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Ainsi que l’avait appréhendé Tobin, Arkoniel se mit à changer des choses presque tout de suite, mais pas exactement dans le sens prévu.

S’il continua d’occuper provisoirement la chambre aux joujoux, la semaine qui suivit le départ de Père vit en revanche survenir de pleines charretées d’ouvriers qui montèrent un petit village de tentes dans la prairie. À cela succéda un flot ininterrompu de fourgons chargés de matériaux de toutes sortes. Si bien que cours et baraquements vacants ne tardèrent pas à se trouver bourrés de madriers, de pierres, d’auges à mortier, de sacs énormes. N’étant pas autorisé à sortir frayer avec les étrangers, Tobin s’installa à sa fenêtre pour ne pas perdre une miette de leurs activités.

Jamais il n’avait jusque-là remarqué à quel point le manoir était silencieux. Maintenant, ce n’était que vacarme et fracas de tous les côtés et toute la journée, que coups de gueule assourdissants, qu’ordres, qu’appels et que chansons.

Des tas de couvreurs faisaient eux aussi, là-haut, un boucan du diable, avec leurs ardoises et tous leurs pots de plomb fondu, de goudron bouillant qui donnaient l’air à la toiture d’être nuit et jour en feu. Des flopées de maçons envahirent le manoir lui-même et s’emparèrent simultanément du second étage et de la grande salle, y déplaçant chacun des meubles et saturant l’atmosphère entière avec les odeurs nouvelles et si enivrantes de sciure et de plâtre frais.

Arkoniel s’attira un rien de crédit en bataillant pour que l’on permette à Tobin de voir à pied d’œuvre les artisans. Un soir où celui-ci se trouvait déjà couché, Frère survint et l’entraîna jusqu’au palier surprendre la dispute qui opposait en bas, debout devant la cheminée, la nourrice et le magicien.

« Je m’en fiche, de ce que vous dites, toi ou le duc Rhius ! crachait Nari, les poings boulés sur son tablier, comme chaque fois qu’elle était en rogne. C’est dangereux ! À quoi ça rime, d’être ici, en plein milieu de nulle part, si... ?

Je ne le lâcherai pas d’une semelle, la coupa-t-il. Par la Lumière, femme, tu ne comptes quand même pas le garder toute sa vie roulé dans tes flanelles, si ? Puis il y a tant à apprendre là..., tant de choses pour lesquelles il est manifestement doué !

— C’est ça..., belle éducation ! Tu préférerais peut-être, après, le voir s’accoutrer d’un tablier de maçon plutôt que porter la couronne, hein ? »

Tobin se mâchouilla pensivement l’ongle du pouce. Qu’est-ce que ça pouvait bien signifier ? Jamais il n’avait entendu parler de couronne pour un prince. À sa connaissance, Mère n’en portait pas, et elle avait vécu, toute petite, dans un palais. Quant à s’accoutrer d’un tablier de maçon, si ça signifiait qu’il serait capable de se servir d’une truelle et de mortier pour bâtir des murs, eh bien, ça alors, il n’y voyait aucun inconvénient. Aujourd’hui, tiens, il avait justement profité d’un moment où Nari regardait ailleurs pour épier l’équipe qui travaillait en haut, et ça l’avait bien intéressé. Il pressentait que ça serait beaucoup moins amusant, les autres leçons d’Arkoniel, comme apprendre des vers par cœur ou retenir des noms d’étoiles.

Il n’eut pas le loisir de voir qui sortirait vainqueur de la joute, que Frère lui chuchota de retourner dare-dare au lit. Tout juste venait-il de regagner sa chambre et d’en fermer la porte quand Mynir passa par là, sifflant comme un merle et faisant quincailler ses clefs sur leur anneau de fer.

 

Heureusement, c’est Arkoniel qui l’emporta, de sorte que Tobin et lui passèrent la journée du lendemain sur le chantier.

Les outils des tailleurs de pierre et des plâtriers, l’aisance avec laquelle ceux-ci les maniaient fascinèrent l’enfant. En une matinée, des murs entiers virèrent du gris sale à un blanc de sucre.

Mais ce fut le sculpteur sur bois qu’il admira le plus. Celui-ci était en l’espèce une jolie femme mince à vilaines mains dont les gouges et burins façonnaient le bois comme du beurre. On avait supprimé la veille le départ de rampe cassé de la grande salle, et c’est sous l’œil passionnément attentif de Tobin qu’elle entreprit d’en sculpter un nouveau dans une longue pièce de bois sombre. Il eut le sentiment qu’elle fouillait le bois à la recherche du motif de vignes alourdies de grappes qui s’y trouvait à l’état latent. Lorsqu’il s’en ouvrit à elle timidement, elle hocha du chef.

« C’est exactement ma façon de voir, Votre Altesse. En prenant dans mes mains un beau brin de bois comme celui-ci, je lui demande : "Quel trésor me réserves-tu tout au fond de toi ?"

— Le prince Tobin sculpte pour sa part dans des légumes ou des blocs de cire, l’avisa Arkoniel.

— Et dans le bois aussi », dit Tobin, prêt à subir les rires de l’artiste. Or, celle-ci chuchota quelque chose à Arkoniel puis alla fouiller dans un tas de débris, non loin, d’où elle rapporta une bille de bois jaune pâle à peu près grande comme une brique. Elle la lui tendit, ainsi que deux de ses burins bien tranchants, et demanda:

« Vous plairait-il de voir ce que recèle cette pièce-ci ? »

Le petit demeura tout le reste de l’après-midi assis par terre près d’elle et, le soir venu, lui soumit une loutre bien dodue qu’elle trouva tellement à son gré quoique un peu de travers - qu’elle la lui troqua contre les burins.

 

Lorsqu’ils ne regardaient pas travailler les corps de métier, Tobin et Arkoniel partaient faire de longues balades à cheval ou à pied sur les chemins de la forêt. Il en découlait aussi des leçons, sans que l’enfant s’en avisât. Arkoniel pouvait bien être ignare en matière de bataille ou de tir à l’arc, il en savait un bout sur les herbes et les arbres. Au début, il laissa Tobin lui montrer ceux qu’il connaissait, puis il lui en enseigna d’autres, ainsi que leurs usages éventuels. Ils cueillirent du vert-l’hiver, déterrèrent du gingembre sauvage au fin fond de clairières ombreuses, ramassèrent des fraises des bois et, dans la prairie, des brassées d’ansérine, d’oseille et de patience destinées aux soupes de Cuistote.

Tout en persistant à se défier de lui, Tobin finit par s’avouer qu’en somme Arkoniel était supportable. Non seulement il se montrait bien moins tapageur qu’au début, mais il ne s’adonnait plus jamais à des tours de magie. Il avait beau n’être pas chasseur, il en savait autant que Tharin sur la traque et les façons de se déplacer en forêt.

Leurs expéditions communes les menèrent au diable dans la montagne, et il leur arriva de rencontrer par-ci par-là une clairière ou un sentier auxquels Tobin trouvait un petit air connu. Mais il ne vit pas trace de Lhel. À l’insu d’Arkoniel, Frère demeurait souvent avec eux, vigilant et muet.

 

Dès que les maçons en eurent terminé dans la grande salle, les peintres se mirent à tracer leurs ébauches dans les enduits frais. Comme une espèce de bandeau décoratif prenait forme tout le long d’un mur, au ras du plafond, Tobin se démancha le col et déclara:

« Ça rappelle un peu des feuilles de chêne et des glands, mais pas tout à fait.

— Ce n’est pas censé représenter quoi que ce soit, expliqua Arkoniel, mais simplement faire un motif agréable à l’œil. Il va venir s’y juxtaposer des tas de bandes à motifs différents que l’on peindra toutes de couleurs vives. »

Ils escaladèrent l’échafaudage branlant, et Arkoniel montra à Tobin comment on se servait de compas d’épaisseur et d’une règle de laiton pour délimiter les formes et tracer constamment à niveau.

Une fois en bas du perchoir, Tobin s’empressa de monter dans la chambre aux joujoux récupérer au fond du coffre les instruments d’écriture abandonnés depuis si longtemps. Il les étala sur la table de sa propre chambre et entreprit une rangée de motifs en utilisant ses doigts comme compas et un débris d’épée de bois comme règle. Il avait déjà réalisé une demi-rangée quand il s’aperçut que, du seuil, Arkoniel le regardait faire.

Il poursuivit néanmoins jusqu’au bord de la page puis prit un peu de recul pour juger du résultat.

« Ce n’est pas fameux. »

Arkoniel s’approcha pour jeter un œil.

« Non, mais pas si mal non plus pour un coup d’essai. »

C’était sa manière à lui de procéder. Alors que Nari portait aux nues tout ce que faisait Tobin, que ce soit réussi ou pas, lui s’y prenait plutôt comme Tharin - appréciant ce qu’il y avait de louable dans tout effort mais sans le vanter au-delà de ses mérites.

« Voyons voir si je peux, moi. »

Arkoniel prit une feuille de parchemin dans le tas, la retourna, puis demeura planté là, avec un air bizarrement barbouillé. De ce côté-là, la feuille était toute couverte de lignes de petits mots écrits un jour par Ariani pendant que son fils traçait ses lettres. S’il ne pouvait la lire, Tobin était du moins parfaitement capable de voir qu’elle bouleversait Arkoniel.

« Qu’est-ce que ça dit ? » demanda-t-il.

Arkoniel déglutit durement, s’éclaircit la gorge, mais Frère lui arracha la feuille des mains et l’envoya voler à l’autre bout de la pièce avant qu’il ne puisse en faire la lecture.

« Ce n’était que quelques vers à propos d’oiseaux. »

Tobin récupéra la feuille et la fourra sous la pile afin d’épargner à Frère un surcroît de contrariété. Celle du dessus portait tout plein de lignes avec des lettres barbouillées de sa main à lui, des pâtés partout.

« Maman m’apprenait mon alphabet, dit-il en effleurant d’un doigt le parchemin.

— Je vois. Ça te plairait de me montrer où tu en es ? »

Il s’efforça de sourire comme si rien ne clochait, mais son regard était invinciblement attiré par la feuille que Frère avait prise, et sa tristesse était flagrante.

Tobin écrivit laborieusement les onze lettres qu’il connaissait. Il ne l’avait pas fait depuis des mois, et elles lui venaient salement tordues. Il y en avait même certaines à l’envers, de nouveau. Et il avait oublié la plupart de leurs noms, ainsi que leurs sons respectifs.

« Te voilà parti pour un bon début. Ça te plairait, que je t’en fasse tracer quelques-unes de plus ? » Le petit secoua la tête, mais le magicien faisait déjà grincer la plume.

Tobin se retrouva bientôt tellement occupé que tout lui sortit de la tête, aussi bien le poème qu’Arkoniel ne lui avait pas lu que la légère crise qu’avait piquée Frère.

 

Arkoniel attendit de le voir bien absorbé par son travail pour attraper furtivement le bord du parchemin que le démon lui avait arraché des doigts puis tirer dessus juste assez pour qu’apparaissent les vers d’Ariani :

 

Chants d’oiseaux ne puis-je entendre qu’en

Ma geôle est ma liberté. [ma tour,

Là seul peut chanter mon cœur,

Avec les morts pour compagnie,

Les morts qui seuls, et les oiseaux,

Ont le parler franc.

 

Ne voyant toujours personne venir, alors que l’arrivée imminente du compagnon promis l’épouvantait, Tobin finit par supposer que Père avait changé d’avis et fut tout heureux de n’y plus penser.

Il y avait déjà beaucoup trop de monde dans la maison, d’ailleurs. Si loin qu’il remontât dans ses souvenirs, elle n’était que pénombre et que paix. Et voilà qu’à toute heure, à présent, ça entrait, ça sortait sans arrêt.. Fatigué d’observer les travaux, battait-il en retraite jusqu’aux cuisines ? Cuistote et Nari s’y montraient ravies de tout ce remue-ménage, comme deux idiotes, et malgré tout ce qu’avait dit la seconde pour l’empêcher de frayer avec les ouvriers.

Et cependant, le plus béat de la maisonnée était le vieux Mynir. Certes, si l’on avait entrepris tous ces changements, la faute en incombait au magicien, mais Mynir en avait la charge, et jamais il n’avait eu l’air si heureux que là, à donner ses instructions et à décréter l’emploi de tels motifs et de tels coloris. Il donnait également rendez-vous à des marchands dans la grande salle, et l’on vit bientôt les dressoirs se charger d’argenterie rutilante et des files de chariots livrer des tentures neuves aux vives couleurs.

« Ah, Tobin, c’était ça, mon office, à Atyion ! lui confia-t-il un jour où ils passaient ces dernières en revue. Ton père me permet enfin de le remplir dans une demeure digne de ce nom ! »

Quelque plaisir qu’il prît à regarder vivre le chantier, néanmoins, plus avançait la restauration, plus ce qu’elle allait finalement donner tracassait Tobin. Plus se modifiait en effet la maison, plus il avait de mal à se figurer son père et sa mère y vivant. Du coup, lorsque l’intendant se mit à parler de changements concernant sa chambre à lui, Tobin en claqua la porte et, après l’avoir bloquée à l’aide d’un coffre, refusa de sortir tant que l’autre vieux ne lui eut pas promis par le trou de la serrure qu’on ne toucherait pas à la pièce.

Tant et si bien que les travaux se poursuivirent tout autour de lui. Quelquefois, le soir, avant que Nari ne monte le rejoindre, il se faufilait jusqu’au palier du grand escalier d’où la vue plongeait sur le luxe éclatant de la nouvelle salle, et il la ressuscitait dans l’état où elle se trouvait avant que ne débutent les interminables absences de Père. À force de changer trop de choses, à la fin, peut-être bien que Père n’aurait plus envie de revenir du tout... ?