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Durant les jours scabreux qui suivirent les couches, seuls Rhius et Nari assistèrent Ariani. Un message expédia même le capitaine Tharin visiter les domaines du duc à Cima, ce à seule fin de le tenir au loin quelque temps encore.
Un silence affreux s’était abattu sur la maisonnée ; au faîte des toits flottaient des bannières noires qui proclamaient le deuil de la prétendue mort-née. Après y avoir déposé une cuvette d’eau fraîche, Rhius brûla sur l’autel domestique les herbes consacrées à Astellus et qui, tout en aplanissant la route aquatique de la naissance et de la mort, protègent les nouvelles mères des fièvres de l’enfantement.
À force de camper à son chevet, Nari ne pouvait s’y méprendre, ce n’était pas de ces fièvres-là que souffrait Ariani, mais d’une insondable dépression. Étant bien assez vieille pour se rappeler les derniers jours de la reine mère Agnalain, elle priait que la fille n’eût pas hérité de son infernale démence.
Jour après jour, nuit après nuit, Ariani persistait à se démener sur les oreillers, ne s’éveillant que pour crier : « L’enfant, Nari ! Tu n’entends pas qu’il pleure ? Il a si froid !
— Tobin va bien, Votre Altesse, lui disait Nari chaque fois. Il est dans son berceau, près de vous, voyez... Voyez donc ce qu’il est dodu ! »
Mais Ariani n’accordait pas un seul coup d’œil à l’enfant vivant. « Non, je l’entends pleurer, s’obstinait-elle, en jetant de tous côtés des regards éperdus. Pourquoi l’as-tu enfermé dehors ? Fais-le rentrer tout de suite !
— Il n’y a pas d’enfant dehors, Votre Altesse. Vous venez de rêver, c’est tout, une fois de plus. »
En quoi Nari disait la stricte vérité, car elle n’avait rien entendu, pour sa part, mais il se trouvait que, dans la domesticité, certains juraient que des cris de nouveau-né leur étaient parvenus de par là, dehors, dans le noir. Et la rumeur ne tarda pas à se répandre dans la maison qu’à sa naissance le second enfant, le mort-né, avait les yeux ouverts, nul n’ignorait que les démons venaient au monde comme ça. Nombre de serviteurs s’étaient déjà fait renvoyer pour ces commérages à Atyion et vu intimer de les garder pour eux. Seuls Mynir et Nari savaient ce que cachait en fait la mort du jumeau puîné.
La loyauté de Mynir envers le duc garantissait qu’il se tairait. Nari, elle, devait allégeance à Iya. Cela faisait trois générations que la magicienne était la bienfaitrice de sa famille, et il ne fallut rien de moins que ce lien, durant ces premiers jours de cauchemar, pour empêcher cent fois la nourrice de déguerpir se réfugier dans son village d’origine. Elle s’était engagée à servir, après tout, sans qu’Iya lui parle si peu que ce soit de démons...
Finalement, pourtant, l’intérêt de l’enfant la décida à rester. Son lait ne demanda qu’à couler d’abondance aussitôt qu’elle eut offert le sein, et avec lui rejaillit toute la tendresse qu’elle avait crue morte à jamais en elle après la mort de son mari et de son propre petit. Surtout que, Créateur savait... ! ni la princesse ni son époux n’en avaient à perdre, de la tendresse, pour ce pauvre chou de brunet.
Pour parler de Tobin, tout le monde devait désormais dire « il » et « lui ». Au demeurant, grâce à l’étrange sortilège qu’avaient ouvragé le canif et les aiguilles de la sorcière, Tobin était, selon toute apparence, un beau gars de bébé bien sain. Il dormait comme un loir, tétait goulûment, semblait heureux de la moindre attention prêtée à sa personne, prêt qui ne risquait pas de ruiner ses propres parents, pourtant...
« Ils y viendront, mon petit chou d’amour à moi, lui ronronnait Nari pendant qu’il s’assoupissait comblé dans ses bras. Comment qu’ils ne le feraient pas, quand tu es si mignon ? »
Pendant que Tobin prospérait, sa mère sombrait de plus en plus vite dans les ténèbres de l’esprit. Une fois révolue la période fébrile, elle persista quand même à garder le lit. Elle refusait toujours de toucher son enfant vivant, et elle ne voulait pas même jeter les yeux sur son époux, pas plus d’ailleurs que sur son frère, lorsqu’il venait lui faire une visite.
Le duc Rhius était au bord du désespoir. Il passait auprès d’elle des heures entières à endurer son silence. Il lui amena la fine fleur des drysiens du temple de Dalna, mais les guérisseurs ne trouvèrent en elle aucun mal physique à soigner.
Le douzième jour après la naissance, elle commença toutefois à présenter quelques symptômes d’amélioration. Durant l’après-midi, Nari la découvrit pelotonnée auprès du feu dans un fauteuil et en train de coudre une poupée. Tout autour, le sol était jonché de mousseline effilochée, de flocons de bourre de laine, de bribes de fil et de soies à broder.
La nouvelle poupée - un garçon dépourvu de bouche - se trouva terminée vers la tombée du jour. Une autre suivit, tout à fait pareille, le lendemain, puis une autre, et une autre. La princesse ne se souciait pas de les habiller, elle les mettait successivement de côté, sitôt le dernier point noué, puis en entreprenait une nouvelle sur-le-champ. Si bien qu’au bout d’une semaine, il y en eut une demi-douzaine alignées sur le manteau de la cheminée.
« Elles sont bien jolies, mon amour, mais pourquoi ne pas leur terminer le visage ? lui demanda le duc Rhius, un soir où il était fidèlement, comme chaque soir, installé à son chevet.
— Pour qu’elles ne crient pas, siffla-t-elle, tandis que son aiguille volait coudre un bras sur un corps boudiné de laine. Les cris, ça finit par me rendre folle ! »
Nari se détourna pour ne pas embarrasser le duc en le voyant pleurer. C’était la première fois depuis la naissance que sa femme lui adressait la parole.
Cela eut néanmoins l’air de rendre courage à Rhius. Il n’attendit même pas le matin pour mander au capitaine Tharin de revenir, et il se mit à parler de fêter la présentation de l’enfant.
Ariani ne disait mot à personne des rêves qui la suppliciaient. À qui l’aurait-elle pu ? On avait éloigné Lachi, sa propre nourrice et femme de confiance, pour la remplacer par cette Nari, cette étrangère qui ne la quittait pas d’une semelle et qu’elle exécrait d’autant plus que, d’après ce qu’avait dit Rhius, c’était une vague parente d’Iya. Trahie, ils l’avaient tous trahie, tous tant qu’ils étaient, le duc son époux comme le roi son frère, et les magiciens comme cette femme. Lorsqu’elle repensait à cette épouvantable nuit, la seule chose qui lui revenait en mémoire, c’étaient leurs visages en rond penchés sur elle, impitoyablement. Oh, qu’elle les méprisait !
La douleur et l’épuisement l’avaient d’abord écrasée comme un entassement d’édredons trop lourds, faisant dériver son esprit dans un brouillard gris. La lumière du jour autant que le noir avaient l’air de se jouer d’elle ; jamais elle ne savait ce qui l’attendait quand elle ouvrait les yeux, jamais si elle était éveillée ou si elle rêvait.
Sa première pensée fut que l’abominable sage-femme amenée par Iya était revenue. Mais elle ne fut pas longue à comprendre que ce devait être un rêve ou une vision éveillée qui, chaque nuit, plantait à son chevet la petite créature sombre. Car elle la voyait toujours apparaître comme nimbée d’un halo mouvant, elle l’entendait lui marmonner des phrases silencieuses et lui signifier par gestes, de ses mains souillées, qu’elle devait boire ou manger. Cela dura des jours et des jours, cette pantomime muette, si bien qu’elle finit par s’accoutumer à la présence de la créature. Même, elle en vint à saisir peu à peu, finalement, certaines des choses que l’autre lui chuchotait, des mots qui faisaient couler dans ses veines la glace et le feu.
Ce fut sur ces entrefaites qu’elle se remit à coudre et qu’elle se contraignit à ingurgiter les bouillons et le pain que lui servait Nari. Elle aurait besoin de forces pour accomplir la tâche que la sorcière lui avait assignée.
La présentation de l’enfant eut lieu quinze jours après la naissance. Ariani refusa de descendre, et Nari trouva que c’était tout aussi bien ainsi. La princesse avait beau recouvrer ses forces, elle demeurait encore par trop étrange pour se montrer en société. Elle ne voulait pas s’habiller, ne desserrait guère les dents. Naguère si luisants, ses cheveux noirs étaient, faute de soins, ternes et hirsutes, et ses yeux bleus fixes et bizarres comme s’ils voyaient quelque chose d’invisible aux autres. Elle dormait, elle mangeait, et elle cousait poupée sur poupée sans bouche. Le duc Rhius fit en sorte qu’avec l’annonce de ses couches difficiles se répande sur le Palatin le bruit qu’elle se montrait inconsolable d’avoir perdu sa petite fille.
Son absence ne gâcha pas trop la cérémonie. La grande salle se retrouva si bien bondée, ce soir-là, par tout ce que la noblesse d’Ero pouvait comprendre de plus éminent qu’elle ne fut plus, sous le scintillement des lampes, que pierreries étincelantes et brocarts chatoyants. Cela n’empêcha pas Nari, qui se tenait avec les serviteurs près du buffet des vins, d’apercevoir des gens qui chuchotaient sous main, d’en surprendre une poignée d’autres qui, tout en évoquant la démence d’Agnalain, s’étonnaient tout de même que la fille ait pu, comme ça, si vite et sans le moindre signe précurseur, prendre le chemin de la mère.
La chaleur qu’il faisait n’était pas de saison, et les fenêtres ouvertes laissaient pénétrer le doux clapotis de la pluie d’automne. Au garde-à-vous des deux côtés de l’escalier, les hommes de la garde personnelle du duc resplendissaient dans leurs habits vert et bleu neufs. Campé à la gauche des marches dans son élégante tunique relevée de gemmes, ce grand flandrin blond de sieur Tharin se montrait aussi épanoui que si l’enfant était de lui, Il lui avait déjà suffi de découvrir Tobin dans les bras de son père pour s’illuminer, l’autre jour, et Nari, qui s’était au premier contact senti beaucoup de sympathie pour lui, ne l’en avait aimé que mieux.
À la droite de l’escalier, à la place d’honneur, se tenait le roi, massif, son propre fils juché sur une épaule. Le prince Korin, un marmot de trois ans vif et rondouillard, avait les boucles noires de son père et ses pétillants yeux bruns. Excité comme une puce, il n’arrêtait pas de bouger, et il se démancha le cou pour lorgner son petit cousin quand Rhius fit son apparition là-haut, sur le palier. En sa robe brodée, le front ceint du bandeau, ce dernier avait de quoi vous éblouir. À peine si se discernait, dans l’entrebâillement de toutes les soieries qui l’empaquetaient, le crâne noiraud de Tobin.
« Salut et bienvenue à vous, Sire, ainsi qu’à vous tous, mes amis ! lança le duc avant de descendre s’agenouiller devant Erius et de lui tendre à bout de bras l’enfant. Daignez, mon roi, me permettre de vous présenter mon fils et héritier, le prince Tobin Erius Akandor. »
Après avoir déposé Korin à ses côtés, Erius enleva Tobin dans ses bras pour le montrer aux prêtres et aux nobles de l’assistance. « Voici reconnu votre fils et héritier, mon frère, en présence d’Ero. Puisse l’énoncé de son nom retentir avec honneur au sein de la lignée royale de Skala. »
Et c’en fut fait, même si les belles parlotes, les toasts et les beuveries devaient encore se poursuivre une bonne moitié de la nuit. Au grand dam de Nari qui ne tenait pas en place. Il était plus que temps de nourrir Tobin, et ses seins la faisaient souffrir. Le sourire lui revint quand elle entendit les pleurnicheries familières entrecoupées de hoquets. Puisqu’il piaillait après son souper, le petit ne tarderait pas à se voir accorder la permission de se retirer, et elle-même à retrouver le calme de sa chambre, dans les combles de la maison.
Or, juste au même instant, l’une des filles de service émit un piaulement d’effroi et pointa l’index vers le buffet des vins. « Le hanap ... ! Les Quatre me sont témoins qu’il vient de se renverser tout seul ! »
Et, de fait, le hanap d’argent réservé aux toasts de Rhius gisait sur le flanc. Son contenu avait éclaboussé tout le bois sombre et poli du meuble jusqu’aux parages du gâteau de miel.
« J’avais justement les yeux fixés dessus ! poursuivit la fille, dont la voix commençait à grimper dangereusement, et il n’y avait pas âme qui vive à côté !
— Je vois bien ! » souffla Nari, qui, tout en la foudroyant du regard et en la pinçant pour la faire taire, lui raflait son tablier pour éponger la flaque de vin. Ce qui macula le tissu d’un rouge aussi vif que celui du sang.
À son tour, Mynir le lui arracha pour se le fourrer sous le bras de manière à cacher la tache. « Par la Lumière ! Empêchez-moi les autres de voir ça ! leur dit-il tout bas, c’était du vin blanc ! »
Examinant furtivement ses mains, Nari les aperçut rougies, elles aussi, par le contact du vin. Or, les gouttelettes encore en suspens sur le bord du hanap avaient une robe d’or pâle.
On n’eut que le temps d’expédier la fille affolée chercher un hanap bien propre avant que les nobles ne viennent porter leurs toasts. Tobin gigotant de plus en plus belle, Nari le maintint pendant que le duc brandissait le récipient, déversait un soupçon de vin sur lui puis un tout petit peu sur le gâteau de miel, selon le rite de l’offrande traditionnelle aux Quatre. « À Sakor, pour faire de mon fils un guerrier grand et juste au cœur plein de feu. À Illior, pour la sagesse et les rêves véridiques. À Dalna, pour une descendance nombreuse et une longue vie. À Astellus, pour des voyages sans encombre et une mort prompte. »
Nari et l’intendant ne purent s’empêcher d’échanger un coup d’œil soulagé quand la croûte gluante du gâteau eut absorbé le vin sans en demeurer tachée.
Enfin, sitôt terminée cette brève cérémonie, Nari se hâta de remporter Tobin à l’étage. Il se tortillait, grognait, lui fourgonnait à l’aveuglette le corsage.
« Oui, mon chou, tu es un chou », lui murmura-t-elle, la tête ailleurs, encore sous le choc de ce dont elle venait d’être le témoin. Les bâtonnets magiques laissés par Iya, fallait-il, se demandait-elle, en utiliser un pour la faire revenir d’urgence ? Mais la magicienne s’était exprimée sans ambages à cet égard ; il ne fallait recourir à eux que dans les circonstances les plus dramatiques. Avec un gros soupir, Nari resserra son étreinte angoissée sur Tobin. À quoi cela mènerait-il, de pareils présages ?
Elle dépassait la porte d’Ariani, dans le corridor du premier étage, quand sa vue tomba sur une menue marque rouge, tout en bas du mur, juste au-dessus des joncs qui tapissaient le sol. Elle se baissa, pour mieux se rendre compte, et dut se plaquer la main sur la bouche.
C’était l’empreinte ensanglantée, doigts écartés en étoile de mer, d’une main de nouveau-né. Encore humide, le sang n’avait rien perdu de son éclat.
« Créateur nous garde, ça se trouve dans la maison ! »
En bas explosèrent des bravos, des applaudissements. Erius appela de vibrantes bénédictions sur la santé de Tobin. D’une main tremblante, Nari frotta l’empreinte enfantine avec le pan de sa jupe jusqu’à ce que ne se voie plus là qu’une vague traînée rosâtre qu’elle recouvrit ensuite en repoussant la jonchée contre la paroi. Après quoi, elle se glissa dans la chambre de la princesse, d’avance effarée par ce qu’elle risquait d’y trouver.
Installée près du feu, Ariani cousait, cousait, cousait, cousait plus follement que jamais. Pour la première fois depuis la naissance, elle avait remis ses bagues et troqué sa chemise de nuit contre une robe flottante. Le bas de la robe était mouillé, moucheté de boue. Les cheveux trempés de la jeune femme pendaient lamentablement sur son visage. La fenêtre était comme toujours sévèrement fermée, mais sur sa personne flottait, Nari la sentait très bien, l’odeur de la nuit, plus celle, un soupçon, de quelque chose d’autre. Le nez froncé, Nari s’efforça de situer ce relent fade, répugnant. « Votre Altesse est allée dehors ? » Ariani sourit à son ouvrage. « Un tout petit peu, nourrice. Cela ne vous fait pas plaisir ?
— Si fait, madame, hormis que si vous aviez attendu, je vous aurais accompagnée. Vous êtes un peu faible encore pour sortir toute seule. Que dirait le duc ? »
Ariani continua de coudre et continua de sourire sur son ouvrage.
« Est-ce que Votre Altesse n’aurait par hasard rien remarqué de... d’inhabituel, dehors ? » hasarda finalement Nari.
Ariani préleva un bouchon de laine dans le sac placé à ses côtés et en bourra le bras de mousseline qu’elle venait de coudre. « Rien du tout. Mais assez jacassé, allez donc plutôt me chercher à manger, je suis affamée ! »
Cette vivacité subite n’était pas de nature à leurrer Nari. Pendant qu’elle se retirait, elle entendit la malade se fredonner tout bas un air qu’elle finit par identifier comme celui d’une berceuse.
Elle se trouvait à mi-chemin des cuisines quand elle lâcha un reniflement soulagé : ah, quand même, le fameux relent, elle venait de le resituer. Il lui faudrait, demain, penser à dire aux domestiques d’amener l’un des chiens de chasse dans le couloir d’en haut pour qu’il y déniche cette souris morte qui devait pourrir dans un coin.