XXIII
Le juge Ti gagne un an de vie
supplémentaire ; il met
le point final à une vieille affaire.
le point final à une vieille affaire.
Dès que le jour fut levé, Ti se hâta de
traverser la ville : il avait rendez-vous sur la
rivière.
Sur ses instructions, les vieux érudits avaient
fait remplir de terre les deux plus grosses jonques qu’on avait pu
trouver. Puis de jeunes pêcheurs aux poumons solides avaient relié
ces bateaux aux statues par des câbles bien tendus. Alertée par la
rumeur qu’il se passait encore quelque chose d’inhabituel, la
population de Pei-Tchéou s’était massée sur les rives, sur le pont,
sur les barques. Tout ce qu’il y eut à voir, dans un premier temps,
ce fut les ouvriers qui jetaient la terre dans le lit du fleuve à
grandes pelletées.
La ligne de flottaison des jonques s’abaissa
avec lenteur au fur et à mesure que les embarcations
s’allégeaient.
– Regardez, dit Ti à Han Yi qui se tenait à
ses côtés. Que voyez-vous ?
– Vos bateaux qui montent. C’est normal,
puisqu’ils sont plus légers.
– Et vous n’en tirez aucune
conclusion ?
Les jonques s’élevaient. Cela voulait dire que
les statues accrochées en dessous remontaient. La force de l’eau
qui s’exerçait sur les coques était plus puis sante que le poids du
jade. Ce que des hommes s’escrimaient à faire depuis dix ans, la
rivière l’accomplissait en un moment.
Bien qu’il n’eût pas été mis au courant de ce
dont il était question, le public suivait les opérations avec
intérêt. On s’attendait à voir se produire un événement
extraordinaire, comme lorsque le pêcheur Bao de la légende avait
arraché au fleuve la dépouille du dragon vaincu.
Les jonques furent halées vers la rive. Trois
masses verdâtres affleurèrent à la surface de l’eau. Des plongeurs
allèrent poser dessous des rondins sur lesquels elles glissèrent,
tirées par de gros buffles bossus.
Les dieux émergèrent avec lenteur, comme s’ils
revenaient d’un autre monde. Bien qu’ils fussent maculés de boue,
de mousses et d’algues, on reconnut immédiatement le Bouddha
bénissant, la déesse taoïste Bixia Yunchun et le vieux Nan-chi
Hsien-weng avec son grand chapeau. Après les premières exclamations
de surprise, la foule ébahie se prosterna pour accueillir les
déités qui rentraient à Pei-Tchéou. Ti, ses employés, la guilde du
jade, les prêtres, les notables s’inclinèrent profondément, les
mains réunies, pour saluer les dieux qui daignaient sortir des
flots.
Le moment était propice à un petit discours dont
l’écho à la capitale lui épargnerait peut-être la relégation chez
les bouquetins. Ti prononça quelques mots à la gloire de
l’ingéniosité du peuple chinois et du gouvernement des Tang. Il fit
acclamer le Fils du Ciel et, d’une certaine manière, ce fut un peu
lui qu’on acclama.
Les prêtres des différents cultes le
félicitèrent avec force courbettes.
– Votre Excellence rend non seulement à
notre ville la paix terrestre, mais elle lui rend la paix du
Ciel.
Le héros du jour songea que la paix avec sa
hiérarchie suffirait à son bonheur. Ce prodige ferait peut-être
oublier les petits écarts de ses compagnes, si les divinités de
jade voulaient bien intercéder pour lui auprès de la
Chancellerie.
Déjà les religieux avaient commencé à nettoyer
les statues afin de restaurer leur lustre éteint par dix années
d’immersion. Ti constata qu’elles étaient un peu plus hautes qu’un
homme. Celle de Bixia Yunchun, la Sainte Mère protectrice de la
maternité, portait une coiffure particulière, faite de trois
oiseaux dorés aux ailes déployées. Le manteau du Bouddha était
d’argent constellé de pierreries multicolores. Néanmoins, la plus
vénérée des trois n’était pas la plus connue ni la plus belle. Les
gens se pressaient autour de ce petit vieux tout vert, pourvu d’une
barbe qui traînait entre ses pieds et d’un couvre-chef qui lui
faisait un front bas. On se disputait pour effleurer ne fût-ce
qu’un instant cette effigie sacrée.
Permanence de la Foi frappa dans ses mains. Il
ordonna aux fidèles de s’écarter pour faire place à leur éminent
sous-préfet.
– Son contact rallonge d’un an la vie de
celui qui la touche, rappela-t-il au magistrat en l’engageant à
profiter de l’occasion.
« Chic ! Un an de plus chez les
éleveurs de chèvres ! » se dit Ti sans cesser de sourire
ostensiblement alors qu’il appliquait, au vu de tous, ses cinq
doigts sur la pilosité verdâtre du dieu de la longévité.
– Écrivez bien tout ça, hein ! dit-il
à Han Yi. Vous êtes ma dernière chance d’échapper aux grands froids
des monts perdus. Si je m’en sors, je jure de vous faire nommer aux
archives de la capitale !
« Si j’échoue, je l’emmène avec moi dans la
montagne », compléta-t-il en lui-même.
Il restait à donner à cette affaire une
conclusion légale. Ti organisa une audience en grand décorum, pour
que Han Yi montrât bien dans son rapport que ce tribunal portait
très haut les couleurs de l’administration. La salle avait été
décorée de bannières commémorant le rétablissement de l’ordre et de
la justice. On avait financé ces arrangements avec les revenus du
purin et des pompes funèbres. Confucius n’avait-il pas dit que la
meilleure façon de combattre le mal était de le détourner au
bénéfice du bien ?
Devant un public fourni, Ti commença par citer
l’ancien amnésique, que deux sbires lui amenèrent. Wou Chou
s’agenouilla devant l’estrade.
– J’attends de toi le récit complet des
méfaits commis il y a dix ans, dit le magistrat.
Wou Chou entama sa confession sans lever les
yeux du dallage.
– Je faisais partie, à cette époque, des
soldats de la garnison qui se révoltèrent parce qu’ils n’avaient
pas été payés. Tandis que certains pillaient de riches demeures,
quelques camarades et moi-même sommes allés dans les trois
principaux temples de Pei-Tchéou. Après en avoir chassé les
prêtres, nous avons chargé les statues sur trois chariots afin de
nous enfuir avec elles. Hélas, parvenus au milieu du pont de
barques qui enjambait la rivière Pei, le chariot de tête a rompu un
essieu sous le poids de la charge. Il nous fut impossible d’avancer
ou de reculer. Comme nous disposions de peu de temps avant le lever
du jour, nous avons cru que le lit du fleuve constituerait une
bonne cachette en attendant mieux. Nous avons donc coulé les
barques et laissé les statues s’enfoncer dans l’eau.
Les habitants de Pei-Tchéou poussèrent des
exclamations indignées.
– Les dieux nous ont punis de notre audace,
reprit Wou Chou. Dix années durant, nous avons tenté de récupérer
notre trésor, à la faveur des nuits sans lune. Pour n’être pas
dérangés, nous avons fait croire que le nouveau pont était
hanté.
De nouvelles protestations s’élevèrent dans
l’assistance. Ti donna quelques coups de son marteau et compléta le
récit :
– Et pour subsister, vous vous êtes faits
voleurs ! Jusqu’au jour fatal où vous avez bravé le dieu Tsai
Shen pour dépouiller une guilde d’honnêtes commerçants !
– À mort ! cria-t-on du côté de ces
derniers.
Sur un geste du magistrat, les sbires poussèrent
le second prisonnier devant l’estrade.
– Reconnais-tu celui qui se tient à côté de
toi ? demanda Ti au nouveau venu.
– Je ne l’ai jamais vu, noble juge.
– Et toi, connais-tu cet homme ?
demanda-t-il à Wou Chou.
– C’est Po le Futé, l’un de mes
complices.
– Il ment ! s’écria Po le Futé. Jamais
je ne l’ai rencontré avant aujourd’hui ! Je refuse d’être mêlé
à cette histoire de vol !
– Aussi vais-je plutôt t’inculper pour une
histoire de meurtre, répondit le juge Ti.
Po lui lança un regard surpris et méfiant.
– Pour éviter d’être recherché, au cas où
le cambriolage de la guilde tournerait mal, reprit Ti, tu as eu
l’idée de prendre des précautions qui égareraient la police. Tu
t’es rendu dans un établissement de bains. Là, tu as repéré un
autre habitué, un petit magouilleur nommé Tcheng, d’un gabarit à
peu près équivalent au tien, mais pourvu d’un signe distinctif qui
le ferait reconnaître à coup sûr par les témoins : un tatouage
de phénix sur le bras. Tu t’es rendu chez un tatoueur et tu t’es
fait faire une peinture dans le même genre. Le soir du vol, tu as
poignardé ton double, tu l’as jeté dans une fosse à purin, puis tu
es allé cacher un morceau de jade dans sa soupente pour le faire
accuser. Devant les membres de la guilde, auprès de qui tu te
faisais passer pour l’un de mes lieutenants, tu as fait en sorte
que chacun remarque le faux tatouage. Le vol accompli, tu t’es
empressé d’effacer la peinture, certain de n’être jamais inquiété.
Quel meilleur coupable qu’un mort ? Il ne risquait pas de se
défendre !
– Votre Excellence a beaucoup
d’imagination, mais je n’ai rien fait de tout ce qu’elle vient de
dire ! persista Po le Futé.
– Ah, oui ? dit Ti.
Il fit signe d’amener son témoin. Le tatoueur
détonnait sous les poutres laquées de l’administration impériale,
avec sa culotte sombre, ses pieds nus et sa chemise trouée. Alors
qu’il passait devant les dignes seigneurs du jade, il s’inclina
poliment devant l’un d’eux comme on le fait quand on rencontre une
vieille pratique. Le marchand rosit un peu et ses collègues
s’écartèrent insensiblement de lui en se demandant ce qu’il avait
bien pu se faire inscrire dans la peau et à quel endroit.
– Reconnais-tu cet homme ? demanda Ti
en désignant le suspect.
Le tatoueur déclara qu’il reconnaissait le
client sur le bras de qui il avait peint un phénix.
– Il se trompe ! s’exclama aussitôt Po
le Futé. Cet ivrogne illettré ne pourrait pas différencier sa main
gauche de la droite !
Le tatoueur ne broncha pas devant
l’injure.
– Admettons que je ne sache pas reconnaître
mon client, concéda-t-il. Mais sans doute mon client
reconnaîtra-t-il le phénix que j’ai tracé sur son bras ?
Il se souvenait assez bien du motif et l’avait
dessiné. Il tira un bout de papier de sa ceinture et le tendit à
deux mains au magistrat. Ce dernier fit signe à un sbire de le
montrer aux marchands.
– C’est ce phénix-là, noble juge !
s’écrièrent-ils. Nous reconnaissons le phénix !
Po le Futé voulut encore protester, mais Ti
était las de ses mensonges. Le bourreau brandit sa tige de bambou
et l’assassin referma la bouche. Il avait été dénoncé par son
oiseau.
Les commerçants exigèrent un châtiment
exemplaire pour les deux malfrats rescapés de la bande.
Pour ce qui était de Po le Futé, son sort était
entendu. Ti le condamna à mort pour le meurtre du tatoué qui lui
avait servi d’alibi. Wou Chou cumulait quant à lui les
charges : le vol des statues sacrées, le fait de s’être moqué
des habitants de Pei-Tchéou et de leur sous-préfet par des
mascarades nocturnes insolentes. Ti voulait bien passer sur
l’outrage fait à sa personne – il n’était pas susceptible –, mais
c’était l’ordre du Ciel qu’on avait bafoué en mimant ses attitudes,
et cela, c’était inadmissible.
– Pour avoir participé à la révolte de la
garnison, tu dois être décapité à la hache, annonça le juge Ti.
Pour avoir pillé les temples, c’est aussi la hache. Pour avoir
outragé la guilde des marchands de jade…
– La hache ! entonnèrent ceux-ci en
chœur.
– Et pour avoir fait régner la crainte en
faisant croire que le pont était hanté, je te laisse deviner.
– La hache ! cria la salle
entière.
– Ce tribunal te condamne donc à avoir la
tête tranchée sous les murs de cette ville. La sentence sera
applicable dès qu’elle aura été ratifiée par le Fils du Ciel qui,
seul, a droit de vie et de mort sur ses sujets.
Les marchands de jade ne continrent pas leur
joie. C’était là la partie la plus difficile du métier qu’exerçait
le juge Ti : quand les condamnés lui devenaient plus
sympathiques que les victimes.