IX
Mesdames Ti retirent de l’or d’un tas de fumier ; leur
mari en retire un cadavre.
Ti prenait sa collation matinale avec un sentiment d’inaccomplissement qui donnait un goût amer à ses racines de nénuphar au sucre. Hélas, rien ne s’était produit de particulier près du quartier des saules durant la nuit. Le blessé était toujours vivant, mais il n’avait pas retrouvé la mémoire. Les deux femmes placées à son chevet continuaient de s’activer aux frais du yamen, sans résultat.
Il était tout à ses réflexions désenchantées et à son bouillon au gras de canard quand ses épouses vinrent lui souhaiter une bonne journée. Elles lui annoncèrent que son écrivain préféré attendait dans la cour.
Ti avait remarqué avec quelle facilité cet homme trouvait de l’emploi chez les bourgeois en mal de reconnaissance. Il demanda comment elles avaient pu réunir la somme nécessaire pour rétribuer des services aussi prisés.
– Rassurez-vous, dit sa Troisième, nous avons fait fructifier l’argent du ménage.
Cette idée n’avait rien de rassurant. Il existait peu de façons, pour une femme honnête, de gagner sa vie sans travailler. Il les pria de développer ce sujet plein d’intérêt.
Avec d’infinies circonlocutions, ses compagnes tâchèrent d’expliquer comment elles arrondissaient les faibles émoluments de leur mari. Elles étaient de connivence avec une certaine guilde artisanale tout à fait honorable. Il s’agissait d’investissements en matériel que l’on plaçait pour elles.
– Vous savez comment c’est, la vie est difficile pour les petits artisans, dit sa Deuxième : il faut des charrettes, des pelles… Nous avons apporté notre capital, de braves travailleurs fournissent leur industrie.
– Et comment se fait-il qu’on soit venu vous trouver, vous, pour acheter des charrettes et des pelles ?
Elles furent un peu gênées, la question était embarrassante.
– C’est que nul n’oserait désobliger Votre Excellence, répondit sa Troisième. Votre nom ouvre toutes les portes.
Avec de tels raisonnements, on ne pouvait s’étonner d’avoir vu la guilde du jade obéir comme un seul homme quand un imposteur s’était présenté pour lancer des ordres en pleine cérémonie annuelle. Ti était atterré. Il s’enquit du domaine d’activité qu’elles avaient élu. Il s’attendait à quelque ouvrage de dames : broderie, pâtisserie, élaboration d’objets délicats… Les charrettes et les pelles l’inquiétaient un peu.
Les concubines restèrent coites, le regard absent. Madame Première répondit qu’elles avaient investi dans les engrais naturels à base de déjections chevalines, « cette matière précieuse issue d’un animal d’une grande noblesse ». Ti mit quelques instants à comprendre que son nom était désormais associé au transport du crottin de cheval.
Le souffle lui manqua. Ayant retrouvé sa respiration, il leur demanda si elles avaient entendu parler de l’interdiction faite aux mandarins de déroger à leur statut nobiliaire par la pratique du commerce, un genre d’activité que la caste des lettrés jugeait dégradante. Madame Première, qui était issue d’un milieu équivalent au sien, approuva fort cette remarque.
– Je leur ai bien dit qu’il était vulgaire de commercer, surtout quand on dispose de sbires qu’on peut fort bien envoyer distribuer des coups de bâton sur la tête des riches pour les faire cracher au bassinet. Mais, depuis sa conversion au bouddhisme, votre Deuxième ne veut plus entendre parler de violence. Quant à votre Troisième, je regrette d’avoir à le dire, son goût pour la poésie l’a orientée vers un sentimentalisme qui confine à la niaiserie. Il ne reste que moi pour soutenir le rang de Votre Excellence !
« À coups de bâton, merci bien », songea son époux.
Soucieux d’en avoir le cœur net, il réclama sa robe la moins salissante. Il était décidé à emmener son historiographe enquêter du côté du fumier.
Ces dames furent atterrées. Tant d’efforts gâchés !
– Seigneur, plaida sa Troisième, si nous vous avons attaché les services de cet homme brillant, c’est pour vous permettre de vous élever au-dessus de la bouse.
– Il est bon, parfois, de revenir aux sources de sa fortune, grogna le juge.
Lorsqu’il eut quitté la pièce, elles résolurent de voir avec leurs partenaires s’il n’était pas possible d’orienter leurs prochains investissements vers des produits moins tachants et plus faciles à caser dans le portrait édifiant d’un héros populaire.

Ti et Han Yi se rendirent sur les lieux du dilemme, c’est-à-dire près des fosses à purin qui s’ouvraient au bord de la rivière, le long des fortifications nord. Ils y furent accueillis par le patron, qui demanda au magistrat s’il était venu chercher « la petite prime ».
Alors qu’il observait sa nouvelle richesse, Ti avisa une main qui émergeait du tas.
– Vous y mettez vraiment n’importe quoi. Je vous rappelle qu’il existe un décret sur l’enterrement des dépouilles mortuaires dans les zones autorisées.
Le maître du crottin, qui avait la vue basse, plissa les yeux pour apercevoir l’objet du délit. Ce qu’il vit le stupéfia. Il se serait agenouillé devant le mandarin s’ils avaient été sur un autre terrain.
– Noble juge ! Je vous assure que cette main est venue là dans notre dos !
Ti retroussa sa robe et s’en fut patauger dans les revenus de ses épouses. C’était bien ce qu’il craignait. La main n’était pas seule. Il y avait un corps au bout.
Il fallut quatre hommes armés des fameuses pelles mandarinales pour l’extraire de sa gangue de déchets poisseux. Ils le déposèrent au sec afin que le magistrat pût y regarder de plus près.
Les dieux qui veillaient à empêcher le juge Ti de sombrer dans un ennui néfaste à sa santé n’étaient pas restés les bras croisés. Celui du mort portait un tatouage de phénix.
« Il pleut des cadavres, c’est bon signe, l’affaire se décante », songea le mandarin.
Il sortit de sa manche le dessin tracé sur les indications des témoins. C’était bien son oiseau. Si cet homme n’était pas son voleur de jade, c’était qu’une confrérie de bandits s’était fait tatouer le même symbole à qui mieux mieux.
– Depuis quand ce triste phénix est-il là, à votre avis ? demanda-t-il au pourvoyeur d’engrais.
– Depuis quatre jours, noble juge.
Ti s’étonna de le voir si catégorique.
– Le purin est comme une clepsydre, seigneur : le temps l’anime comme le souffle vital notre corps.
L’oiseau déplumé gisait sur une couche qui avait été épandue le soir précédant le vol de jade. Il était donc déjà là lorsqu’avait eu lieu l’escroquerie.
– Le purin a rendu son verdict, admit le juge Ti. Qui sommes-nous pour le contredire ?
Han Yi était bien en peine de savoir comment il allait incorporer cet épisode dans son apologie. Surtout, il lui était difficile d’appeler encore son héros « Tigre Resplendissant ».
Ti fit porter le corps au yamen et convoqua le vérificateur des décès pour en pratiquer l’examen. Une grande partie de la procédure reposait sur l’odorat. À ce titre, le séjour dans le purin n’aidait pas.
On put établir sans peine que l’inconnu avait reçu un coup de couteau par-derrière. Ce qui gênait le plus le magistrat, c’était la date. Le contrôleur des morts suspectes confirma que le cadavre n’était pas d’une grande fraîcheur, même si l’environnement avait accéléré le processus de décomposition. Il avait succombé juste avant la nuit du vol.
– En êtes-vous sûr ? insista le mandarin.
Le médecin eut un petit rire.
– Oh ! Depuis que Votre Excellence préside aux destinées de nos concitoyens, on m’a apporté suffisamment de cadavres de toutes sortes pour me permettre de consolider mon expérience. À vrai dire, je crois pouvoir en remontrer à mes collègues de n’importe quel coin de l’empire, même à ceux qui travaillent dans les villes de garnison où l’on ramasse tous les soirs des victimes de rixes.
– Oui, bon, le coupa Ti. Je fais mon travail.
– Je dirais même que Votre Excellence fait le travail d’une dizaine de ses collègues.
On s’entretuait décidément chez les voleurs de jade. Avaient-ils dérobé une amulette maudite ? Subissaient-ils la vengeance du dieu Tsai Shen ? Ti avait connu les déités moins sévères envers les sacrilèges. Si elles avaient foudroyé tous les mécréants qui les offensaient, le métier de sous-préfet eût été moins fatigant.
Ti avait placé un phénix au premier rang de ses suspects ; il lui fallait à présent envisager l’idée que l’un d’eux était un mort-vivant qui s’était relevé de sa tombe pour aller jouer les policiers chez les marchands de jade. Une fois son méfait accompli, il était retourné s’allonger dans sa fosse à purin pour s’y décomposer tranquillement. Il faudrait au moins le talent de Han Yi pour faire avaler cette explication à la Chancellerie.
Une certaine expérience des affaires criminelles engageait Ti à penser que les crimes et délits étaient rarement commis par des cadavres ambulants. Si au moins celui-ci avait été une grande femme blafarde, il aurait pu décréter qu’il avait arrêté le fantôme du pont hanté. L’au-delà ne l’aidait pas, c’était agaçant.
Il fit déposer la dépouille sous l’auvent de la cour et convoqua les témoins dont il disposait. Les employés de la maison de bains et les teinturiers reconnurent parfaitement leur client et locataire, en dépit de son état. En revanche, les marchands étaient perplexes. Le tatouage était certes identique, mais le visage ne leur disait rien. Bien sûr, ils avaient vu un homme en pleine forme et on leur présentait là un cadavre qui avait séjourné dans les ordures : il était un peu gonflé, un peu verdâtre, son expression n’était pas charmante. Lors du banquet, il inspirait la crainte ; à présent, ce n’était plus que du dégoût.
Ti suggéra que c’était peut-être son spectre qui était venu perturber le banquet : le purin et le médecin étaient d’accord pour affirmer qu’il était déjà mort au moment du vol.
Les commerçants éclatèrent d’un rire contraint.
– Ha, ha ! Votre Excellence a un sens particulier de ce qui est drôle !
En fait d’humour, leurs visages tenaient davantage de la consternation que de l’hilarité. Cette idée les révulsait. La protection du dieu Tsai Shen ne valait décidément pas un clou. Laisser des esprits errants s’inviter à la fête donnée en son honneur, quel manque d’autorité ! Par bonheur, ils s’étaient laissés dire que le magistrat était passé maître dans le domaine du surnaturel. Ils tripotèrent les talismans de jade pendus à leurs ceintures pour trouver celui qui était salutaire contre les invasions démoniaques.
La conclusion qu’ils tirèrent de tout cela, c’était qu’on n’était pas près de récupérer leur bien si les voleurs étaient retrouvés morts ou mourants l’un après l’autre. Cela en faisait déjà deux d’éliminés. Ils commençaient à envisager de devoir passer leur trésor par profits et pertes. Ils prièrent le juge de leur livrer au moins la carcasse de ce lascar pour qu’ils pussent assouvir leur vengeance, peut-être en exposant sa tête devant la boutique de M. Liang.
– Et les pieds devant chez qui ? demanda Ti.
Il refusa d’autant plus fermement que ce tatoué n’avait pas été formellement convaincu du vol : ses mânes se retourneraient contre eux s’ils malme naient ses restes. Il importait au contraire de lui rendre les derniers devoirs dans le respect des rites, afin de ne pas se mettre à dos un fantôme déplaisant de plus.