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Les mauvais souvenirs de ce jour d’anniversaire-là, Tobin ne les oublia pas, simplement, il préféra ne pas plus y toucher qu’à cet importun de sac de billes sur lequel s’accumulait la poussière, tout au fond du placard. Ses autres cadeaux suffirent à l’occuper joyeusement pendant toute l’année suivante.

Il se fit initier par Tharin au maniement de l’épée et de l’arc dans la cour des casernes, il montait Gosi chaque jour. Il n’appesantissait plus de regard mélancolique sur la route de Bierfût. Les quelques négociants qu’il croisait sur le chemin des cols le saluaient avec déférence, ici, personne ne s’avisait de le montrer du doigt ou de chuchoter discrètement.

Le plaisir éprouvé à modeler le cheval de cire dans la chapelle lui demeurait si présent à l’esprit qu’il finit par demander de ces bouts de chandelle que Cuistote gardait dans son fourre-tout, et l’entablement de la fenêtre de sa chambre fut bientôt peuplé de tout petits quadrupèdes et volatiles jaunes. Si Père et Nari vantaient beaucoup ceux-ci, c’est Tharin qui eut l’idée de lui procurer des pains de cire toute neuve et propre qui lui permettent de façonner des figurines plus importantes. Et Tobin en fut si content qu’il débuta par un cheval fait spécialement à l’intention du capitaine.

 

Le jour de son huitième anniversaire, on alla faire un nouveau tour en ville, mais il eut grand soin, cette fois, de se comporter avec toute la dignité d’un jeune guerrier. À la chapelle, il façonna de beaux chevaux de cire, et personne ne ricana lorsqu’il se choisit ensuite comme cadeau un beau coutelas de chasse.

 

Peu après, Père décida qu’il était temps de lui apprendre son b.a.-ba.

Les premières leçons ravirent Tobin, mais surtout parce qu’il adorait se trouver dans la chambre de Père. Elle sentait le cuir, et puis il y avait, suspendus aux murs, des cartes et des poignards fascinants.

« Aucun noble de Skala ne devrait accepter d’être à la merci de scribes », expliqua Père en déposant sur une petite table près de la fenêtre un flacon d’encre et des parchemins. Puis il tailla une plume d’oie qu’il lui fit admirer. « Ceci est une arme, mon fils, et d’aucuns savent s’en servir avec autant d’adresse que d’une dague ou d’une épée. »

Tobin ne voyait pas trop bien ce que Père entendait par là, mais il n’avait, comme toujours, qu’un seul et unique désir, lui faire plaisir. Il y réussit assez mal, néanmoins. Malgré tous ses efforts, il n’arrivait tout bonnement pas à comprendre la correspondance qu’il y avait, paraît-il, entre les pattes de mouche noires que Père faisait courir sur la page blanche et tels ou tels sons. Pire encore, ses doigts, pourtant si habiles à modeler la cire ou la glaise du bord de la rivière, se révélaient incapables de maîtriser cette maudite écorcheuse de plume folâtre. Elle faisait des pâtés. Elle vagabondait. Elle se plantait dans le parchemin et crachait de l’encre dans tous les sens. Elle lui faisait tracer des lignes aussi onduleuses que des couleuvres, faire des boucles démesurées, achever des lettres entières devant derrière ou tête en bas. Et si Père était patient, lui pas du tout. Se démener jour après jour pour n’aboutir qu’à des griffures et des barbouillages, c’était trop insupportable, et les séances s’achevaient toutes dans les larmes.

« Peut-être vaut-il mieux remettre à plus tard... », concéda finalement Père.

Et Tobin, cette nuit-là, rêva qu’il brûlait toutes les plumes de la maison, juste en prévision du cas où Père changerait d’avis.

 

Par bonheur, l’apprentissage de l’épée ne lui réserva pas ce genre de mécompte s. Tharin avait respecté sa parole et, chaque fois qu’il se trouvait au château, se chargeait de son entraînement dans la cour des casernes ou dans la grande salle. Épées et boucliers de bois lui servirent à enseigner les rudiments des coups portés comme ceux du blocage, de l’offensive et de la défensive. En dépensant des trésors d’ardeur sous sa férule, Tobin tenait l’engagement pris au fond de son cœur vis-à-vis des dieux et de Père, celui de devenir un grand guerrier.

Il n’y avait aucune peine, car il adorait les armes et leur exercice. Tout petit déjà, il était souvent allé avec Nari admirer les hommes s’affronter. Maintenant, c’est eux qui se massaient pour le regarder, eux qui se penchaient aux fenêtres des baraquements ou qui sortaient s’asseoir, le long de la façade, sur des caisses et des billots de bois. Ils donnaient leur avis, blaguaient avec lui, se faisaient un plaisir de lui montrer leurs petits trucs et combines à eux. Si bien qu’il ne tarda pas à avoir autant de maîtres qu’il en voulait. Tharin lui faisait parfois affronter les gauchers Maniès ou Aladar, pour qu’il sache à quel point c’était différent d’avoir pour adversaire quelqu’un qui tenait son arme du même côté que la vôtre. Il n’était évidemment pas question qu’aucun d’eux se batte avec lui pour de vrai, petit comme il était, mais ils détaillaient les figures, au cours de ces duels fictifs, et lui montraient ce qu’ils savaient. En sa qualité de plus jeune et plus petit des gardes, Koni le fléchier était le plus proche de lui par la taille. Et il s’intéressait à lui tout spécialement à cause de leur goût commun pour fabriquer des choses. Tobin fit exprès pour lui des animaux de cire et, en retour, Koni lui apprit à empenner des flèches et à tailler des sifflets de bois.

Quand Tobin en avait terminé avec l’exercice de la journée, les autres tiraient à l’arc en sa compagnie, ou bien ils lui contaient mille anecdotes sur leurs batailles contre les Plenimariens. Son père était le prodigieux héros de toutes ces histoires, toujours en première ligne et toujours le plus brave des combattants. Tharin y faisait grande figure aussi, toujours aux côtés de Rhius d’ailleurs.

« Tu as toujours été avec Père ? » demanda-t-il à celui-ci par une journée d’hiver, tandis qu’ils se reposaient entre deux assauts. Il avait neigé, la nuit d’avant. La barbe de Tharin était toute blanche autour de la bouche, son haleine l’avait givrée.

Il hocha la tête. « Toute ma vie. Mon père était l’un des vassaux de ton grand-père. J’étais son troisième fils, et je suis né à Atyion la même année que ton père à toi. Nous avons été élevés ensemble, comme des frères, quasiment.

— Tu es quasiment mon oncle, alors ? » dit Tobin, à qui l’idée plaisait beaucoup.

Tharin lui ébouriffa les cheveux. « Autant que pour de bon, mon prince. Une fois que je fus assez vieux, on fit de moi son écuyer, puis c’est lui qui me fit chevalier, plus tard, et qui me donna mes terres de Fauconport. Sur le champ de bataille, jamais nous ne nous sommes lâchés d’une semelle. »

Tobin soupesa longuement tous ces détails avant de demander :

« Pourquoi n’ai-je pas d’écuyer, moi ?

— Oh, mais tu es encore trop jeune pour ça ! Tu en auras sûrement un quand tu seras un peu plus vieux.

— Mais pas un avec qui j’aurai grandi, signala-t-il d’un ton morose. Il n’est pas né de garçon, ici. Ici, des enfants, il n’y en a aucun autre que moi. Pourquoi ne pouvons-nous pas aller vivre à Atyion, comme vous le faisiez, Père et toi ? Pourquoi est-ce que les enfants du village me montrent du doigt et me dévisagent ? »

Il s’attendait plus ou moins à ce que Tharin lui donne le change et parle d’autre chose, comme ne manquaient jamais de le faire Père et Nari, mais pas du tout, lui secoua simplement la tête et soupira: « A cause du démon, je suppose, et à cause de ta maman qui est si malheureuse. Ton père a le sentiment que c’est mieux ainsi, mais moi, moi je ne sais pas... »

Il avait l’air si triste en disant ça que Tobin fut à deux doigts de lui raconter ce qui s’était passé le fameux jour dans la tour. Il n’en avait jamais soufflé mot à personne.

Mais il n’en eut pas le loisir, Nari vint le chercher. Il se promit bien d’en parler quand même à Tharin le lendemain, pendant leur balade à cheval, mais le vieux Lethis et Koni les accompagnèrent, et il eut l’impression qu’il ne fallait mêler personne d’autre à sa confidence. Et puis il se passa un jour ou deux, et il oublia de le faire, mais sa confiance en Tharin demeura totale.

 

Cinrin allait sur sa fin quand il y eut un peu de neige, à peine assez pour poudrer la prairie, mais le temps devint d’un froid mordant. Tharin occupa les hommes à rapporter de la forêt du bois de chauffage, et tout ce monde-là couchait dans la grande salle, où brûlait du feu nuit et jour. Même dedans, Tobin portait deux tuniques sous son manteau. Pendant la journée, Cuistote entretenait un brasero dans la chambre aux joujoux pour qu’il puisse quand même s’y amuser, mais ça ne l’empêchait pas de voir son haleine fumer au contact de l’air.

La rivière gela suffisamment fort pour qu’on marche dessus, et il se trouva, parmi les plus jeunes, des serviteurs et des soldats pour y patiner, mais Nari ne permit à Tobin que de les regarder du bord.

 

Il jouait tout seul à l’étage, un beau matin, quand il entendit galoper un cheval sur la route glacée. Bientôt parut un cavalier solitaire à cape rouge flottante et qui remonta la prairie puis emprunta le pont. En se penchant à la fenêtre, Tobin vit Père sortir à la rencontre de l’homme et le faire entrer. Il ne reconnut que trop bien l’insigne rouge et or ; c’était un messager du roi, et son irruption signifiait d’habitude une seule chose ...

L’intrus ne s’attarda guère, d’ailleurs, et il eut tôt fait de reprendre la route. Aussitôt que Tobin l’eut entendu marteler le pont, il se précipita en bas.

Assis sur un banc près de la cheminée, Père étudiait un long rouleau qu’alourdissaient les sceaux royaux et des rubans. Tobin prit place à côté de lui

et se mit à guigner la chose, fort penaud pour le coup de ne pas savoir lire. Non qu’il en eût besoin pourtant, car la teneur du message, il la connaissait déjà.

« Il vous faut de nouveau partir, Père, n’est-ce pas ?

— Oui, et très bientôt, je crains. Plenimar met à profit la sécheresse de cet hiver pour lancer des raids contre la côte Mycenoise. Mycena a appelé Erius au secours.

— Mais vous ne pourrez pas appareiller, à cette époque de l’année ! Il y a trop de tempêtes, non ?

— En effet, il faudra nous y rendre à cheval », répondit Père d’un air absent.

Il avait déjà son regard vide et lointain, il pensait déjà en termes de fournitures, d’hommes et de chevaux, Tobin le savait. Comme il savait qu’il ne serait plus question de rien d’autre, au coin du feu, le soir, entre Tharin et lui, jusqu’à leur départ.

« Pourquoi est-ce que Plenimar fait toujours la guerre ? » demanda-t-il, tout en colère contre ces étrangers qui n’arrêtaient pas de causer des troubles et de lui enlever son père. La Fête de Sakor aurait lieu dans quelques semaines à peine, et le duc Rhius était sûr et certain de partir avant.

Il leva les yeux vers lui. « Tu te rappelles, sur la carte que je t’ai montrée, de quelle façon les Trois Terres sont disposées tout autour de la mer Intérieure ?

— Oui.

— Eh bien, elles n’en formaient jadis qu’une seule, gouvernée par des prêtres-rois appelés hiérophantes. Ils avaient pour capitale Benshâl, à Plenimar. Voilà fort longtemps, le dernier des hiérophantes divisa ces terres en trois pays distincts, mais cela n’a jamais été du goût des Plenimariens, et ils ont toujours revendiqué pour eux l’ensemble du territoire.

— Quand est-ce que je pourrai aller à la guerre avec vous ? demanda Tobin. Tharin dit que je sais très bien mes leçons !

— C’est ce qui m’est revenu aux oreilles. » Père le serra très fort, en souriant de ce sourire qui signifiait non. « Je vais te dire quoi, moi. Dès que tu seras assez grand pour porter mon second haubert, il te sera permis de m’accompagner. Viens, qu’on voie s’il te va. »

Sa pesante cotte de mailles se trouvait accrochée sur un portant, dans sa chambre. Elle était infiniment trop vaste, bien entendu, et, non contente de se répandre comme une flaque autour des pieds de Tobin, elle le figeait désespérément sur place. Quant à la coiffe, elle lui descendait en dessous des yeux. En riant, Père l’équipa du casque d’acier. Tobin eut alors l’impression de porter l’une des marmites à soupe de Cuistote. Et le bas du nasal lui pendouillait sous le menton. Il n’en eut pas moins le cœur tout battant, à s’imaginer quel grand et vigoureux gaillard il ferait, le jour où il arriverait à remplir correctement tout ça.

« Eh bien..., je vois que tu risques d’en avoir besoin dans plus très très longtemps », gloussa Père. Et là-dessus, il traîna le portant de l’autre côté du couloir, dans la chambre de Tobin, et il passa le reste de l’après-midi à lui montrer comment on huilait la maille afin de la trouver toujours prête à servir.

 

Quelques jours plus tard, Tobin se cramponnait encore à l’espoir que son père et les autres pourraient rester jusqu’à la Fête de Sakor quand survinrent avec leurs propres troupes les hommes liges du duc, lord Nyanis et lord Solari. La prairie s’emplit alors de tentes et de soldats, mais une semaine ne s’était pas écoulée que tout ce beau monde partit pour Atyion, abandonnant au petit prince et à ses serviteurs le soin des célébrations.

Tobin s’en morfondit deux ou trois jours, mais Nari l’arracha à son humeur sombre à force de cajoleries et en l’associant à la décoration de la maison. Il aida à suspendre au-dessus de chaque porte des guirlandes de sapin, et à accrocher aux piliers de la grande salle des boucliers peints en noir et or. En l’honneur de Sakor.Il peupla la tablette aux offrandes de la chapelle domestique avec toute une harde de chevaux de cire. Seulement, le lendemain matin, il les trouva tous éparpillés dans la jonchée. Sur l’autel les avaient équitablement supplantés tout autant de morceaux de racines tordus.

C’était là l’un des méchants tours préférés du démon, et l’un de ceux que Tobin détestait le plus. Détestait d’autant plus, en fait, que Père s’en montrait singulièrement bouleversé. La seule vue de ce genre de forfaits le faisait blêmir. Et puis il lui fallait absolument purifier l’autel en y brûlant des herbes odoriférantes et en disant plein de prières. Si par hasard Tobin était le premier à découvrir les racines, il se dépêchait de les jeter puis d’essuyer la tablette d’un revers de manche. Comme ça, Père n’en savait rien et n’était pas triste.

Là, Tobin se renfrogna pour lui tout seul avant de courir flanquer toutes ces saletés au feu et d’aller fabriquer de nouveaux chevaux.

 

À l’occasion de la Nuit du Deuil, Cuistote éteignit tous les feux, hormis celui d’un garde-braises, afin de symboliser la mort de Vieux Sakor, et tout le monde fit des parties de croc-en-jambe-à-L’aveugle, dans la cour des casernes, au clair de la lune.

Tobin était en train de se cacher derrière un char à foin quand d’aventure il leva les yeux vers la tour. Au travers des volets se discernait une vague lueur des lumières interdites. Cela faisait des jours et des jours qu’il n’avait pas vu Mère, et il était loin de s’en plaindre. Un frisson lui frôla néanmoins l’échine tout du long quand il se la figura, là-haut, qui l’épiait.

Tout à coup, quelque chose de lourd le jeta par terre, et une douleur fulgura dans sa joue droite et s’épanouit, juste en dessous de l’œil. L’agresseur invisible s’évapora aussi vite qu’il était survenu, et Tobin, sanglotant de douleur et d’effroi, se tira comme il put de derrière le char à foin.

« Qu’y a-t-il, mon chou ? » s’écria Nari en le recueillant dans ses bras.

Trop secoué pour répondre, il nicha sa joue pantelante au creux de l’épaule aimante et se laissa emporter dans la grande salle.

« Qu’on me fasse de la lumière ! ordonna-t-elle.

— Pas la Nuit du Deuil..., objecta la femme de chambre, Sarilla, qui tournicotait auprès d’elle.

— Apporte alors les braises de réserve et fais-les moi flamber assez haut, que j’y voie. Le petit est blessé ! »

Tobin se pelotonna contre elle, les yeux bien clos. De la douleur initiale ne subsistait plus guère qu’un mal diffus, mais il demeurait sous le choc de l’attaque

et tremblait toujours. Il entendit Sarilla revenir puis grincer le couvercle du brasero.

« Là, mon chou, là..., montre voir à Nari, un peu... »

Il releva la tête et se la laissa tourner vers le rougeoiement des charbons. Autour d’eux, Mynir et les autres formaient un cercle attentif et navré.

« Lumière divine, il a été mordu ! s’exclama le vieil intendant. Va nous chercher une cuvette et un linge propre, ma fille, va ! »

Sarilla avait déjà filé. Tobin se tâta furtivement la joue et la trouva toute gluante. Armée du linge que lui présentait Sarilla, Nari lui essuya la figure et les doigts. Le linge reparut tout rougi de sang. « C’est l’un des chiens qui t’aurait fait ça, Tobin ? s’inquiéta Mynir. Un qui dormait, peut-être, sous la charrette ? »

Les chiens ne pouvaient en effet souffrir le petit. Ils détalaient en grondant dès qu’ils le voyaient. Il n’en restait plus au château que quelques-uns, d’ailleurs, des vieux, et Nari leur interdisait l’entrée de la maison.

« ça n’est pas une morsure de chien, murmura Sarilla. Regardez, on voit bien que...

— C’était le démon ! »se mit à pleurer Tobin. Avec un pareil clair de lune, il n’aurait eu aucune peine à distinguer un véritable corps à ses côtés, derrière le char à foin. « C’est lui qui m’a jeté par terre et puis qui m’a mordu !

— Ça ne fait rien, dit Nari d’un ton apaisant, tout en retournant le linge du côté propre pour essuyer ses larmes. Ne t’en fais pas, toi. Nous en parlerons demain. Au lit, maintenant, Nari tiendra à distance ce vieux démon-là. »

Pendant qu’elle l’emmenait en haut, il entendit très bien que les autres, en bas, continuaient à se murmurer des choses.

« C’est vrai, quoi, ce qu’on dit ! finit par hennir Sarilla. Qui c’est qu’y a d’autre que ce diable attaque comme ça, hein ? Maudit, qu’il est né !

— Assez, ma fille ! riposta Mynir en un sifflement. Il y a dehors une route froide et solitaire pour ceux qui ne sont pas capables de tenir leur langue ! »

Le petit prince frissonna. Ainsi, même ici, les gens chuchotaient...

 

Il dormit comme une masse, Nari contre lui, se retrouva seul au réveil mais parfaitement bordé, et on devait être au milieu de la matinée, à en juger d’après le rayon de soleil fissurant les volets.

Le dépit balaya d’un coup toutes les terreurs de la nuit précédente. À l’aube de Jour-Sakor, c’était toujours lui et Mynir qui réveillaient la maisonnée pour ouvrir l’an neuf en martelant le bouclier-gong près de la chapelle. C’est sans lui, cette année, que l’intendant avait dû le faire, et sans qu’il l’ait même entendu !

Il courut nu-pieds sur le sol glacé inspecter sa joue dans le petit miroir de bronze placé au-dessus de la cuvette. Oui, ça s’y trouvait bien: une double rangée d’empreintes de dents rouges et arrondies comme un contour d’œil. Il se mordit l’avant-bras juste assez fort pour que ça y laisse une trace et constata que les deux marques étaient tout à fait semblables. Il jeta un nouveau regard au miroir et, plongeant dans le bleu de ses propres yeux, se demanda quel genre de corps invisible pouvait bien avoir le démon. Ce qu’il avait parfois entrevu du coin de l’œil n’avait été jusque-là qu’une vague nuée sombre. Or voici qu’il en venait à se l’imaginer comme un de ces gobelins dont parlaient les contes de Nari, le soir - de ceux qui, disait-elle, ressemblaient à des petits garçons tout rôtis de partout. Un gobelin qui avait les mêmes dents que lui. Était-ce ça qui n’avait jamais cessé de rôder sur l’extrême bord de son univers ?

Il jeta nerveusement un coup d’œil autour de la chambre et fit à trois grandes reprises le signe de sauvegarde avant de se sentir assez brave pour s’habiller.

Il était assis sur le bord du lit pour nouer les lacets de cuir sur ses jambes de pantalons quand il entendit le loquet de la porte se soulever. Il dressa un œil, s’attendant à voir entrer Nari.

Au lieu de quoi c’est Mère qui s’encadra dans le chambranle avec sa poupée. « J’ai entendu Mynir et Cuistote parler de ce qui s’est passé la nuit dernière, dit-elle tout doucement. Tu as dormi tard, en ce Jour-Sakor. »

C’était la première fois depuis plus d’un an qu’ils se retrouvaient rien qu’eux deux. Depuis le fameux jour de la tour.

Il fut incapable de bouger. Il resta juste à l’observer, doigts entamés par le lacet de cuir, à la regarder s’avancer, tendre la main pour lui toucher la joue.

Elle avait aujourd’hui les cheveux peignés et nattés. Et sa robe était toute propre, et toute sa personne exhalait un imperceptible parfum de fleurs. Et c’est d’une main fraîche et délicate qu’elle lui repoussa les mèches du visage pour examiner le bourrelet de chair qui cernait la morsure. Et il n’y avait pas d’ombres sur sa figure, aujourd’hui, pas d’ombres visibles. Et elle avait simplement l’air triste. Elle déposa la poupée sur le lit avant de prendre à deux mains la tête de Tobin comme pour la bercer, puis elle le baisa au front.

« Je suis tellement désolée », murmura-t-elle.

Ensuite, elle lui releva sa manche gauche et baisa la marque de sagesse sur son avant-bras. « Nous vivons dans un rêve de mauvaise étoile, toi et moi. Je dois m’occuper mieux de toi. Qu’avons-nous de plus que nous deux, l’un et l’autre ?

— Sarilla dit que je suis maudit », ronchonna Tobin, que ravageait tant de tendresse.

Les yeux de Mère se rétrécirent dangereusement, mais sans que ses mains perdent leur délicatesse. « Sarilla est une paysanne ignare. N’écoute jamais des propos pareils. »

Elle ramassa sa poupée, puis saisit la main de Tobin et dit en souriant : « Venez, mes amours, allons voir un peu ce que nous a concocté Cuistote comme petit déjeuner. »