Le juge remonta dans sa chaise et ordonna aux porteurs de le conduire au domicile du défunt. Cet homme n’avait-il pas lui-même indiqué le nom de ses assassins, ce matin même, au tribunal ?
Ti se fit déposer à l’entrée de la rue commerçante réservée aux articles de mode et recommanda à ses employés de réciter huit prières à Lao Tseu avant de le rejoindre. Une arrivée discrète lui permettrait de jeter un coup d’œil aux alentours, tandis qu’une irruption en fanfare attirerait tout le voisinage comme à la foire. Il marcha donc jusqu’à la petite boutique d’éventails flanquée d’un minuscule atelier de fabrication qui avaient constitué le royaume de Fang Petit-Troisième. Une femme plus jeune et plus mince que ce dernier était en train de peindre des motifs de fleurs sur du papier tendu. Ti nota qu’elle s’y prenait moins bien que pour la plupart des exemplaires suspendus autour d’elle. De toute évidence, elle s’efforçait de copier maladroitement des éventails décorés par une main plus experte.
Il fit signe à l’un des gardes qui approchaient. Celui-ci se posta devant l’échoppe et déclara très fort :
– Dis bonjour à ton sous-préfet qui te fait l’honneur de s’adresser à toi !
La femme sursauta, ce qui créa un grand trait vertical au milieu des iris délicats qu’elle avait esquissés. Elle se leva en toute hâte, s’inclina devant le mandarin et se présenta sous le nom de Bel Oiseau, femme de Fang Petit-Troisième, qui s’était absenté pour un moment.
Il incombait au magistrat d’apprendre la mauvaise nouvelle à la veuve de la pomme de pin. Bel-Oiseau prit l’information avec un stoïcisme qui témoignait d’une grande force de caractère ou d’une absence totale de sentiments envers le disparu. Sa seule réaction fut de s’agenouiller pour remercier le sous-préfet d’avoir pris la peine de venir en personne lui annoncer ce regrettable événement.
– Il n’y a pas de quoi, répondit le juge Ti.
Il demanda à rencontrer aussi son amant, à qui il avait deux mots à dire. L’impassibilité de Bel-Oiseau se fissura.
– Votre Excellence insulte une veuve éplorée ! protesta-t-elle.
– Croyez-moi, la veuve sera bien plus éplorée si elle ne répond pas à mes injonctions, insista le magistrat.
Pour sa part, le voisinage, qui avait commencé de se rassembler, ne doutait pas un instant qu’il n’y eût là le nœud d’une affaire criminelle. Déjà les exclamations fusaient contre la jeune femme, bien que le juge n’eût pas encore prononcé le mot de meurtre.
« Quelle joie de pouvoir s’appuyer sur la compassion de son prochain ! » songea-t-il. Il avait eu maintes fois l’occasion de constater de quel secours sont les voisins quand on se voit assailli par les malheurs, et particulièrement quand on est pris dans les filets de la police, le pire malheur qui soit. Ceux qui habitaient cette rue auraient volontiers fourni la cangue1 et les cordes pour traîner la pauvre femme vers le lieu de son supplice.
Ti leur demanda d’où venait leur conviction. On se bouscula pour lui répéter les jérémiades incessantes du défunt, que les mauvais projets de son épouse épouvantaient. Tout le monde, à la poterne sud, savait qu’elle recevait son amant en l’absence du mari. Les menaces de mort avaient fait passer ce dernier du rang de cocu risible à celui de victime pitoyable. Ce statut aurait été plus confortable pour lui s’il n’avait pas connu cette fin tragique mais prévisible.
Déjà las de ces ragots malintentionnés, le juge Ti se tourna vers la veuve pour tenter de lui faire corroborer ces graves accusations. Raide comme ses pinceaux, Bel-Oiseau s’y refusa absolument. L’adultère féminin était condamné dans toutes les couches de la société, qu’on fût princesse à la Cour ou simple ramasseuse de coquillages. Pareil aveu l’eût exposée à recevoir une forte amende et des coups de bambou, ou même à se voir priver de l’héritage pour rupture de ses obligations d’épouse, parmi lesquelles la fidélité conjugale n’arrivait pas en fin de liste.
En réalité, Ti avait compris qui était l’amant dès qu’il avait vu les tentatives de la marchande pour décorer son éventaire. Le mari jaloux avait cessé de s’approvisionner chez son peintre habituel, ce qui faisait de celui-ci un bon candidat pour les amours interdites. L’homme qui avait tracé ces paysages champêtres avait eu tout loisir de fréquenter la jolie vendeuse qui les écoulait dans sa boutique.
Les badauds se croyaient à un spectacle de bas niveau, leurs huées devenaient gênantes. Ti décida de poursuivre l’affaire dans le cadre du tribunal. Il ordonna aux gardes d’escorter la veuve et se chargea de débusquer l’amant.
– Rentrez chez vous ! cria-t-on à la foule. Allez ! La fête est finie !
Tandis que la populace se dispersait à regret, Ti rattrapa par la manche un vendeur de galettes qui avait son comptoir juste à côté et le pria de lui indiquer l’adresse du peintre habituel de Fang Petit-Troisième. L’artiste se nommait Lao’er et vivait dans la rue du Foin, face au rôtisseur de canards.
La rumeur du scandale était parvenue jusqu’à la rue du Foin, qui n’était qu’à deux pas. Ti ne put empêcher une bande de gamins de le précéder en criant : « Il vient arrêter l’amoureux de la vendeuse d’éventails ! » Avec un tel aréopage, il ne fut guère étonné de constater que la minuscule maison occupée par le peintre était déserte, en dépit de sa porte ouverte. Le sol était trempé, comme si l’on avait voulu laver à grande eau. Soit un meurtre avait été commis là et l’assassin avait lavé des traces de sang, soit le magistrat avait failli surprendre le locataire en plein nettoyage de printemps. Ce détail mis à part, tout était à peu près en ordre.
Il restait au juge à profiter une nouvelle fois de l’obligeance du voisinage.
– Savez-vous où Lao’er est allé, demanda-t-il à une petite vieille qui dépiautait ses pousses de soja sur le pas de sa porte.
– Il n’est allé nulle part, noble juge, répondit la brave femme sans se détourner de son travail.
Ti retourna à l’intérieur et avisa un tonneau qui avait dû servir à contenir de l’eau pour les pinceaux et la cuisine. Bien que cette eau fût vraisemblablement la même dans laquelle pataugeait le magistrat, il eut l’intuition que la barrique n’était pas tout à fait vide. Il désigna l’objet à ses gardes, qui le renversèrent. Encore durent-ils taper dessus de toutes leurs forces pour contraindre son occupant à se déplier et à ramper aux pieds du mandarin à qui il avait cru échapper si facilement.
« Eh bien, se dit Ti, voilà un indice de culpabilité fort fâcheux pour ce Lao’er. »
Il lui fit lier les mains dans le dos et l’on se transporta au yamen pour éclaircir tout ça.

Ti tenait ses suspects, il s’était fait une idée de l’affaire, il décida d’ouvrir l’audience dans la foulée. Alors qu’il traversait la cour du tribunal, il empoigna le marteau rembourré et en donna un grand coup sur le tambour en peau de porc pendu devant l’entrée, pour signaler aux riverains qu’il allait siéger. Il rejoignit l’arrière-salle et prit le temps de boire un peu de thé tandis qu’on lui préparait sa plus belle robe verte.
S’étant assis derrière sa table de justice, il vit qu’on avait déjà fait agenouiller les deux prévenus. Le peintre avait meilleure allure qu’à sa sortie du tonneau. Ti comprit que l’artisan replet ne pouvait pas soutenir la concurrence. Quelle femme mariée à un vilain geignard mal embouché résisterait-elle à un bellâtre plus jeune, mieux fait, doué d’un talent artistique et pour qui elle n’avait pas besoin de cuisiner ?
– Votre humble serviteur a pour nom Lao’er et gagne honorablement sa vie par la décoration de panneaux en papier et de paravents, déclara le suspect.
– Et d’éventails, compléta le juge, puisque la mémoire de ce Lao’er semblait lui faire défaut.
La reconstitution de leurs emplois du temps respectifs fut facilitée par le fait que tout le quartier de la poterne sud avait eu la bonté de se déplacer jusqu’au tribunal. À la surprise générale, un rapide examen de leurs faits et gestes démontra qu’aucun des deux n’était allé dans la forêt fracasser le crâne du cocu : Bel-Oiseau avait passé l’après-midi à faire des pâtés multicolores sur sa marchandise, tandis que le peintre se morfondait dans son atelier sous la surveillance des cuisinières de sa rue. Il fallait donc qu’ils eussent embauché du monde pour accomplir le meurtre à leur place. Les voisins ne se privèrent pas d’émettre cette supposition dans des termes et avec une véhémence qui poussèrent le juge à frapper plusieurs grands coups de son « bois qui répand la terreur dans la salle ».
En dépit des on-dit, il n’existait pas de preuve formelle qu’ils se fussent livrés au délit d’adultère. Il fut impossible d’établir si ces deux-là étaient aussi liés que l’avait cru le défunt. Ce qui était certain, c’était que la dame avait un faible pour le peintre. Hélas, celui-ci jura sur les mamelles de Guanyin qu’il n’avait nulle intention de s’installer avec elle. Alors quoi ? On ne faisait pas assassiner un homme pour passer une heure de plaisir avec sa femme !
Horrifié par la perspective d’une condamnation pour meurtre, le peintre posa les deux mains sur le dallage et s’adressa au magistrat.
– Noble juge ! J’affirme n’avoir nullement aidé madame à tuer son mari ! Je suis innocent des manœuvres qu’elle a pu fomenter pour se libérer des liens du mariage !
Piquée au vif, l’intéressée rétorqua que ce malotru n’était pas en état de s’ériger en gardien des bonnes mœurs. C’était elle qui avait vaillamment résisté à ses tentatives de séduction, quoi qu’en eût cru son malheureux défunt. Elle se lança dans une longue énumération de ses propres qualités d’épouse modèle qui ne suscita que railleries dans la salle.
Le peintre affirma à son tour qu’il était amoureux d’une autre personne et n’aurait jamais eu les moyens de satisfaire les goûts de luxe de la vendeuse d’éventails, ce qui montra qu’il la connaissait finalement assez bien. Bel-Oiseau poussa des cris outragés. Comment pouvait-il seulement émettre l’idée qu’elle pût se lier à un traîne-savates moins fortuné qu’elle ? Il était évident, à son avis, que ce pourceau avait fait assommer son mari pour profiter de ses charmes et de son argent. Ce fut cette fois le peintre qui ricana.
Ti se souvint de la raison pour laquelle il n’aimait pas les affaires d’adultère. L’acrimonie et le ressentiment suivaient de près les ébats réprouvés. Il n’était pas rare que les amants s’en prennent l’un à l’autre avec la même violence qu’ils avaient déployée dans leurs transports. Tout le monde n’avait pas comme lui la chance de vivre un hymen sans nuage avec trois compagnes attentionnées et pleines de respect pour ses prérogatives.
Son regard tomba sur son cadeau d’anniversaire de cette année, qui était en train de prendre des notes au premier rang. Le mandarin cessa de s’attendrir sur l’harmonie de son ménage et revint au cas des épouses insolentes et des maris battus.
La thèse de l’assassinat ne tenait guère. Où était le mobile ? Ces deux-là étaient faits pour vivre ensemble comme le papillon et la sangsue. Que le peintre lui eût fait des avances, que la vendeuse eût des aventures, cela ne faisait pas d’eux des meurtriers.
Depuis un moment déjà, il se doutait que le plus criminel du lot n’était pas dans la salle.
– Je vais vous dire, moi, comment est mort Fang Petit-Troisième ! déclara-t-il. C’est vous qui l’avez tué, avec vos mauvais sentiments !
Le brouhaha dont la salle bourdonnait depuis le début de la séance prit fin à l’instant. Chacun était suspendu aux lèvres du magistrat.
– Il a été démontré que le fabricant d’éventails a grimpé au sommet d’un pin, d’où il s’est jeté la tête la première. J’ai vu de mes yeux les blessures qu’il s’est faites en chutant de branche en branche. L’une d’elles lui a fracassé le crâne.
Bel-Oiseau parut plus surprise qu’horrifiée.
– Puis-je demander à l’honorable magistrat ce que faisait mon mari en haut de cet arbre ?
– Il tentait de vous faire condamner à mort ! répondit le juge.
Décidé à tirer vengeance de son épouse et du peintre qu’il soupçonnait d’être l’élu du moment, il avait commencé par se prétendre la cible d’un complot. Il était allé jusqu’à porter plainte devant cette même cour. Puis il avait mis fin à ses tourments de manière à envoyer le couple infernal terminer l’idylle sous la hache du bourreau.
Les suspects et le public restèrent muets à cette idée. Quant aux amoureux, s’il n’était pas parvenu à les faire périr, Fang Petit-Troisième avait au moins réussi à les séparer pour toujours.
Ti condamna le mort à être flagellé en place publique pour dénonciation abusive, machination et offense à magistrat. Le code des Tang prévoyait que tout faux dénonciateur devait subir la peine correspondant au crime qu’il avait imaginé. Le juge lui accorda des circonstances atténuantes en raison de l’adultère supposé, et surtout parce qu’il n’avait pas envie d’assister à la décapitation d’un cadavre déjà bien abîmé.
Han Yi était songeur. Tigre Rageur venait de démontrer que le coupable était un mort. Il s’était donc opposé à la volonté d’un fantôme. C’était contre un spectre qu’il avait lutté toute la journée. On entrait là dans des domaines déconcertants, même pour une société où la limite entre le monde visible et celui des ombres n’était pas clairement définie.
En revanche, d’un point de vue littéraire, cela ouvrait des perspectives pleines d’intérêt.
1 Carcan chinois.