26

Iya se déguisa en marchande pour entrer dans la ville. Elle n’avait plus porté d’amulette depuis le fameux soir de Sylara et tenait maintenant moins que jamais à trop attirer l’attention sur elle. Elle ne tarda pas à se féliciter de ses précautions.

Elle se trouvait encore à quelques milles d’Ero quand un gibet dressé sur le bord de la route vint frapper ses regards. Le cadavre d’un homme nu y pendait encore, doucement balancé par le vent qui soufflait de la mer. Le visage était trop noir et boursouflé pour conserver des traits distincts, mais, de plus près, tout indiquait que la victime, jeune et bien nourrie de son vivant, n’avait rien d’un campagnard.

Iya tira sur les rênes. En plein milieu du torse du supplicié se voyait imprimé au fer rouge le grand « T » réservé aux traîtres. Elle eut à cette vue le cœur soulevé par l’affreux souvenir du temps d’Agnalain où cette même route se trouvait bordée d’horreurs pareilles... Elle était sur le point de remettre son cheval en marche quand le vent malmena de nouveau le corps et le fit tournoyer de manière qu’elle en entrevit les paumes. Au centre de chacune figurait un cercle noir réticulé.

Un novice du temple d’Illior, voilà ce qu’avait été le malheureux.

Des prêtres et des magiciens, songea-t-elle avec amertume. Les Busards traquent les enfants d’Illior aux portes mêmes de la capitale et les pendent vifs comme un bouseux pendrait un corbeau mort.

Elle fit un signe de bénédiction puis murmura une prière en l’honneur de l’esprit du jeune prêtre, mais lorsqu’elle redémarra vint la hanter le viatique dont Frère l’avait gratinée.

Tu n’entreras pas.

Elle s’arma de tout son courage au moment d’approcher des gardes apostés à la porte. Elle s’attendait à ce qu’ils l’interpellent ou à un tollé général, mais rien ne survint.

 

Elle prit une chambre dans une modeste auberge située non loin du marché haut puis consacra les quelques journées suivantes à tendre l’oreille dans les quartiers huppés comme dans les bas-fonds pour tâcher de jauger l’humeur publique. Elle évitait avec le plus grand soin tous ceux, nobles ou magiciens, qui risquaient de la reconnaître.

Le prince Korin et les Compagnons royaux se croisaient assez communément de par la ville qu’ils parcouraient au galop, suivis de leurs gardes et de leurs écuyers. À treize ans qu’il avait à présent, Korin était un beau gaillard solide et le portrait même de son père, avec son teint de brique et ses yeux rieurs. Iya ne put se défendre d’un violent regret, la première fois qu’elle le vit passer ; si Tobin avait été véritablement celui qu’il paraissait être et le trône occupé par un meilleur souverain que son oncle, il n’aurait plus guère tardé à réclamer sa place au sein de la joyeuse bande de son cousin, au lieu de vivre dans son trou comme un paria, et sans rien de mieux comme copain qu’un morveux né des incontinences d’un chevalier fauché. Non sans un soupir, elle repoussa ces idées consternantes et résolut de ne plus s’occuper que de l’affaire qui la conduisait à Ero.

 

Des années de sécheresse intermittente et de maladie y avaient comme ailleurs laissé leurs stigmates. Le labyrinthe de bicoques et de taudis qui encerclait la ville était moins surpeuplé qu’avant. Rappel sinistre de l’accès survenu l’été précédent, bien des portes y demeuraient clouées et portaient toujours le cercle de plomb servant à désigner les habitations touchées par la peste. Une maison de la rue Tête-de-mouton avait été incendiée, l’infamante accusation de « Pestifère » s’y lisait encore, gribouillée sur un pan de mur calciné.

Dans les quartiers mieux lotis des hauts, où l’on s’empressait habituellement de supprimer ce genre d’indice sitôt incinérés les corps et l’alerte passée, des planches condamnaient encore nombre de belles demeures, et des boutiques également. Les herbes folles qui encombraient le devant des porches prouvaient assez qu’il ne restait plus personne dans les maisons pour déblayer leur seuil.

Dans le sillage de la mort sévissait une gaieté morbide et incongrue. Les atours des riches se voyaient teints de couleurs plus éclatantes et rendues plus clinquantes encore par des bordures à motifs chamarrés et des pierreries. Beaucoup de personnes en deuil arboraient l’effigie de leurs chers disparus non seulement brodée sur leur jupe ou leur manteau mais soulignée par des applications de strophes larmoyantes. Manches, coiffes et mantelets, tout, et jusque dans les classes mercantiles, était follement chargé, tout d’une longueur et d’une coupe extravagantes.

Cette étrange hystérie ne s’arrêtait pas à la mode. Toutes les troupes de théâtreux, de paillasses et de montreurs de marionnettes qui exerçaient sur la voie publique avaient intégré dans leur répertoire un nouveau personnage, et des plus tape-à-l’œil : Rouge-et-Noir-Trépas. Les faveurs rouges qui flottaient allègrement à son masque et à sa tunique symbolisaient le sang qui suintait comme une sueur de la peau des malades avant de dégorger à flots par la bouche et le nez durant les derniers spasmes de l’agonie. Il arborait aussi, en noir, une braguette démesurée et des bracelets pleins de bosses censés singer les tumeurs sombres qui leur bouffissaient les aisselles et l’aine. Ses acolytes en mascarade se délectaient à se gausser de sa fatuité et s’équipaient d’énormes becs pour lui donner la chasse.

Les gens de toutes les classes trimbalaient partout des petits bouquets et des vaporisateurs d’herbes purifiantes réputés refouler les humeurs fétides responsables de la maladie. Tels étaient les temps que nul ne savait jamais quand se représenterait la véritable rouge-et-noir.

Autre différence frappante, la rareté des magiciens qui couraient encore les rues. Conjurateurs et liseurs de fortune avaient exercé jadis leur négoce sur tous les marchés, tandis que les magiciens noblement patronnés vivaient à la façon des grands seigneurs et gentes dames eux-mêmes. À présent ne se voyait plus guère, de-ci de-là, que du Busard à robe blanche escorté de patrouilles de gardes en uniforme gris. Iya se détournait vivement quand elle en voyait venir, mais elle scrutait avec d’autant plus d’intérêt les figures de l’assistance, autour.

Beaucoup de gens ne prêtaient aux patrouilles qu’une attention médiocre, mais certains camouflaient plutôt mal leur crainte ou leur colère en les regardant. Les plus hardis les qualifiaient de « culs-gris », dès qu’elles s’étaient suffisamment éloignées, culs-gris étant l’appellation triviale des morpions.

Iya se tenait devant l’éventaire d’orfèvres aurënfaïes quand vint à défiler par là l’une de ces patrouilles. L’expression des visages était indéchiffrable sous les tatouages complexes et enchevêtrés typiques du clan Khatmé qui les tapissaient, mais on ne pouvait pas plus méconnaître l’indignation qui brûlait au fond de leurs prunelles grises qu’ignorer la malédiction muette dont la plus âgée des femmes honora le dos des sbires en crachant pardessus son épaule gauche.

« Vous n’avez pas beaucoup d’estime pour eux, commenta paisiblement Iya dans leur langue à eux.

— Des tueurs de magiciens ! Ils crachent au visage de l’Illuminateur ! » Étant monothéistes, les ‘faïes n’adoraient qu’Illior, sous le nom d’Aura. « Des monstruosités pareilles ne seraient pas pour nous surprendre à Plenimar, mais ici, jamais nous n’aurions cru voir ça ! Pas étonnant que votre pays souffre... »

 

Ce soir-là, Iya regardait un spectacle de mimes sur la grand-place du marché, près du Palatin, quand elle sentit qu’on lui touchait la manche. Elle se retourna et se trouva face à face avec un jeune Busard escorté d’une douzaine de culs-gris, voire davantage. Les oiseaux rouges frappant les tuniques lui firent l’effet d’un cercle de vautours lorsque se reployèrent les rangs sur elle.

« Bonne journée, maîtresse magicien », la salua le jouvenceau. Il avait une bouille ronde et affable, ainsi que d’innocents yeux bleus dont elle se défia sitôt qu’elle les eut sondés. « Je n’ai jamais eu le plaisir de faire votre connaissance.

— Ni moi la vôtre, répliqua-t-elle. Je n’ai pas mis les pieds en ville depuis des années.

— Ah, vous ne l’avez alors peut-être pas su, que tous les magiciens entrant dans la capitale sont tenus de se présenter à la Garde grise et d’arborer franchement leurs symboles ?

— Non, jeune homme, je ne l’ai pas su. Il n’existait aucune loi de ce genre lors de mon dernier séjour ici, et personne ne s’est soucié de m’avertir. »

Son cœur cognait à tout casser, mais elle fit appel à la dignité de son âge en espérant que cela intimiderait le blanc-bec. À la vérité, cependant, ça l’avait sacrement secouée d’être identifiée par quelqu’un de si jeune. Certes, elle n’avait pas utilisé de magie pour se couvrir, mais il avait dû tout de même faire un fameux effort, sciemment, pour la découvrir.

« Si vous vouliez bien avoir l’extrême obligeance de m’indiquer les responsables auxquels je dois m’adresser, je me ferai volontiers connaître à eux.

— Au nom du roi, je dois vous prier de m’accompagner. Où êtes-vous logée ? »

Elle sentit qu’il lui effleurait mentalement l’esprit dans l’espoir de surprendre ses pensées. Il devait l’avoir prise pour une magicienne de bas étage pour se comporter aussi grossièrement. L’âge et l’expérience suffisaient à la préserver d’atteintes aussi balourdes, mais elle soupçonna qu’il saurait tout de même reconnaître un mensonge pur et simple.

« Je loge à La Sirène, rue du Lierre », lui dit-elle.

Il lui fit signe de le suivre. « Un certain nombre de soldats se séparèrent de leurs camarades, afin d’aller fouiller sa chambre, selon toute probabilité.

Elle se douta bien qu’elle faisait plus que le poids contre ce freluquet de collègue et ses hommes, mais disparaître ou résister serait interprété comme de la provocation, voilà tout. Et elle n’osait pas non plus susciter du grabuge, surtout maintenant que l’on connaissait sa physionomie.

On la conduisit vers un grand bâtiment de pierre et de bois, dans les parages de la porte Palatine. Elle connaissait l’endroit. Ç’avait été une hostellerie, dans le temps ; ça grouillait désormais de soudards et de magiciens.

Une fois dans la salle commune, on la fit asseoir à une table, en face d’un nouveau magicien, puis poser ses mains sur deux plaques d’ébène serties de fer et d’argent. Celles-ci ne comportaient apparemment pas de marques visibles, mais au point de contact avec vos poignets, les métaux combinés procuraient une sensation de piqûre. À quoi ces machins-là pouvaient bien servir, elle était réduite à le conjecturer.

Devant lui, le type installé de l’autre côté de la table avait un gros registre ouvert aux pages du milieu.

« Votre nom ? »

Elle l’indiqua.

Il jeta un coup d’œil à sa main.

« Je vois que vous vous êtes blessée.

— Un incident avec un charme », expliqua-t-elle en prenant un air de dépit.

Avec un petit sourire de condescendance, il retourna à sa besogne de tabellion et, s’enquérant des affaires qui l’amenaient en ville, se mit à noter mot pour mot les réponses qu’elle lui faisait. À côté du registre se trouvait un panier couvert, pas très différent de ceux dans lesquels les artistes ambulants charriaient leurs serpents et leurs furets savants.

« Je suis ici tout bonnement pour renouer d’anciennes relations », lui assura-t-elle. Ces mots ne recelaient pas de mensonge, au cas où se serait trouvé dans la pièce quelque comparse destiné à jouer les détecteurs de vérité. Mais peut-être était-ce là le rôle des plaques, après tout, songea-t-elle en pressant du bout des doigts le bois poli.

« Depuis combien de temps êtes-vous en ville ?

— Quatre jours.

— Pourquoi n’être pas venue vous inscrire dès votre arrivée ?

— Comme je l’ai dit au jeune homme qui m’a conduite ici, je n’avais pas la plus petite idée de l’existence d’une pareille obligation légale.

— De quand date votre dernière vi... ? »

Il fut coupé au beau milieu de sa question par des bruits de bagarre à l’extérieur.

« Je n’ai rien fait de mal ! piaillait une voix d’homme. Je porte le symbole ! J’ai fait ma profession de loyauté ! De quel droit osez-vous porter la main sur moi ? Je suis un magicien d’Orëska indépendant ! »

Deux culs-gris traînèrent à l’intérieur un jeune magicien débraillé, suivi d’un homme plus âgé tout vêtu de blanc. Les mains du captif étaient ligotées par des rubans d’argent étincelants, et une plaie qu’il avait au-dessus de l’œil droit lui ensanglantait la figure. Comme il rejetait en arrière les longs cheveux sales qui masquaient ses traits, Iya reconnut en lui l’élève, aussi vaniteux que médiocre, de l’un des amis d’Agazhar. Sans être jamais arrivé à grand-chose, se rappela-t-elle, il portait toujours néanmoins l’amulette d’argent.

« Cet individu a craché sur la personne d’un Busard du Roi, déclara le magicien en robe blanche à celui qui se trouvait derrière le registre.

— Ton numéro, jeune homme ? demanda ce dernier.

— Je ne reconnais pas vos fichus numéros ! rugit le prisonnier. Je me nomme Salnar, Salnar de Chante-Repose.

— Ah oui. Me souviens de toi. » L’autre se mit à feuilleter son registre et finit par y inscrire quelque chose, minutieusement. Après quoi, un simple geste vers le plafond lui suffit pour signifier d’emmener le prévenu. Lequel dut comprendre ce qu’impliquait sa destination, car il se mit à glapir et à se débattre tandis que les gardes lui faisaient franchir de vive force une porte intérieure. Ses hurlements demeurèrent assourdissants jusqu’à ce qu’un pesant claquement de porte, quelque part au-dessus, les étouffe net.

Imperturbablement, le magicien enregistreur revint à Iya.

« Bon, nous en étions où, nous deux ? Il consulta ses notes d’un coup d’œil. Ah oui. De quand date votre dernière visite ici ? »

Les doigts d’Iya tressautèrent sur le bois sombre.

« Je... Je ne saurais trop dire la date exacte. C’était vers l’époque de la naissance du neveu du roi. Je suis allée voir le duc Rhius et sa famille. »

C’était un terrain dangereux, mais lui laissait-on le choix ? « Le duc Rhius ? » Le nom venait de produire un bien meilleur effet sur lui qu’elle ne l’avait espéré. « Vous êtes de ses amis ?

— Oui, il est un de mes patrons, quoique je ne l’aie plus vu depuis un bon bout de temps. Je voyage et j’étudie. »

L’autre enregistra toutes ces informations à la suite de ses nom et qualités.

« Pourquoi ne portez-vous pas le symbole de notre art ? »

Cette question-là était plus difficile à esquiver.

« Je désirais éviter d’attirer l’attention sur moi, fit-elle en affectant les intonations tremblotantes d’une vieillarde. Les exécutions ont rendu les gens très méfiants vis-à-vis de notre corporation. »

Cette réponse parut satisfaire l’inquisiteur.

« Méfiance poussée jusqu’aux agressions physiques, effectivement, parfois. »

Il porta la main dans le panier placé près de lui et en retira une broche grossièrement moulée et dans le cuivre de laquelle était serti en argent le croissant d’Illior, Il la retourna pour lire le numéro qui se trouvait inscrit au verso puis le reporter dans son registre.

« Vous devez la porter en permanence », enjoignit-il ensuite en la lui tendant par-dessus la table.

Elle retira ses mains de dessus les plaques pour la recevoir et ne s’entendit pas ordonner de les y remettre. En retournant la vilaine broche, elle sentit tressauter son cœur. Sous le rapace couronné qui servait d’emblème aux Busards, était gravé un numéro : 222. Le nombre qu’elle avait discerné durant sa vision d’Afra, inscrit en caractères de feu.

« Si vous souhaitez vous faire faire un bijou plus seyant, libre à vous, poursuivit l’autre. Il existe aujourd’hui pas mal de joailliers qui se sont fait une spécialité de ce type de commandes. Mais prenez bien garde à ce que tous ceux que vous feriez réaliser portent bien ce même numéro et à ce qu’avant de vous les livrer on les ait bien envoyés ici pour qu’ils soient dûment estampillés du poinçon royal. Tout ça est bien clair ? »

Elle hocha la tête en agrafant la broche sur le devant de sa robe.

« Je vous promets qu’il ne vous arrivera rien de fâcheux par sa faute, reprit-il encore. Il vous suffira de la montrer aux gardiens de la porte chaque fois que vous sortirez d’une ville ou que vous y entrerez. Compris ? Tout magicien qui s’y refuse se voit soumettre à un interrogatoire plus poussé. »

Elle se demanda quel sens recouvrait la formule « interrogatoire plus poussé » pour les pauvres diables comme Salnar. Il lui fallut un moment pour saisir qu’on venait finalement de la relâcher. À peine sentait-elle ses jambes quand elle se mit debout puis en marche pour déboucher, dehors, dans le soleil d’automne. Elle s’attendait presque à ce que quelqu’un l’interpelle, lui mette la main au collet puis l’entraîne à son tour vers va savoir quelles abominations tapies derrière un claquement de porte.

À aucun moment durant l’entretien, nul ne l’avait ouvertement menacée ni ne s’était même montré goujat vis-à-vis d’elle. Et pourtant, tout ce qu’impliquait l’aventure l’avait tellement secouée qu’elle entra dans la première taverne venue et y demeura prostrée près d’une heure à la table la plus éloignée de l’entrée, tout en sirotant une piquette infâme et en luttant pour refouler ses larmes. Après quoi, elle dégrafa la broche de ses doigts tremblants et la déposa devant elle pour l’examiner recto verso.

L’argent était le métal d’Illior. Le cuivre, ainsi que tous les autres métaux de couleur solaire employés pour les armes et les armures, était consacré à Sakor. Des Quatre, ces deux-là avaient longtemps été les patrons majeurs de Skala, mais c’était à Illior que, depuis l’époque de Ghërilain, s’adressait la plus haute vénération. Et voilà qu’Iya se voyait contrainte à porter le symbole de l’Illuminateur comme la marque d’un criminel, le bel arc d’argent se trouvant en posture serve à l’endroit du disque de cuivre.

Le roi ose numéroter les magiciens indépendants, songea-t-elle avec une rage qui supplanta bientôt la peur. Comme si nous étions des bêtes de son troupeau !

Ce qui n’empêchait pas qu’on lui avait attribué le numéro d’abord décerné par Illior...

Une ombre qui barrait brusquement la table réveilla ses craintes en débandant toutes ses pensées. Elle leva les yeux, s’attendant à se voir cernée de Busards armés de leurs menottes de fer et d’argent, mais c’était simplement le tavernier.

Il prit place en face d’elle et lui tendit une petite coupe de laiton. L’index pointé vers la broche, il fit un sourire torve et dit :

« Buvez-moi ça cul sec, Maîtresse. J’ai comme l’impression que vous avez besoin d’un remontant.

— Merci. »

Iya descendit la gnôle de bon cœur et s’essuya les lèvres d’une main qui tremblait encore. Le taulier était un grand copieux gaillard aux yeux bruns bienveillants. Après la cordialité glaciale des Busards, même la bienveillance d’un inconnu vous faisait l’effet d’une bénédiction.

« Je suppose que vous avez dû en voir entrer bien d’autres comme moi chez vous, voisin comme vous l’êtes de... de cet endroit-là ?

— Tous les jours, des fois. Vous sont tombés dessus sans crier gare, hein ?

— Oui... Il y a longtemps que cela dure ?

— Juste le mois dernier que ç’a commencé. Me suis laissé dire que c’est ce Nyrin qu’en a eu l’idée. Me figure que ceux de votre espèce doivent pas l’apprécier beaucoup, ces temps-ci. »

Quelque chose dans ses manières venait brusquement de sonner faux. À mieux y regarder, Iya découvrit dans ses yeux la même innocence désarmante que dans ceux du jeune Busard.

Reprenant sa piquette, elle gratifia le bonhomme d’un regard agrandi par-dessus le bord de la coupe. « Il m’effraie, mais je présume qu’il ne fait qu’accomplir son devoir envers notre roi. »

N’osant pas lui toucher l’esprit, elle se contenta de chercher, mine de rien, des traces de magie sur sa personne et en découvrit. Il portait sous sa tunique un charme empêchant toute lecture de ses pensées. Un mouchard, voilà tout ce qu’il était.

Il ne lui avait pas fallu plus d’un clin d’œil pour apprendre cela, mais elle interrompit ses recherches au plus vite, de peur de tomber sur quelque autre piège tendu pour l’attraper.

Le taulier lui resservit coûte que coûte de sa gnôle en la pressant de questions sur elle-même et sur ses brûlures, dans l’espoir peut-être de lui soutirer, à force de cajoleries, quelque aveu qu’on puisse retourner contre elle. Iya s’obstina docilement à ne le régaler que de platitudes tiédasses jusqu’à ce qu’il soit pleinement convaincu qu’il avait affaire non pas à un gros poisson digne qu’on le ferre mais à un magicien des plus insignifiants. Après s’être répandu en offres d’hospitalité future, il prit congé d’elle enfin. Iya se força à finir son maudit vinaigre avant de regagner à pied son logis pour voir ce qu’en auraient fait les culs-gris.

La mine effarée avec laquelle l’accueillit le patron de La Sirène suffit à lui confirmer leur perquisition. Elle s’empressa de monter l’escalier, persuadée de tout retrouver dans sa chambre sens dessus dessous.

Or, mis à part que s’était volatilisé le glyphe qu’elle avait apposé sur le loquet de sa porte, on n’avait manifestement rien déplacé. Son baluchon se trouvait là où elle l’avait laissé, sur le lit. Quels qu’ils fussent, ceux qui avaient pratiqué la fouille ne s’étaient pas servis de leurs mains pour ce faire. Iya referma la porte, poussa le verrou puis saupoudra un cercle de sable sur le sol et entreprit d’inscrire à l’intérieur le réseau tutélaire indispensable à la création d’un espace d’opérations sûr. Cela terminé, elle s’assit au centre et, prudemment, ouvrit son esprit et se mit en quête de quelque écho sur les enquêteurs et sur leurs méthodes. Derrière ses paupières closes reprit ainsi progressivement forme une scène glauque qui avait impliqué un homme et une femme, ainsi que des gardes busards. La femme était vêtue d’une robe blanche et avait à la main une courte baguette polie d’obsidienne rouge. S’étant assise sur la couche étroite d’Iya, chacun des bouts de la baguette occupant le creux de ses paumes, elle avait jeté un sort de...

Iya se concentra sur la vision pour tâcher de discerner les motifs que dessinaient la lumière et la couleur dans l’intervalle défini par les mains de la femme. Comme les aperçus se faisaient plus nets, le souffle d’Iya s’étrangla dans sa gorge. Il s’agissait d’une puissante recherche axée sur d’éventuels signaux émis par quelque chose... ou par quelqu’un...

Iya redoubla de concentration pour essayer de voir les lèvres de la femme pendant que s’y étaient formés les mots relatifs au sort.

Quand surgit la réponse, Iya dut réprimer un cri d’alarme.

La femme était à la recherche d’une fillette.

Elle était à la recherche de Tobin.

La vision s’évanouit, et Iya s’effondra vers l’avant, visage enfoui dans ses mains.

« Du calme », se chuchota-t-elle, mais des fragments de sa vision d’Afra se mirent à danser dans la chambre forte de sa mémoire: une reine vieille, jeune, en haillons, couronnée, morte et la corde au cou, victorieuse et parée de guirlandes. Et ils étaient innombrables à dire pareil, les magiciens auxquels elle avait eu l’occasion de parler depuis des années. Les myriades de fils du destin ne s’étaient pas encore entrelacées, malgré les conseils d’Illior. Les créatures du roi se faisaient une petite idée de la menace qui pesait sur son trône et s’étaient mises en chasse dès à présent.

Et quand bien même... ! se dit-elle, s’ils étaient en train de chercher, s’ils interrogeaient tous les magiciens vagabonds de passage, c’est qu’ils ne parvenaient toujours pas, alors, à concevoir la vérité. La magie singulière de Lhel persistait à préserver Tobin.

Iya soupesa l’odieuse broche dans sa paume. Et le magicien enregistreur avait tout simplement plongé sa main dans le panier pour en retirer juste celle-là, comme par hasard... !

222

Deux... - le nombre des jumeaux, de la dualité... -, et répété trois fois, comme une formule d’évocation. Deux parents. Deux enfants.

Deux magiciens - elle et Arkoniel - aux visions différentes sur la façon de protéger l’enfant.

Un sourire entendu lui incurva les lèvres. Deux magiciens - elle-même et Nyrin - aux visions différentes sur la façon d’unir les magiciens de Skala et de servir le trône.

Leurs fameux numéros, les Busards pouvaient bien les considérer comme des instruments de contrôle ou d’humiliation, Iya, quant à elle, ne voyait en eux qu’un appel aux armes.