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Iya retira le chapeau de paille qui la protégeait en voyage pour s’en éventer, tandis que son cheval s’échinait à grimper le chemin rocailleux d’Afra. Le soleil au zénith flamboyait dans un bleu sans nuages. On n’en était qu’à la première semaine de Gorathin, soit beaucoup trop tôt pour qu’il se montrât si chaud. Tout semblait indiquer que la sécheresse allait durer une saison de plus.
Néanmoins, de la neige scintillait encore là-haut, sur les cimes. De temps à autre, le vent y ébouriffait un plumet blanc qui, se détachant sur le ciel bleu cru, suscitait une illusion cruelle de fraîcheur, alors qu’ici dessous la passe étroite suffoquait, sans la moindre brise pour la rafraîchir. En n’importe quel autre lieu, Iya n’aurait pas manqué d’évoquer un soupçon de vent, mais aucune magie n’avait licence de s’exercer à moins d’une journée de chevauchée d’Afra.
Devant elle, Arkoniel roulait sur sa selle, telle une cigogne hirsute et dégingandée. La sueur trempait tout le long du dos la tunique en lin du jeune magicien que maculait l’équivalent gris d’une semaine de poussière accumulée par les chemins. Jamais il ne se plaignait ; l’unique concession qu’il eût faite à la canicule était d’avoir sacrifié les bribes éparses de barbe noire qu’il cultivait depuis le dernier Erasin, date de ses vingt et un ans.
Pauvre garçon, songea affectueusement Iya ; la peau tout juste rasée, se montrait déjà sévèrement rôtie par le soleil.
Du fait que l’Oracle d’Afra, leur destination, se trouvait en plein cœur des montagnes épineuses de Skala, s’y rendre était une épreuve exténuante en toute saison. Ce long pèlerinage, Iya l’avait accompli déjà par deux fois, mais jamais en été.
Les parois de la passe étranglaient à présent le chemin, et des siècles de quémandeurs avaient écorché la roche noire en y traçant leurs patronymes et leurs suppliques à Illior l’Illuminateur. Certains s’étant contentés d’y graver le fin croissant de lune du dieu, celui-ci bordait la route comme autant d’innombrables sourires en biais. Arkoniel y était allé du sien, dans la matinée, pour commémorer sa première visite.
Le cheval d’Iya trébucha, et ce qui motivait le voyage rebondit durement contre sa cuisse. À l’intérieur du sac de cuir usé qu’elle avait suspendu à l’arçon de sa selle se trouvait, minutieusement emmitouflé de linges et de magie, un vilain bol tout de traviole en terre brûlée. Il n’avait rien de remarquable, hormis que pour peu qu’on le laissât à découvert en irradiait une effroyable aura de malignité. Certes, Iya ne s’était pas fait faute, et cent fois pour une, au fil des ans, de se figurer qu’elle le jetait du haut d’une falaise ou dans les flots d’une rivière, mais elle en aurait été aussi incapable, à la vérité, que de se trancher un bras. Elle était le Gardien ; ce que contenait le sac, elle en avait la charge depuis plus d’un siècle.
À moins que l’Oracle ne me dise le contraire. Après s’être noué sur le sommet du crâne ses maigres cheveux grisonnants, elle éventa de nouveau sa nuque en nage.
Arkoniel se retourna sur sa selle pour s’inquiéter d’elle. La sueur emperlait ses boucles noires et rebelles, sous les bords flapis de son couvre-chef.
« Vous avez le visage tout rouge. Nous ferions mieux de nous arrêter de nouveau pour nous reposer.
— Non, nous sommes presque arrivés.
— Dans ce cas, reprenez au moins un peu d’eau.
Et remettez donc votre chapeau !
— Tu me donnes le sentiment que je suis vieille. Je n’ai que deux cent trente ans, sais-tu ? - Deux cent trente-deux », rectifia-t-il avec une grimace pince-sans-rire. C’était un de leurs vieux jeux.
Elle prit un air revêche.
« Attends seulement d’avoir atteint ton troisième âge, mon gars. Tenir le compte, ça devient plus dur. »
À dire vrai, c’est chevaucher dur qui la fatiguait désormais plus que dans ses primes centaines, mais elle n’était pas près d’en convenir, toujours. Elle s’offrit une bonne lampée de sa gourde et fit jouer ses épaules. « Tu as été bien silencieux, aujourd’hui. Tu tiens ta question, à la fin ?
— Je crois que oui. J’espère que l’Oracle la trouvera digne d’attention. »
Tant de sérieux fit sourire Iya. À ce qu’en savait Arkoniel, ce voyage n’était qu’une leçon de plus. Elle ne lui avait pas touché mot de ce en quoi consistait sa véritable quête à elle.
Le sac de cuir heurta de nouveau sa cuisse à la manière d’un gosse obsédant. Pardonnez-moi, Agazhar, songea-t-elle, trop assurée que son propre maître, le premier Gardien, disparu depuis des lustres, aurait désapprouvé.
Traître entre tous était le dernier tronçon du chemin. Sur leur droite, la paroi rocheuse faisait place à un à-pic vertigineux pendant que, de-ci de-là, leur genou gauche frôlait la falaise.
Arkoniel venait de disparaître derrière un virage aigu quand il lança : « La Serrure d’Illior, je la vois, ça y est, telle que vous me l’aviez décrite ! »
Après avoir à son tour contourné le saillant, Iya découvrit soudain, telle une apparition rutilante et bariolée, l’arche peinte qui enjambait la route. Des dragons stylisés en chamarraient de bleu, de rouge et d’or l’ouverture, juste assez large pour ne laisser passer qu’un seul cavalier. Afra se trouvait à moins d’un mille au-delà.
La sueur qui lui piquait les yeux faisait papilloter Iya. Il neigeait, la première fois où Agazhar l’avait conduite ici.
Iya était venue aux arts magiques beaucoup plus tard qu’il n’était ordinaire. Elle avait grandi dans une métairie plantée sur la frontière des possessions continentales de Skala. Le bourg le plus proche étant Mycena, sur l’autre rive de la Keela, c’est avec ce marché que commerçaient les siens. À l’instar de nombre de frontaliers, son père avait épousé une Mycenoise, et ses offrandes, il les faisait plus volontiers au Créateur, Dalna, qu’à Sakor ou Illior.Ainsi advint-il qu’Iya, sitôt que se manifestèrent les premiers symptômes de ses dons magiques, fut expédiée par-delà la rivière étudier avec un vieux prêtre dalnien qui s’efforça de faire d’elle une guérisseuse Drysienne. Mais si elle s’attira des éloges pour ses talents d’herboriste, à peine le vieil ignare eut-il en revanche découvert qu’elle n’avait qu’à y penser pour allumer le feu que, lui attachant au poignet une breloque de sorcière, il la réexpédia chez elle de manière infamante.
Juste équipée du sceau d’infamie qu’il fallait pour n’être pas précisément reçue à bras ouverts dans son village et pour désespérer de jamais trouver un mari.
Aussi était-elle une vieille fille de vingt-quatre ans déjà lorsque Agazhar la croisa d’aventure sur la place du marché, où elle se tenait à débattre du prix de ses chèvres avec un négociant.
« C’est ta breloque qui m’a d’abord attiré l’œil », lui confia-t-il par la suite. Pour sa part, elle n’avait guère pris garde à lui que pour se dire que ce devait encore être là l’un de ces vieux soldats qui rentraient chez eux, vannés de guerroyer. Il était en effet aussi hâve et miteux que n’importe lequel de ces derniers, et en plus la manche gauche de sa tunique pendait vide.
Mais force fut à Iya de le regarder plus attentivement lorsqu’il se dirigea vers elle et, lui pressant la main, se fit reconnaître par un doux sourire. Après quelques mots de conversation, elle liquida ses chèvres et, dans les pas du vieux magicien, prit la route du sud sans un seul regard en arrière. Et l’unique trace qu’on eût trouvée d’elle, si quiconque s’en était soucié, c’était, dans les folles herbes, près de la porte du marché, sa breloque de sorcière.
Ses feux n’avaient pas excité les risées d’Agazhar, loin de là, car ce qu’ils signifiaient avant toute chose, lui avait-il expliqué, c’est qu’elle faisait partie des dieu-touchés d’Illior. Puis les pouvoirs inconnus qu’elle possédait, il lui apprit à les maîtriser pour accéder à la puissante magie des magiciens d’Orëska.
En sa qualité de magicien indépendant, Agazhar ne devait rien à personne. Plutôt que de s’accorder les aises d’un seul et unique patron, il vagabondait à sa guise, aussi bienvenu dans les nobles demeures que dans les plus humbles. De conserve avec lui, Iya sillonna les Trois Terres comme les contrées au-delà, et elle fit voile à l’ouest jusqu’à Aurënen, où les gens même du commun détenaient la magie et vivaient aussi longtemps que des magiciens. Elle y apprit que les Aurënfaïes étaient les premiers orëskiens, c’était leur sang, mêlé à celui de sa propre race, qui avait donné la magie aux élus de Plenimar et de Skala.
Ce don se payait son prix, puisqu’aux magiciens humains était interdit d’engendrer des enfants comme d’en porter. Mais Iya considérait avoir été amplement dédommagée de ce sacrifice tout à la fois par la pratique de la magie et, plus tard, par la compagnie de disciples aussi aimables et doués qu’Arkoniel.
Par Agazhar, elle en avait encore bien plus appris sur la Grande Guerre que par aucune des ballades ou des légendes paternelles, car lui s’était trouvé du nombre des magiciens qui s’étaient battus pour Skala sous la bannière de la reine Ghërilain.
« Jamais il n’y eut de guerre semblable à cette guerre-là, disait-il, les yeux fixés sur leur feu de camp, la nuit, comme s’il Y voyait ses compagnons morts. Et prie Sakor qu’elle n’ait plus jamais lieu. Car ce fut une époque atrocement brillante que celle où, épaule contre épaule avec les guerriers, les magiciens livrèrent bataille aux nécromanciens noirs de Plenimar. »
Les récits qu’Agazhar lui faisait de ces jours lointains peuplaient les nuits d’Iya de cauchemars. N’était ce pas un démon de nécromancien - un dyrmagnos, comme il l’appelait -, qui lui avait arraché le bras gauche ?
Et pourtant, tout épouvantables que fussent ces récits, Iya s’y cramponnait encore, parce qu’eux seuls recelaient l’unique aperçu qu’Agazhar lui eût jamais livré sur les origines du bol.
C’était lui qui le portait, alors, et pas une seconde il ne s’en était dessaisi, durant toutes les années où elle l’avait connu. « Dépouilles de guerre », avait-il dit avec un rire sombre, la première fois qu’il avait ouvert son sac pour le lui montrer.
Là s’arrêtait la confidence, à ce détail près que, précisait-il, le bol était indestructible, et que son existence ne pouvait être révélée à personne d’autre qu’au Gardien suivant. Elle ne s’était vu que plus rigoureusement initier au réseau de charmes complexe qui le protégeait, et elle n’avait cessé de le tisser, détisser qu’une fois à même de renouveler l’opération en un clin d’œil.
« Après moi, c’est toi qui seras le Gardien, lui rappelait Agazhar quand elle se montrait impatientée par le secret. Alors, tu comprendras. Assure-toi de bien choisir ton successeur.
Mais comment saurai-je sur qui jeter mon dévolu ? »
Avec un sourire, il avait pris sa main comme le jour de leur rencontre, sur le marché. « Aie foi en l’Illuminateur. Tu sauras. »
Et elle avait su.
Au début, elle ne pouvait s’empêcher de le presser de questions pour en apprendre davantage sur le fameux bol - où il l’avait trouvé, qui l’avait façonné et pourquoi, mais Agazhar était demeuré inflexible:
« Pas avant que ne soit arrivé le jour où tu devras en assumer pleinement la charge. Tu sauras alors de moi tout ce qu’il en faut savoir. »
Hélas, ce jour-là les avait pris tous deux à l’improviste. Elle venait à peine d’avoir ses premiers cent ans quand Agazhar, par une belle journée de printemps, s’était effondré, raide mort, dans les rues d’Ero. L’instant d’avant l’entendait disserter sur la beauté de la nouvelle formule de transformation qu’il venait tout juste de créer, l’instant d’après le voyait s’affaisser, une main crispée contre sa poitrine, avec un air de vague stupeur dans ses prunelles fixes et mortes.
À peine entrée dans son deuxième âge, Iya se retrouvait ainsi brusquement le Gardien sans savoir ni ce qu’elle gardait ni dans quel but. Elle tint le serment fait à son maître et attendit qu’Illior lui révèle son propre successeur. L’attente avait duré le temps de deux vies humaines, tandis que survenaient puis s’évaporaient des disciples prometteurs auxquels elle ne soufflait mot du sac et de ses secrets.
Toutefois, conformément à la promesse d’Agazhar, elle avait reconnu Arkoniel dès la seconde où elle l’avait aperçu jouant dans le verger de son père, quinze ans plus tôt. Il était déjà capable de prolonger la rotation d’une pomme en l’air et d’éteindre une chandelle rien qu’en y pensant.
Aussi patienta-t-elle à peine jusqu’à ce qu’on le lui eût confié pour lui dévoiler, si jeune qu’il fût, le peu qu’elle savait du bol. Puis, dès qu’il fut suffisamment fort, elle lui enseigna comment tisser les préservations. Ce qui ne l’empêcha pas pour autant de réserver tout le fardeau pour ses propres épaules, ainsi qu’Agazhar l’en avait instruite.
Avec les années, elle en était cependant venue à considérer le bol comme un peu plus qu’un tracas sacré, quand, voilà un mois, tout avait changé radicalement, le maudit objet s’étant arrogé ses rêves. Et c’était cet abominable écheveau de cauchemars, des cauchemars d’une crudité jusqu’alors inconnue d’elle, et où lui apparaissait invariablement le bol, brandi au-dessus d’un champ de bataille par une monstrueuse figure noire qu’elle était incapable de nommer, qui l’avait finalement conduite ici.
« Iya ? Iya, vous vous sentez bien ? » demanda Arkoniel.
Elle secoua la songerie qui l’avait submergée pour le rassurer d’un sourire. « Ah, nous y voici tout de même, à ce que je vois. »
Profondément resserrée dans une faille rocheuse, Afra méritait à peine, par ses dimensions, l’appellation de village, et son existence ne se justifiait que par le service de l’Oracle et des pèlerins venus consulter celui-ci. L’hostellerie des voyageurs et les cellules des prêtres excavaient, tels des nids d’hirondelle, les deux parois de la falaise de part et d’autre d’une modeste place pavée. Le cadre des embrasures de portes et de fenêtres, très en retrait, s’ornait de guipures sculptées et de pilastres à l’ancienne. La place se trouvait déserte, actuellement, mais du fond ténébreux de certaines fenêtres s’agitaient des mains à leur intention.
Au milieu de la place se dressait une stèle de jaspe rouge aussi grande qu’Arkoniel et au bas de laquelle bouillonnait une source dont l’eau se déversait dans un bassin de pierre et, de là, courait emplir un abreuvoir.
« Lumière divine ! » Après avoir mis pied à terre et rendu la bride à son cheval pour lui permettre de se désaltérer, le jeune homme s’approcha de la stèle pour l’examiner. Flattant de sa paume l’inscription gravée en quatre langues, il se mit à lire à haute voix le message qui, voilà trois siècles, avait modifié le cours de l’histoire skalienne : « Tant qu’une fille issue de la lignée de Thelâtimos la gouverne et défend, Skala ne court aucun risque de jamais se voir asservir. » il secoua la tête, émerveillé. « C’est bien le monument original, n’est-ce pas ? »
Iya acquiesça d’un hochement navré. « Élevé là par son donateur, la reine Ghërilain en personne, juste après la guerre, en action de grâces. Ce qui lui valut alors le surnom de reine de l’Oracle. »
Aux jours les plus sombres de la guerre, alors que Plenimar semblait assurée de dévorer les terres de Skala et de Mycena, le roi de Skala, Thelâtimos, avait délaissé les champs de bataille pour venir en ces lieux consulter l’Oracle. En retournant au combat, il se fit escorter de sa fille Ghërilain, âgée de seize ans pour lors, et, ainsi que l’Oracle le lui avait ordonné, la sacra reine et lui transmit, sous les yeux des troupes épuisées, sa couronne ainsi que son épée.
À en croire Agazhar, la décision du roi n’avait guère suscité d’enthousiasme, au sein des généraux. En tant que guerrier, la jeune fille ne s’en était pas moins révélée dieu-touchée dès le début, et il lui avait suffi d’une année pour conduire ses alliés à la victoire et pour tuer en combat singulier le Suzerain de Plenimar, au cours de la bataille d’Isil. Elle s’était tout autant illustrée comme souveraine en temps de paix durant ses plus de cinquante ans de règne. Agazhar s’était trouvé à ses funérailles. « Il y avait des stèles analogues dans tout Skala, n’est-ce pas ? s’enquit Arkoniel.
— En effet. À tous les principaux carrefours du pays. Tu vagissais encore quand le roi Erius les fit toutes abattre. » Elle démonta puis toucha la pierre avec vénération. Chaude elle était sous la paume, et aussi lisse que le jour où elle avait quitté l’atelier du tailleur. « Erius lui-même n’a pas osé s’en prendre à celle-ci.
— Pourquoi donc ?
— Lorsqu’il expédia l’ordre de la supprimer, les prêtres lui opposèrent un refus formel. Trancher dans le vif aurait fatalement conduit à investir Afra même, et c’est le sol le plus inviolable de Skala tout entière.
Erius céda donc ici de bonne grâce, et il se contenta de faire jeter toutes les autres à la mer. L’inscription figurait aussi, dans la salle du trône du Palais Vieux, sur une plaque d’or. Que sera-t-elle devenue ? Je me le demande... »
Le jeune mage avait des soucis plus urgents. Une main en visière, il scrutait la falaise.
« Où se trouve le sanctuaire de l’Oracle ?
— Plus haut dans la vallée. Bois tout ton soûl maintenant. C’est à pied qu’il nous faut effectuer le restant du trajet. »
Laissant leurs montures à l’hostellerie, ils empruntèrent un sentier battu et rebattu qui s’enfonçait plus avant dans la faille. La pente de plus en plus raide rendit au fur et à mesure la montée plus malaisée. Il n’y avait pas là pour vous ombrager le moindre arbre, et pas la moindre humidité pour fixer la poussière blanche qui flottait dans l’air suffocant de midi. Le chemin ne tarda guère à se réduire à une vague piste qui grimpait en sinuant parmi les rochers, et que le polissage de la pierre par des siècles de pieds fervents avait rendu des plus traîtres.
Ils rencontrèrent au cours de leur ascension deux groupes de pèlerins qui eux redescendaient. Le premier se composait d’une bande de jeunes soldats qui s’esclaffaient et jasaient bravement, tandis qu’en arrière traînait un de leurs compagnons dans les yeux duquel se lisait ouvertement la terreur de la mort. Au centre du second se trouvait une marchande âgée qui pleurait silencieusement, soutenue dans sa marche par les hommes les moins cacochymes de son entourage.
Ce n’est pas sans nervosité qu’Arkoniel les considéra tour à tour. Pour sa part, Iya préféra attendre que tous les compagnons de la marchande aient disparu derrière un tournant pour s’asseoir sur une pierre et se reposer. Tout juste assez large en cet endroit pour deux personnes de front, le passage emmagasinait la chaleur avec autant d’efficacité qu’un four. Elle sirota une gorgée à la gourde qu’Arkoniel avait remplie à la fontaine, et l’eau s’en révéla suffisamment glacée encore pour lui faire mal aux yeux.
« On est encore loin ? demanda-t-il.
— Plus beaucoup. »
Le bain froid qu’elle se promettait de prendre à l’hostellerie lui donna le courage de se lever pour se remettre en route.
« Vous avez connu la mère du roi, n’est-ce pas ? reprit Arkoniel qui la talonnait. Elle était aussi méchante qu’on le prétend ? »
La stèle avait dû l’y faire penser.
« Pas au début. Agnalain la Juste, on l’appelait. Mais elle avait un côté sombre que l’âge empira. D’aucuns l’imputaient au sang de son père. D’autres à tout le mal que lui donnèrent ses grossesses. De son premier consort, elle avait eu deux fils. Puis elle sembla frappée de stérilité pendant des années et se prit d’un goût de plus en plus prononcé pour les jeunes consorts et pour les exécutions publiques. Le propre père d’Erius connut le supplice du billot pour trahison. Dès lors, plus personne ne fut en sécurité. Les Quatre m’en soient témoins, je sens toujours la puanteur qu’exhalaient les cages à corbeaux qui bordaient les routes tout autour d’Ero ! Nous espérions tous que son état s’améliorerait quand elle finit par avoir une fille, mais non, cela ne servit qu’à la rendre encore plus mauvaise. »
En ces jours de noirceur, il avait été relativement facile au fils aîné d’Agnalain, le prince Erius – un guerrier chevronné déjà, et la coqueluche du peuple -, de soutenir qu’on avait déformé les paroles de l’Oracle, que la prophétie se référait exclusivement à la véritable fille du roi Thelâtimos, sans impliquer le moins du monde un mode de succession d’ordre matriarcal. À n’en point douter, le valeureux prince Erius était mieux fait pour le trône que l’unique héritière directe, sa demi-sœur Ariani, qui venait juste de fêter son troisième anniversaire.
Point n’importait que Skala eût joui sous ses reines d’une prospérité sans exemple, point n’importait que le seul homme à s’être jusqu’alors emparé du trône, le propre fils de Ghërilain, Pelis, eût vu son bref règne assombri par les deux fléaux de la peste et de la sécheresse ; et point n’importait qu’il eût suffi que sa sœur le remplace pour qu’Illior protège à nouveau le pays comme l’avait promis l’Oracle.
Jusqu’à présent.
À la disparition pour le moins subite d’Agnalain, il se chuchota que le prince Erius et son frère, Aron, n’y étaient pas forcément étrangers. La rumeur murmura toutefois la chose avec moins de réprobation que de soulagement ; nul n’était sans savoir qu’Erius avait de fait sinon en titre intégralement assumé le gouvernement durant les ultimes et tragiques années du naufrage maternel. Les grondements renouvelés en provenance de Plenimar se faisaient trop forts pour que les nobles s’aventurent dans une guerre civile en faveur d’une reine enfant. Ainsi la couronne échut-elle à Erius sans compétition. La même année vit Plenimar assaillir les ports méridionaux, mais comme le nouveau roi rejeta les envahisseurs à la mer et incendia leurs noirs vaisseaux, l’événement parut devoir mettre en veilleuse la prophétie.
Et pourtant, il s’était accumulé plus de maux et d’intempéries au cours des dix-neuf années écoulées depuis que n’en contenait toute la mémoire des plus vieux magiciens eux-mêmes. La sécheresse actuelle en était à sa troisième année dans certaines régions du pays, et elle avait anéanti des villages entiers, déjà décimés par le feu du ciel et par des vagues de pestilence déferlées du nord par toutes les voies de commerce. C’est d’une épidémie de ce genre qu’avaient péri peu d’années plus tôt les parents d’Arkoniel. En l’espace de quelques mois y avait succombé un quart de la population d’Ero, y inclus le prince Aron, l’épouse d’Erius, ses deux filles et deux de ses fils, n’étant épargné que le cadet de ces derniers, Korin. Et les paroles de l’Oracle se chuchotaient à nouveau depuis lors dans certains quartiers.
Le coup d’État d’Erius, Iya ne manquait pas de motifs personnels pour le déplorer. Son patron, le puissant duc Rhius d’Atyion, n’avait-il pas fini par épouser la propre demi-sœur du roi, la princesse Ariani ? Et le couple n’attendait-il pas son premier enfant pour l’automne ?
Les magiciens se trouvaient tous deux hors d’haleine et en nage lorsqu’ils atteignirent le cul-de-sac au fond duquel était enserré le sanctuaire.
« Voilà qui ne répond pas exactement à mon attente », maugréa Arkoniel en lorgnant ce qui présentait l’aspect d’un large puits de pierre.
Iya émit un gloussement. « N’en juge pas trop vite. »
À l’ombre d’un appentis de bois, près de la margelle, étaient assis deux robustes gaillards de prêtres à robe rouge poussiéreuse et masque d’argent. Iya gagna leur abri et se laissa pesamment tomber sur une banquette de pierre. « Il me faut du loisir pour mettre de l’ordre dans mes pensées, dit-elle à Arkoniel. Passe le premier. »
Munis d’un fort rouleau de corde, les prêtres, approchant du puits, convièrent d’un geste le jeune magicien à les rejoindre. Pendant qu’ils la lui arrimaient à la taille, il gratifia sa compagne d’un sourire plutôt crispé. Quant à eux, toujours aussi taciturnes, ils entreprirent ensuite de l’introduire dans l’enceinte de pierre et de le guider jusqu’à l’entrée de la chambre aux oracles. Laquelle entrée n’était rien d’autre, au niveau du sol, qu’un trou de quelque quatre pieds de diamètre.
Si l’acte de foi et de reddition qui consistait à s’y précipiter avait toujours quelque chose d’impressionnant, d’autant plus affolante en était la première épreuve. Mais Arkoniel se montra aussi résolu qu’à son ordinaire. Sitôt assis sur le rebord, les pieds dans le vide, il agrippa la corde et, d’un hochement, invita les prêtres à le faire descendre. Après qu’il eut disparu, ceux-ci la laissèrent peu à peu filer jusqu’au moment où elle se détendit.
Toujours réfugiée sous l’appentis, Iya s’efforçait d’apaiser les galopades de son cœur. Elle avait évité de son mieux durant des journées entières de s’appesantir trop directement sur l’action qu’elle allait accomplir. À présent qu’elle se trouvait là, voilà qu’elle se repentait brusquement de sa décision. Fermant les yeux, elle essaya de sonder sa peur, mais sans parvenir à lui découvrir le moindre fondement.
Oui, elle était en train, bel et bien, de désobéir à son maître et d’enfreindre ses injonctions, mais ce n’était pas ça. Voici plutôt que la poignait, sur le seuil même de l’Oracle, une prémonition. Quelque chose était sur le point de surgir, quelque chose de noir et de menaçant. Elle se mit à prier silencieusement. Quoi qu’Illior lui révèle en ce jour, puisse-t-elle avoir l’énergie d’y faire face, puisqu’il lui était de toute manière impossible de se dérober.
La brève traction qu’exerçait Arkoniel sur la corde pour qu’on le remonte intervint beaucoup plus tôt qu’elle ne l’avait prévu. Hissé par les prêtres, il se dépêcha d’enjamber la margelle et vint s’écrouler aux pieds d’Iya. Il avait l’air passablement abasourdi.
« Je viens de faire la plus étrange ..., commença-t-il, mais elle leva la main pour repousser la confidence, ajoutant:
Nous aurons bien assez le temps plus tard... » Si elle n’y allait pas tout de suite, en effet, jamais elle ne le ferait.
À son tour, elle se laissa harnacher par les prêtres et, les pieds pendants au rebord du trou, le souffle presque arrêté, saisit la corde d’une main, le sac en cuir de l’autre avant de leur indiquer qu’elle était prête par un hochement.
La descente oscillante dans les ténèbres et la fraîcheur lui procura les crispations d’entrailles familières. Bien qu’elle n’eût jamais été capable d’en évaluer les dimensions réelles, la chambre souterraine devait être immense, à en juger d’après l’imperceptible vent coulis qui vous effleurait le visage et d’après le silence qui y régnait. Sur la partie du sol, en bas, que frappaient les rayons du soleil, la roche présentait l’aspect lisse et les ondulations légères d’un ancien lit de rivière.
Peu d’instants après, ses pieds rencontrèrent un appui solide, et, s’affranchissant de la corde, elle sortit du cercle que formait la lumière du jour. Le temps que ses yeux s’adaptent aux ténèbres, et elle discerna, plutôt proche, une faible lueur et se dirigea de ce côté-là. À aucune de ses visites, elle n’avait vu celle-ci apparaître dans une même direction. Et néanmoins, lorsqu’elle aborda finalement l’Oracle, tout était exactement tel qu’en ses souvenirs.
Juché sur un trépied d’argent, un globe de cristal diffusait un large cercle lumineux. L’Oracle trônait auprès, sur un tabouret bas d’ivoire sculpté en forme de dragon accroupi.
Si jeune... ! songea Iya, frappée d’une tristesse inexplicable. Les deux Oracles précédents étaient de vieilles femmes à la peau blanchie jusqu’à l’exsangue par des décennies dans le noir. Celle d’aujourd’hui n’avait pas plus de quatorze ans, mais elle était déjà d’une pâleur extrême. Vêtue d’une simple chemise de lin qui ne lui couvrait ni les bras ni les pieds, elle était là, paumes aux genoux. Elle avait un visage quelconque et rond, l’œil vide. Les sibylles d’Afra ne sortaient pas plus indemnes que les magiciens du toucher d’Illior.
Iya s’agenouilla aux pieds de l’Oracle. Portant à bout de bras un grand plateau d’argent, un prêtre masqué pénétra dans le cercle de lumière, et le silence de la grotte engloutit le soupir de la visiteuse tandis qu’elle extirpait le bol de ses enveloppes et le déposait sur le plateau.
Après le lui avoir présenté, le prêtre plaça celui-ci sur les genoux de l’Oracle dont le visage, loin de rien trahir, demeura vacant.
Est-ce qu’elle perçoit la malignité de l’objet ? se demanda Iya. Le pouvoir qui en émanait désormais sans voile lui donnait, à elle, mal au crâne.
Finissant quand même par remuer, la fillette abaissa les yeux vers le bol. Aussi brillant qu’un clair de lune sur la neige se forma tout autour de sa tête et de ses épaules un halo de lumière argentée. Un frisson de terreur parcourut Iya. Illior venait de s’emparer de son instrument.
« Je vois des démons se repaître de morts. Je vois le dieu - dont – on – ne – prononce – pas – le - nom », déclara tout doucement l’Oracle.
En s’entendant confirmer ses pires craintes, Iya sentit son cœur se pétrifier dans sa poitrine. Il s’agissait donc bien de Seriamaïus, du noir dieu de la nécromancie adoré par les Plenimariens qui, durant la Grande Guerre, n’avaient manqué que de fort peu de détruire Skala. « l’ai fait le rêve que voici, j’ai rêvé d’une guerre et de désastres infiniment pires qu’aucun de ceux qu’a jamais subis Skala.
— Tu vois trop loin, magicienne. »À deux mains, l’Oracle éleva le bol, et il résulta de quelque jeu de lumière pervers que ses yeux sombrèrent au fond de deux grands trous noirs. Et, sans qu’Iya l’eût entendu se retirer, le prêtre n’était plus visible nulle part.
L’Oracle fit lentement tourner le bol entre ses mains. « Le noir fait le blanc. L’immonde fait le pur. Le mal crée la grandeur. De Plenimar vient le salut présent tout autant que le péril futur. Voici une graine qui doit être arrosée de sang. Mais tu vois trop loin. »
L’Oracle inclina le bol vers l’avant, et il en déborda du sang d’un rouge éclatant, beaucoup trop de sang pour un récipient de taille si modeste, et, non content d’éclabousser le sol, tout ce sang forma sur la roche une mare ronde aux pieds de l’Oracle. y plongeant ses regards, Iya distingua le reflet d’un visage de femme encadré par la visière d’un heaume de guerre sanglant. L’en frappèrent surtout les prunelles d’un bleu intense et, pardessus le menton pointu, le dessin ferme de la bouche. Rébarbative une seconde, l’expression se faisait navrée celle d’après, et si familiers étaient les traits que la magicienne en avait mal au cœur, tout incapable qu’elle se trouva sur le moment de savoir qui ces yeux lui rappelaient. Des flammes se réverbéraient sur le heaume, et quelque part au loin se percevait un fracas de bataille.
Progressivement l’apparition s’estompa, remplacée par celle d’un palais d’une blancheur éblouissante qui se dressait en haut d’une formidable falaise ; un dôme étincelant le surmontait, et de chacun de ses quatre angles jaillissait une fine tour.
« La Troisième Orëska, murmura l’Oracle. C’est là que tu pourras déposer ton fardeau. »
Terriblement impressionnée, Iya se pencha. Le palais avait des centaines de fenêtres, et à chacune de ces fenêtres se tenait un magicien qui dirigeait ses regards vers elle. Et, dans la plus haute fenêtre de la tour la plus proche s’encadrait Arkoniel, vêtu d’une robe bleue et portant le bol entre ses mains. À ses côtés se trouvait un garçonnet blond tout bouclé.
En dépit de l’énorme distance qui la séparait d’Arkoniel, elle pouvait à présent le voir de la manière la plus distincte. Il était un vieillard, et sa figure ravinée confessait une lassitude inexprimable. En dépit de quoi sa seule vue gonflait de joie le cœur d’Iya.
« Questionne, souffla l’Oracle.
— Qu’est le bol ? interpella-t-elle Arkoniel.
— Il ne nous est pas réservé de le savoir, mais lui le saura », répondit Arkoniel en remettant le bol au petit garçon. Celui-ci posa sur Iya un regard de vieil homme et sourit.
« Tout est inextricablement tissé, Gardien, reprit l’Oracle, alors que cette vision-là se résolvait en quelque chose de plus sombre. Voici la contribution qui vous est offerte, à toi-même et à ton espèce. Une avec la reine authentique. Une avec Skala. Vous serez soumis à l’épreuve du feu. »
Iya discerna le symbole de son art - le fin croissant de lune d’Illior - se détachant sur un cercle ardent et, juste au-dessous, le nombre 222, tracé en caractères de flammes si blancs, si fulgurants qu’elle en avait les yeux blessés.
Devant elle s’étendit ensuite Ero, la capitale, embrasée du port à la citadelle et dominée par une lune ballonnée. Une armée l’avait investie, sur laquelle flottait la bannière de Plenimar, une armée trop nombreuse pour se dénombrer. Iya sentit le souffle de l’incendie sur sa figure lorsqu’à la tête de ses troupes Erius sortit affronter l’assiégeant, sans seulement s’apercevoir que la carcasse de son destrier se décharnait à chaque foulée, lambeau par lambeau, et que dans son sillage s’écroulaient ses soldats, morts. Telle une meute de loups, les gens de Plenimar l’assaillirent de toutes parts, et il se perdit de vue. À nouveau, la vision se modifia de manière vertigineuse, et du néant surgit, gisant dans un champ stérile et tordue, ternie, la couronne de Skala.
« Tant qu’une fille issue de la lignée de Thelâtimos la gouverne et défend, Skala ne court aucun risque de jamais se voir asservir », murmura l’Oracle.
« Ariani ? » demanda Iya, quitte à se dire au moment même où elle posait la question que le visage qui s’était encadré dans la visière du heaume n’était nullement celui de la princesse.
L’Oracle se mit à geindre et à se balancer. Élevant le bol, elle en déversa l’inépuisable écoulement sur sa propre tête à la manière d’une libation, se faisant de la sorte un masque sanglant. Puis, tombant à genoux, elle empoigna la main d’Iya, et un tourbillon les emporta toutes deux, frappant la magicienne de cécité.
Des vents déchaînés la cernèrent en hurlant, qui finirent par lui vriller le sommet du crâne pour y pénétrer puis plongèrent droit au cœur de on être, tel un foret de charpentier naval. Des images fusaient de partout comme une tornade de feuilles mortes : l’écusson frappé de l’étrange nombre et la femme au heaume, sous toutes sortes de formes et d’aspects - vieille, jeune, en haillons, couronnée, nue et pendue à un gibet, parée de guirlandes et parcourant à cheval de larges rues inconnues... Elle, Iya la voyait nettement, maintenant, elle en distinguait très bien les traits, les yeux bleus, la chevelure noire et les membres déliés, similaires à ceux d’Ariani - mais ce n’était pas la princesse.
La voix de l’Oracle émergea du maelström. « La voici, ta reine, magicienne, la voici, la véritable fille de Thelâtimos. Elle tournera sa face en direction de l’ouest. »
Se sentant tout à coup les bras alourdis d’un paquet, Iya baissa les yeux sur le nouveau-né mort que venait de lui donner l’Oracle.
« D’autres voient, mais seulement au travers, eux, de ténèbres enfumées, poursuivit l’Oracle. C’est par la volonté d’Illior que le bol est parvenu entre tes mains. De ta lignée, Gardien, il est le fardeau long, et entre tous amer. Mais de cette génération-ci va sortir l’enfant sur qui se fonde l’à-venir et qui est ton legs. Deux enfants, une reine marquée par le sang de passage. »
En voyant le nouveau-né mort lever vers elle de noires prunelles fixes, Iya sentit une douleur fulgurante lui déchirer la poitrine. Elle sut de qui il était l’enfant.
Sa vision dissipée, elle se retrouva agenouillée devant l’Oracle, son sac non ouvert dans les bras. Il n’y avait pas de nouveau-né mort, pas de sang sur le sol. L’Oracle trônait toujours sur son tabouret, chemise et cheveux nullement souillés.
« Deux enfants, une reine », souffla l’Oracle en dardant sur Iya les prunelles blanches étincelantes d’Illior. Toute tremblante sous ce regard, Iya tâcha de se raccrocher à tout ce qu’elle avait vu et entendu. « Les autres qui rêvent de cette enfant, Votre Révérence...
— c’est du bien qu’ils lui veulent, ou du mal ? Vont-ils m’aider à son élévation ? »
Mais le dieu s’était retiré, et ce n’était pas de la fillette effondrée sur le tabouret que pouvait s’espérer la moindre réponse.
L’éclat du soleil l’aveugla lorsqu’elle ressortit de la caverne, la chaleur lui coupa la respiration, ses jambes n’avaient plus la force de la soutenir, et Arkoniel n’eut que le temps de la saisir à bras-le-corps quand elle s’écroula contre la clôture de pierre. « Iya ! Que s’est-il passé ? Qu’y a-t-il ?
— Un...
— Un moment, s’il te plaît », coassa-t-elle en étreignant le sac contre son cœur.
Une graine arrosée de sang.
Arkoniel n’eut aucune peine à la soulever pour la transporter à l’ombre. Il lui approcha la gourde des lèvres, et elle but, pesamment appuyée sur lui. Il lui fallut un bon bout de temps pour se sentir en état de redescendre à l’hostellerie. Encore Arkoniel avait-il passé un bras autour de sa taille pour la soutenir, ce qu’elle souffrit sans protestation. Et ils se trouvaient en vue de la stèle lorsqu’elle finit par s’évanouir.
Quand elle rouvrit les yeux, elle gisait étendue sur un matelas moelleux, dans une chambre d’hôte sombre et fraîche.
Les rayons de soleil qui filtraient par une fente du volet poussiéreux projetaient des ombres en travers du mur sculpté, près du lit. À son chevet campait Arkoniel, manifestement inquiet.
« Que s’est-il passé avec l’Oracle ? » demanda-t-il.
Illior a parlé, et ma question a obtenu réponse, songea-t-elle avec amertume. Que n’ai-je écouté Agazhar… !
Elle lui prit la main. « Plus tard, quand je me sentirai assez vigoureuse. Parle-moi de ta propre vision. Ta requête a-t-elle été satisfaite ? »
C’était là le laisser bien évidemment sur sa faim, mais à quoi rimait de la harceler ? « Je n’en suis pas sûr, dit-il. Je désirais savoir quel genre de magicien j’allais devenir et quelles seraient mes voies. L’Oracle m’a bien montré une vision en l’air, mais je n’en ai saisi en tout et pour tout qu’une image de moi tenant un petit garçon dans les bras.
— Avait-il les cheveux blonds ? s’enquit-elle, pensant à l’enfant discerné dans la magnifique tour blanche.
— Non, noirs. En toute honnêteté, je suis dépité d’avoir fait toute cette route rien que pour cela. Probablement que je n’avais pas très bien formulé ma demande...
— Il faut patienter, parfois, pour que se révèle le sens. » Iya détourna sa vue de ce jeune visage sérieux, trop navrée que l’illuminateur ne l’eût pas gratinée pour sa part d’un pareil répit. Le soleil embrasait toujours la place, sous la fenêtre, mais la magicienne ne voyait plus que ce qui désormais l’attendait : la route du retour à Ero, et, tout au bout, les ténèbres.