Extrait du journal intime de la reine Tamir II récemment découvert dans les archives du palais (Passage non daté, note de l’archiviste)

 

C’est peu de temps après ma naissance que mon père nous emmena dans ce château fort isolé en pleine montagne. Il eut beau pour ce faire invoquer les soins que nécessitait la santé de ma mère, je suis persuadée que toute Ero la savait déjà frappée de démence comme l’avait été sa propre mère auparavant. Quand il m’arrive de repenser à elle si peu que ce soit, je me la rappelle comme une espèce d’apparition, avec des mains tremblantes et des yeux d’étrangère (les miens ont la même couleur).

Ce château-là, mes ancêtres paternels l’avaient édifié à l’époque où les gens des monts venaient encore par les cols fondre sur les basses terres. Il avait des murailles de pierre massives et des ouvertures étroites fermées de volets vermoulus rouge et blanc. Je me rappelle m’être amusée faire sauter les écailles de leur peinture tout en guettant par la fenêtre de ma chambre le retour de Père.

Sur l’arrière du château jaillissait, près de la rivière, une haute tour de guet carrée. Je croyais que le démon s’y tenait tapi et ne cessait de me guigner, pour peu que les hommes ou Nari m’emmènent jouer dehors, dans les cours ou dans la prairie que dominaient les casernements. Mais on me gardait dedans la plupart du temps. À peine eus-je appris à marcher que je connaissais chacune des pièces poussiéreuses et sombres des étages inférieurs. Cette antiquité de baraque croulante résuma tout ce que je savais du monde, durant mes premiers sept ans. Je n’y avais pour toute compagnie, quand Père et ses hommes se trouvaient au loin, ce qui n’arrivait que trop fréquemment, que ma nourrice et une poignée de serviteurs. Et le démon, bien entendu. Il me fallut encore bien des années pour commencer à me douter que les maisonnées ne ressemblaient pas toutes à la mienne - qu’il était assez peu banal de se faire souffleter, pincer par des mains invisibles, ou de voir se déplacer tout seuls les meubles d’une pièce. Dans l’un de mes tout premiers souvenirs, je me trouve assise dans le giron de Nari qui m’apprend à ployer mes doigts minuscules en un signe censé garantir ma propre sauvegarde.