9

Mère lui donnait sa leçon, par un matin froid de la fin de Kiesin, quand ils entendirent un cavalier au galop s’approcher du château.

Tobin courut à la fenêtre, le cœur battant d’espoir que Père enfin soit de retour chez lui. Mère le suivit et lui posa une main sur l’épaule.

« Je ne connais pas ce cheval », dit-il en mettant sa main en visière. L’homme était quant à lui trop emmitouflé contre le froid pour se reconnaître d’aussi loin. « Je peux aller demander qui c’est ?

— Pourquoi pas ? Et tant que tu y es, passe donc par chez Cuistote voir si elle n’a rien de friand pour nous dans son garde-manger. Je ne bouderais pas une pomme. Mais fais vite. Nous n’en avons pas terminé pour aujourd’hui.

— Promis ! » cria-t-il en filant comme un dard.

Ayant trouvé la grande salle vide, il se rendit aux cuisines et fut enchanté de découvrir que c’était Tharin qu’entouraient Nari et les autres. Au cours de l’hiver, sa barbe s’était allongée. Il avait les bottes crottées de neige et de boue, et le poignet tout enveloppé dans un pansement.

« Ça y est, la guerre est finie ? Père va revenir ? » piailla Tobin en se jetant dans les bras du capitaine.

Celui-ci le souleva de terre à bras-le-corps et, nez contre nez : « Oui aux deux, petit prince, et il amène des invités. Ils sont juste sur mes talons. » Il le replanta sur ses pieds. Il avait beau sourire de son mieux, quelque chose autour de ses yeux n’était pas d’accord quand il se tourna vers la nourrice et l’intendant. « Ils arriveront sous peu. Cours t’amuser, Tobin, allez. Cuistote ne va pas avoir besoin de toi dans ses jambes. Il y a fort à faire.

— Mais...

— Suffit ! dit Nari d’un ton sec. Tharin t’emmènera faire un tour à cheval plus tard. Débarrasse-nous le plancher ! »

Il n’avait pas l’habitude de se faire renvoyer ainsi. Assez vexé, il retourna vers la grande salle d’un pas traînant. Tharin n’avait même pas dit de qui Père s’était fait suivre. Tobin espéra qu’il s’agissait de lord Nyanis ou du duc Archis. De tous les vassaux de Père, ces deux-là étaient ses préférés.

Il se trouvait à mi-chemin quand il se rappela que Mère aurait volontiers croqué une pomme. On n’oserait quand même pas le rabrouer s’il revenait en arrière pour ça.

La porte de la cuisine était ouverte, et il en approchait quand il entendit Nari dire: « Mais qu’est ce qu’il vient fiche ici, le roi, après tant d’années ?

Chasser, du moins à ce qu’il prétend, répondit Tharin. Nous étions sur le point de rentrer chez nous, l’autre jour, presque en vue d’Ero, quand Rhius a parlé comme ça, par hasard, des belles chasses au cerf que nous avons ici. Et voilà le roi qui se met dans la tête que c’est une invitation. Il en a maintenant de plus en plus souvent, de ces lubies bizarres, et... »

Le roi ! Sans plus se souvenir des pommes, Tobin se rua au premier étage. Ce qui lui trottait dans la cervelle, à présent, c’était le petit bonhomme en bois de la boîte - Le-roi-actuel, Ton-oncle. Est-ce qu’il porterait sa couronne d’or ? se demandait-il au comble de l’excitation. Est-ce qu’il lui permettrait de tenir l’épée de Ghërilain ?

Mère se trouvait toujours auprès de la fenêtre. « Alors, c’était qui, sur la route, enfant ? »

Il se précipita à la fenêtre, mais on ne voyait encore venir personne. Il se laissa tomber dans son fauteuil, hors d’haleine. « Tharin, que Père a envoyé en avant... Le roi... C’est le roi qui vient... ! Père et lui sont...

Erius ? » Ariani recula d’un air terrifié jusqu’au mur, les poings serrés sur sa poupée. « Il vient ici ? Tu es certain ? »

La présence agressive et glacée du démon se referma sur Tobin avec une puissance telle qu’il avait du mal à respirer. Encriers et parchemins volèrent de la table et s’éparpillèrent dans la poussière. « Qu’est-ce qu’il y a, Maman ? » souffla-t-il, brusquement affolé par ce qu’il lui voyait dans les yeux.

Avec un cri étouffé, elle bondit sur lui et, le traînant à demi, le portant à demi, quitta la chambre en coup de vent. La fureur du démon s’exerçait autour d’eux, soulevant les joncs secs en véritables tourbillons, faisant valser les lampes sur leur support. Une fois dans le corridor. Mère se pétrifia pour jeter des coups d’œil fébriles en tous sens comme s’il lui fallait à toute force trouver une issue. Tobin faisait de son mieux pour ne pas gémir, malgré les ongles enfoncés dans son bras.

« Non, non, non ! » marmonna-t-elle. De sous son aisselle émergeait la poupée dont l’horrible tête crasseuse et sans traits épiait Tobin.

« Maman..., vous me faites mal ! Où est-ce que nous allons ? » Mais elle ne l’écoutait pas. « Pas deux fois ! Non ! » murmura-t-elle en l’entraînant vers le second étage.

Il essaya bien de se dégager, mais il n’était pas de force contre elle. « Non, Maman, non..., je ne veux pas aller là-haut !

Il faut nous cacher ! » siffla-t-elle en l’agrippant cette fois par les deux épaules. « Je n’ai pas pu, la dernière fois ! J’aurais voulu ... ! Les Quatre sont témoins que j’aurais voulu ! Mais on m’a empêchée ! Par pitié, Tobin, viens avec Maman, viens, il n’y a pas un instant à perdre ! »

Et elle le hissait cependant à sa suite dans l’escalier puis le traînait le long du couloir jusqu’à l’escalier de la tour. Et quand il essaya de se libérer, cette fois, des mains invisibles le poussèrent dans le dos. La porte s’ouvrit toute seule à la volée, et elle cogna contre le mur avec tant de violence qu’un de ses panneaux se fendit.

Des oiseaux effarés battirent des ailes en piaillant tout autour d’eux pendant que Mère le faisait grimper de vive force vers la chambre de la tour. La porte en claqua sur leurs talons, la crédence prit son vol à travers la pièce et manqua de peu l’épaule de Tobin avant d’aller s’écraser en travers du seuil, interdisant la fuite. Une bourrasque emporta des tapisseries poussiéreuses accrochées aux murs et ouvrit à grand fracas les fenêtres aux volets fermés. Le soleil eut beau affluer dans la pièce de toutes parts, elle n’en resta pas moins sombre et d’un froid mortel. Du dehors provenait à présent le bruit d’une cavalcade nombreuse remontant la route.

Ariani ne relâcha Tobin que pour se mettre à tournicoter frénétiquement dans la pièce, en larmes et un poing crispé sur la bouche. Tobin se recroquevilla près de la crédence démantibulée. La Mère qu’il avait sous les yeux était celle qu’il connaissait le mieux - virulente et imprévisible. L’autre n’avait été rien de plus qu’un mensonge.

« Que faire ? pleurnicha-t-elle. Il nous a retrouvés. Il pourra nous dénicher n’importe où. Nous échapper, il faut nous échapper ! Ah, Lhel, chienne de Lhel, tu m’avais promis... »

Comme les cliquetis de harnais se faisaient de plus en plus nets, dehors, elle courut à la fenêtre qui surplombait la cour d’entrée. « Trop tard ! le voici... Comment peut-il ? Comment peut-il ? »

Tobin se rapprocha furtivement, juste assez pour jeter un œil par-dessus le rebord. Père et un groupe d’inconnus en manteau écarlate étaient en train de démonter. L’un de ceux-ci portait un heaume doré qui brillait au soleil comme une couronne.

« C’est lui, le roi. Maman ? »

Elle le tira violemment en arrière et l’étreignit si fort qu’il avait la figure plaquée contre la poupée - ça sentait l’aigre et le moisi.

« Regarde-le bien, chuchota-t-elle, et il la sentit toute pantelante. Regarde-le bien, l’assassin ! Et c’est ton père qui nous l’amène ici... Mais il ne t’aura pas, cette fois ! »

Elle le traîna jusqu’à la fenêtre opposée, celle qui donnait sur les montagnes, à l’ouest. Le démon culbuta une seconde table, ce qui joncha le sol de poupées sans bouche. Le boucan fit virevolter Mère, et le crâne de Tobin heurta suffisamment fort l’angle de l’appui de pierre pour que celui-ci en fût étourdi. Il se sentit tomber, se sentit tirer par Mère une fois de plus, se sentit le visage baigné de soleil et de vent. Rouvrant les yeux, il se découvrit suspendu dans le vide en travers de l’entablement et regardant la rivière gelée.

Exactement comme la dernière fois où Mère l’avait amené ici. Sauf que cette fois elle se tenait accroupie près de lui sur la pierre et que, son visage barbouillé de larmes tendu du côté des montagnes, elle l’agrippait par l’arrière de sa tunique et tirait, tirait de toutes ses forces.

Sentant qu’il perdait l’équilibre, il se débattit comme un forcené, prêt à se cramponner à n’importe quoi, au chambranle de la fenêtre, au bras de Mère, à la robe qu’elle portait -, mais il avait déjà les pieds qui basculaient par-dessus sa tête. Sous la glace, en bas, se discernait la course de l’eau, noire comme de l’encre. Il anticipa mentalement la chute, est-ce que la glace allait se briser quand il atterrirait ?

Et là-dessus Mère poussa un cri strident et le dépassa en trombe, enveloppée dans un tourbillon démentiel de jupes et de cheveux noirs. Le temps d’un éclair, ils se regardèrent les yeux dans les yeux, et il eut l’impression que se passait entre eux quelque chose de foudroyant qui les joignit, juste un instant, les yeux dans les yeux, cœur à cœur.

Et puis il y eut quelqu’un qui le tenait par une cheville et qui le hissait sans ménagement dans la tour. Son menton heurta le rebord extérieur de l’entablement, et il plongea en vrille dans les ténèbres avec sur la langue le goût du sang.

 

Rhius et le roi s’apprêtaient à mettre pied à terre quand de l’arrière du château leur parvint l’écho d’un hurlement.

« Par la Flamme ! Est-ce un coup de ton fameux démon ? » s’écria Erius en jetant alentour un coup d’œil inquiet.

Mais Rhius savait trop que le démon n’avait pas de voix. Bousculant les autres cavaliers, il refranchit à toutes jambes la poterne, voyant par avance en esprit ce à quoi il aurait dû s’attendre et qu’il allait voir et revoir en rêve aussi longtemps qu’il lui faudrait vivre : Ariani plantée là-haut près d’une fenêtre qui aurait dû être aveuglée de volets, Ariani distinguant le heaume doré de son frère au bas de la prairie et se figurant...

Il longea la rivière en trébuchant, contourna l’enceinte jusqu’à l’angle et, se figeant là, ne put réprimer un cri de détresse à la vue des jambes blanches que semblaient désarticuler deux rochers de la berge. Il se précipita pour rabattre les jupes que la chute avait refoulées autour de la tête. Il leva les yeux vers la tour qui l’écrasait de sa masse. Il n’y avait pas d’autre ouverture sur cette face que la fenêtre carrée, là, juste à l’aplomb. Et ses volets étaient ouverts.

Elle s’était rompu l’échine contre un rocher, et fracassé le crâne en heurtant la glace. Le noir des cheveux et le rouge du sang répandus autour du visage lui faisaient une auréole d’épouvanté. Ses beaux yeux, grands ouverts, fixaient Rhius avec une expression d’angoisse et d’indignation qui l’accusait toujours, par-delà la mort.

Ce regard le fit reculer en titubant, mais ce fut pour tomber dans les bras du roi. « Par la Flamme ! » s’étrangla Erius en contemplant la morte. « Ma pauvre sœur, qu’as-tu fait là ? »

Le duc se comprima les tempes à deux poings, tant le taraudait le désir de rattraper d’un coup tout le temps perdu en lui cassant la gueule, au cher beau-frère.

« Mon roi, finit-il par articuler en se laissant tomber près d’elle, votre sœur est morte. »

 

Tobin se rappelait sa chute. Au fur et à mesure que la conscience lui revenait, il s’avisa que se trouvait sous lui de la terre ferme et, d’instinct, s’y plaqua de tout son ventre, trop terrifié encore pour bouger. Quelque part dans les environs résonnaient des voix qui parlaient toutes à la fois sans qu’il puisse comprendre un mot. Il ne savait ni où il était ni comment il y était arrivé.

Il finit par soulever ses paupières lourdes et par se rendre compte qu’il gisait dans la chambre de la tour. Il y régnait un grand silence.

Le démon se trouvait là aussi. Jamais sa présence n’avait été aussi sensible. Il s’en dégageait pourtant quelque chose de différent, mais quoi au juste, Tobin n’arrivait pas à le définir.

Il se sentait dans un état des plus bizarres, comme s’il rêvait, mais le mal que lui faisaient sa bouche et son menton l’avertissait qu’il ne rêvait pas. Il essaya bien de se rappeler comment il était monté là, mais sa cervelle se fit alors toute cotonneuse et aussi bruyante qu’une ruche pleine d’abeilles.

La partie de sa joue qui touchait les dalles de pierre lui faisait mal aussi. Il tourna la tête de l’autre côté et se trouva presque nez à nez avec l’affreuse poupée sans visage de sa maman, car elle gisait juste à deux ou trois pouces hors de sa portée.

Où pouvait bien être Mère ? Jamais elle ne se séparait de sa poupée. Jamais.

Père ne me permettra pas de la garder, songea-t-il. Mais c’était de ça, justement qu’il avait envie, tout à coup, la garder, plus envie que de rien d’autre au monde. Oui, elle était affreuse, et il l’avait détestée toute sa vie, mais il tendit la main quand même en se souvenant de l’incroyable tendresse avec laquelle sa maman disait : C’est la plus réussie que j’aie jamais faite. Il lui sembla presque qu’elle venait précisément de le dire tout haut.

Où est-elle ?

Dans sa cervelle, le bourdonnement se fit encore plus fort quand il se mit sur son séant et serra la poupée dans ses bras. Elle était petite et rêche et grumeleuse, mais elle avait aussi quelque chose de solide et de réconfortant. Comme il jetait tout autour des regards inquiets, il eut la stupeur de se voir lui-même à l’autre bout de la pièce, accroupi près d’une table démantibulée. Seulement, ce Tobin-là était tout nu, tout sale, et il avait l’air irascible et les joues sillonnées de larmes. Puis cet autre lui-même ne tenait pas de poupée, et il se bouchait encore les oreilles à deux mains pour refouler quelque chose dont ils n’avaient ni l’un ni l’autre envie de se souvenir.

 

Nari ne laissa s’échapper qu’un seul cri d’horreur avant de se plaquer la main sur la bouche lorsque le duc pénétra dans la grande salle en titubant, le corps désarticulé d’Ariani dans ses bras. Il lui avait suffi du premier coup d’œil pour la savoir morte. Les oreilles et la commissure des lèvres saignaient, les yeux ouverts avaient la fixité de la pierre.

Tharin et le roi le talonnaient. Erius persistait à vouloir toucher le visage de sa sœur, mais Rhius le lui interdisait, qui s’avança jusqu’à la cheminée avant que ses genoux ne cèdent. En s’affaissant, il ne fit même que la blottir plus étroitement contre sa poitrine avant d’enfouir sa figure dans l’opulente chevelure noire.

C’était probablement la première fois depuis la naissance de Tobin qu’il pouvait embrasser sa femme, songea Nari.

Erius se laissa pesamment tomber sur l’un des bancs de l’âtre puis leva les yeux vers elle et vers ceux de ses familiers qui l’avaient suivi. Il avait le teint gris, ses mains s’entrechoquaient.

« Sorte »z, commanda-t-il sans adresser cet ordre à personne en particulier. Ce n’était pas nécessaire. Chacun s’éclipsa, Tharin excepté. D’après la dernière image qu’eut de lui Nari, il se trouvait toujours debout, légèrement en retrait des deux autres qu’il contemplait d’un air totalement inexpressif.

Ce n’est qu’au beau milieu de l’escalier qu’elle recouvra soudain ses esprits. Et Tobin ? il prenait ses leçons avec sa mère, tout à l’heure... !

Elle acheva de grimper l’escalier quatre à quatre et enfila le corridor en courant. Son cœur fit un bond pénible quand elle aperçut les débris des lampes sur le sol. Vide était la chambre à coucher du petit, vide aussi la pièce aux joujoux. Quant au matériel d’écriture, la jonchée en était semée, et l’un des fauteuils gisait sur le flanc. La peur referma son poing sur le cœur de Nari. « Ô Illior, faites qu’il n’ait rien ! »

Elle se rua de nouveau dans le corridor et, tout au bout, vit que la porte menant au second étage était ouverte.

« Miséricorde du Créateur, oh non, pas ça ! » souffla t-elle en se précipitant.

À l’étage au-dessus, des lambeaux de tentures éparpillés sur le dallage humide et froid se firent comme un plaisir d’entraver Nari dans sa course éperdue vers la porte abîmée donnant sur l’étroit escalier de la tour. Du vivant d’Ariani, jamais ces lieux ne l’avaient accueillie volontiers, aussi se faisait-elle l’effet d’une intruse. Mais lorsqu’elle atteignit le palier supérieur, ce qu’elle vit anéantit d’un seul coup ses scrupules.

La chambre de la tour était encombrée de débris de meubles et de poupées démantibulées. Les quatre fenêtres en étaient ouvertes, et cependant régnaient là des ténèbres fétides. Puanteur connue.

« Tobin, où es-tu, mon petit ? »

Sa voix lui parut achopper sur l’espace exigu, mais elle entendit avec assez de netteté un halètement saccadé pour s’en laisser guider jusqu’à l’angle le plus éloigné de la fenêtre fatale. À demi dissimulé sous une tapisserie décrochée, Tobin était pelotonné contre le mur, ses maigres bras enserrant ses genoux, le regard agrandi sur rien.

« Oh, mon pauvre petit chou ! » hoqueta Nari, tombant à genoux près de lui.

En voyant les traînées de sang qui lui maculaient le visage et la tunique, elle eut peur d’abord qu’Ariani ne lui ait tranché gorge et qu’il ne meure dans ses bras, là, et qu’en définitive tant de souffrances et tant de mensonges et tant d’attente et tant de patience n’aient servi à rien.

Elle essaya de le soulever, mais il se dégagea et se recroquevilla davantage encore dans son coin, le regard plus désert que jamais.

« Tobin, mon chou, c’est moi. Viens, maintenant, retournons dans ta chambre... »

Il ne bougea pas, ne manifesta pas qu’il s’apercevait de sa présence. Elle se serra tout contre lui, lui caressa les cheveux. « S’il te plaît, mon chou. Il fait fichtrement froid ici, pour y rester. Allons à la cuisine prendre un bon bol de bonne soupe de Cuistote. Tobin ? Regarde-moi, mon petit. Tu es blessé ? »

Des pas pesants ébranlaient l’escalier de la tour, et Rhius finit par surgir, Tharin sur ses talons.

« As-tu... ? Oh, louée soit la Lumière ! » Le duc enjamba vaille que vaille le capharnaüm et s’agenouilla auprès de la nourrice. « Est-il grièvement blessé ?

Non, messire, rien que terrifié », chuchota-t-elle sans cesser de caresser les cheveux de Tobin. « Il doit avoir vu... »

Rhius se pencha, cueillit tendrement le menton de son fils dans l’espoir de lui faire lever la tête, mais il ne suscita qu’une réaction de rejet violente.

« Que s’est-il passé ? interrogea-t-il néanmoins de sa plus douce voix. Pourquoi ta mère t’avait-elle amené ici ? »

Tobin demeura muet.

« Regardez donc autour de vous, messire ! » Nari repoussa les mèches noires qui ombrageaient la figure du petit pour examiner la grosse ecchymose qui s’y épanouissait. Le sang qui lui barbouillait les joues et la tunique ne venait pas de là mais d’une plaie en forme de croissant qu’il avait au bout du menton. Une plaie pas très étendue mais profonde. « La princesse a dû voir le roi survenir en votre compagnie. C’était leur première rencontre depuis... Enfin bref, vous savez comment elle était. »

Elle examina plus attentivement le visage exsangue de Tobin. Pas une larme, mais l’œil aussi fixe et rond que s’il était encore en train de contempler quelque chose d’ahurissant.

Il n’opposa pas de résistance lorsque son père le prit dans ses bras pour le redescendre jusqu’à sa chambre, mais il ne se détendit pas non plus, demeura si recroquevillé qu’il ne pouvait être pour l’instant question de lui retirer ses vêtements souillés. Aussi Nari se contenta-t-elle de le déchausser, de lui laver le museau puis de le fourrer au lit sous des tas de couvertures supplémentaires. Agenouillé près de lui, le duc lui prit une main dans les siennes et se mit à lui murmurer des douceurs sans le lâcher des yeux, si pâle sur l’oreiller, dans l’espoir de surprendre une quelconque réaction. En se détournant, Nari découvrit Tharin planté juste en deçà du seuil, et blanc comme le lait. Elle alla le rejoindre et lui trouva les mains glacées.

« Il en sera quitte pour la peur, dit-elle afin de le réconforter. Il a été terriblement secoué, mais c’est tout.

— Elle s’est jetée par la fenêtre de la tour, chuchota-t-il sans détacher son regard du père et de l’enfant. Et elle y avait emmené Tobin... Regarde-le, Nari. Tu ne crois pas qu’elle a voulu... ?

— Aucune mère au monde ne ferait une chose pareille ! » Elle n’en était pourtant pas tellement certaine, au fond de son cœur.

Ils restèrent là quelque temps, figés comme sur les tréteaux d’un tableau vivant. Enfin, Rhius se releva et brossa d’une main absente le devant de sa tunique tout ensanglantée. « Il me faut assister le roi. Il compte la remmener à Ero pour l’ensevelir dans la nécropole royale. »

Nari noua rageusement ses mains dans son tablier. « Et le petit ? Par égard pour lui, ne devrait-on pas attendre que... ? »

Rhius lui répliqua par un regard si chargé d’amertume qu’elle sentit les mots se figer dans sa gorge. « Le roi a parlé. » Et il quitta la pièce en brossant sa tunique avec le même geste machinal. Non sans un dernier coup d’œil affligé vers l’enfant assoupi, Tharin lui emboîta aussitôt le pas.

Nari attira un siège auprès du lit puis tapota la frêle épaule de Tobin enfouie sous les couvertures. « Mon pauvre pauvre petit chéri, soupira-t-elle. Ils ne te laisseront même pas la pleurer ! »

Tout en lui caressant tendrement le front, elle se vit aussi net que ça te l’empaqueter et te l’emporter bien loin de cette maison de misère. Les paupières closes, elle s’imagina également très bien te l’élever comme le sien propre dans quelque chaumière de rien du tout mais au diable des rois, des fantômes et des bonnes femmes frappées de folie.

Les gémissements qu’il avait déjà perçus se faisant plus forts, Tobin se pelotonna davantage encore. Puis la voix désolée se modifia progressivement pour devenir le vacarme d’un vent d’est violent qui se fracassait contre les murailles du château. En dépit des lourdes couvertures qu’il sentait peser sur son corps, il avait froid, tellement froid !

Il ouvrit les yeux et lorgna la petite lampe de nuit qui gouttait sur le guéridon placé à la tête du lit. Juste à côté, Nari s’était endormie dans un fauteuil.

Elle l’avait mis au lit tout habillé. Dépliant lentement ses membres ankylosés, il se laissa rouler sur le flanc face au mur et retira de sa tunique la poupée de chiffon.

 

Il ne savait pas pourquoi il l’avait. Il était arrivé quelque chose de vilain, quelque chose de si vilain qu’il ne pouvait pas s’imposer de se demander ce que c’était.

Ma maman est...

Il ferma les yeux le plus serré qu’il put tout en étreignant follement la poupée.

Si j’ai la poupée, c’est parce que ma maman...

Il ne se rappelait pas avoir caché la poupée sous sa tunique, il ne se rappelait rien, vraiment, mais cela ne l’empêcha pas de la cacher de nouveau, maintenant sous les couvertures, puis de la repousser avec les pieds jusqu’au fond du lit, tout en sachant pertinemment qu’il faudrait très bientôt lui trouver une cachette moins incertaine. Il savait que c’était très mal d’avoir envie d’une poupée, que c’était une honte, pour un garçon, pour un futur guerrier, d’en éprouver le besoin, mais il ne l’en cacha pas moins, débordant de vergogne et de convoitise. Après tout, peut-être bien que sa maman la lui avait donnée.

Glissant à nouveau dans un sommeil inquiet, il rêva une fois et une autre et une autre encore que sa mère lui confiait la poupée. Et chaque fois, elle souriait en lui disant : « C’est la plus réussie que j’aie jamais faite. »