22

Du toit sur lequel il était assis en compagnie d’Arkoniel, un après-midi, Tobin promenait ses regards sur la forêt dont la fin de Rhythin embrasait les frondaisons quand lui vint brusquement à l’esprit que quelques semaines à peine le séparaient de son anniversaire. Il espéra que personne ne se le rappellerait.

Après avoir refusé de monter là pour sa leçon du matin, il s’était débrouillé pour aller s’installer le plus loin possible du pied de la tour.

Arkoniel s’évertuait à lui enseigner les mathématiques en recourant à des lentilles et à des haricots secs pour l’aider à résoudre les problèmes. Tobin ne demandait pas mieux que de se montrer attentif, mais ses pensées n’arrêtaient pas de dériver du côté de la tour. Il se sentait écrasé par sa masse, là-bas derrière, une masse froide comme une ombre, en dépit du soleil bien chaud sur ses épaules. Et elle avait beau avoir ses volets bien clos, lui ne les rêvait pas, les bruits que laissaient filtrer ceux-ci : des bruits de pas, puis le soyeux froufrou de longues jupes sur les dalles de pierre. Et ces bruits l’affolaient autant que ses visions du fantôme de Mère derrière la porte menant à la tour...

Il n’en dit rien à Arkoniel. Pas plus qu’il ne lui parla de son rêve de la nuit précédente. Parler de ses rêves, il avait déjà fait cette gaffe à plusieurs reprises, et tout le monde, même Nari, s’était mis à le regarder d’un drôle d’air en constatant qu’ils se réalisaient.

Dans son dernier, lui et Frère sortaient à nouveau mais, cette fois, le démon le conduisait au bas de la prairie, et ils s’y tenaient ensemble à attendre quelqu’un. Et là, dans son rêve, Frère commençait à hurler. À hurler si fort que du sang noir lui coulait de la bouche et du nez. Puis il plaquait l’une de ses mains sur son cœur, l’autre sur celui de Tobin, et s’inclinait tellement vers lui que leurs visages se touchaient presque.

« Elle arrive ! » chuchota Frère.

Et puis il s’envola, comme un oiseau, pour regagner la tour, le laissant attendre tout seul, là, les yeux attachés sur la route.

Il s’était alors réveillé en sursaut, sentant encore sur sa poitrine la pression de la main de Frère. Qui est-ce qui arrive ? se demanda-t-il. Et pour quoi faire ?

 

Assis là, maintenant, au soleil, Tobin gardait tout ça pour lui tout seul. Pendant son rêve, il n’avait pas eu peur mais, à présent qu’il y repensait, l’oreille tendue aux bruits de la tour, voilà que menaçait de le submerger une espèce de terreur panique.

Comme venait de retentir, là-haut, un boum particulièrement fort, Tobin jeta un coup d’œil furtif sur le magicien, persuadé que ça, il l’avait forcément entendu. Mais peut-être préférait-il simplement faire comme si de rien n’était... ?

Les tout premiers jours de leur vie commune, Arkoniel lui avait posé tout plein de questions sur Mère ; et s’il ne s’était jamais permis la moindre allusion à la tour ni à ce qui s’y était passé, dans ses yeux se lisait trop bien qu’il mourait d’envie d’aborder ce chapitre-là... !

Tobin ne put réprimer un soupir de soulagement quand dans la cour, en bas, apparut Tharin. Père et les autres se trouvaient encore au diable, mais le capitaine était revenu pour lui servir de maître d’armes.

« Il est temps que j’aille m’entraîner », dit-il en bondissant sur ses pieds.

Arkoniel haussa un sourcil pour le dévisager.

« Je vois je vois... Tu sais une chose, Tobin ? Il faut plus que les armes pour faire un gentilhomme. Il t’appartient de comprendre le monde et la manière dont il marche...

— Oui, maître Arkoniel. Je puis m’en aller, maintenant ? » Soupir familier.

« Tu peux. »

 

En voyant quelle allégresse il mettait à détaler sur les ardoises, Arkoniel douta qu’il ait seulement entendu ne serait-ce que la moitié de la leçon. Quelque chose en rapport avec la tour l’avait distrait, il n’avait pas arrêté de se tortiller pour risquer un œil de ce côté là dès qu’il se figurait pouvoir le faire en toute sécurité.

Le magicien se mit debout puis leva les yeux vers cette fameuse tour. Il y avait dans ces volets clos quelque chose qui lui faisait toujours froid dans le dos. Il se promettait bien d’obtenir, dès le retour du duc, l’autorisation d’aller voir. S’il lui était possible de se tenir dans la pièce, d’en respirer l’air, de toucher les objets laissés par Ariani, qui sait s’il ne parviendrait pas à percevoir plus ou moins ce qui s’était exactement passé ce jour-là ? Il ne lui fallait assurément pas compter sur Tobin pour le révéler. Les rares fois où il avait fait mine d’effleurer le sujet, aussitôt l’enfant s’était réfugié dans une absence et un mutisme des plus troublants.

Arkoniel n’accordait pas l’ombre d’un crédit aux propos délirants de Nari quant à un phénomène de possession ni à sa crainte que Tobin n’ait été d’une manière ou d’une autre à l’origine de la chute de sa mère. Mais plus il résidait ici, plus il prenait une conscience aiguë de la présence pénétrante de l’enfant mort. Il en percevait nettement le froid. Et comme il avait entendu Tobin lui murmurer des choses, tout à fait comme l’affirmait Nari, il se surprenait à se demander quel genre de répliques l’autre pouvait bien faire.

Que serait-il arrivé, si Tobin était tombé, ce jour là ? Pendant un instant, il imagina les deux enfants en train de l’épier, derrière ces volets dont s’écaillait la peinture, unis dans la mort comme ils auraient dû l’être dans la vie.

« Je vais devenir dingue, ici », marmonna-t-il en éparpillant les lentilles pour les oiseaux.

Dans l’espoir de secouer sa sombre humeur, il descendit jusqu’au terrain d’exercice et regarda Tharin faire travailler Tobin. Ça, c’était quelqu’un qui savait comment s’y prendre avec un jeune élève...

Tous deux se montraient épanouis pour l’offensive comme pour la défensive avec leurs lattes en bois. À si rude épreuve que le mit Tharin, Tobin ne cherchait qu’à lui plaire, il raffolait si ouvertement de lui qu’Arkoniel en éprouva un pincement d’envie. Avec ses cheveux noués sur la nuque et sa tunique de cuir culotté, le gamin semblait la sombre miniature du grand guerrier blond.

Arkoniel avait fini par s’y résigner, ces leçons-là captivaient le petit bien autrement que ses leçons boiteuses à lui. Il n’avait jamais ambitionné de jouer les précepteurs et ne se flattait pas d’y faire des étincelles.

La défiance de Tobin ne lui facilitait pas non plus la tâche. Il s’y était heurté dès le jour de son arrivée, et les choses ne s’étaient pas vraiment améliorées depuis. Il en était convaincu, le démon n’était pas étranger à cette situation. Lui se rappelait les circonstances de sa naissance. En avait-il parlé à Tobin ? Nari pensait que non, mais Arkoniel demeurait persuadé que l’autre, et dès le début, s’était débrouillé pour monter Tobin contre lui.

N’empêche qu’en dépit de toutes ces traverses, eh bien, force lui était de s’avouer qu’il s’attachait de plus en plus au petit. Quand il voulait bien, celui-ci faisait preuve d’une intelligence vive assortie, vis-à-vis de tout le monde excepté de lui, d’un caractère aimable et de façons polies.

Récemment s’était cependant produit un nouveau phénomène qui, tout en suffoquant le magicien, l’avait empli d’un mélange de malaise et d’admiration. Le petit s’était mis à jeter par intermittence des éclairs de ce qui s’était révélé être de la prémonition. Huit jours plus tôt, il avait affirmé qu’une lettre de son père allait arriver puis passé tout l’après-midi à l’attendre près de la porte, et de fait avait fini par survenir un cavalier porteur du message qu’en définitive le duc Rhius ne serait pas de retour à temps pour fêter l’anniversaire de son fils.

Encore plus étrange, Tobin avait, voilà deux ou trois nuits, frénétiquement réveillé Tharin et Nari pour les conjurer d’aller dans les bois chercher un renard à l’échine brisée. Ils avaient bien tenté de l’apaiser, ce n’était qu’un rêve, mais, le voyant de plus en plus angoissé, le capitaine avait fini par s’emparer d’une lanterne et par sortir, pour revenir au bout de moins d’une heure avec une renarde morte ; et jurant ses grands dieux l’avoir découverte trop loin de la maison pour que Tobin ait pu l’entendre crier. Comment celui-ci avait-il su, alors ? Pressé de questions, il grommela que le démon l’avait averti mais ne voulut rien dire de plus.

Lui ayant trouvé ce matin ce même air, Arkoniel conjectura qu’il avait eu une nouvelle vision. Ce qui permettait plus ou moins d’expliquer son agitation de tout à l’heure et son manque d’intérêt total pour la leçon de mathématiques.

Indubitablement, c’était un avantage pour un futur chef que le don de prémonition, mais qu’en dire s’il présageait l’éclosion d’un magicien ? Le peuple accepterait-il une reine-magicienne, c’est-à-dire inapte, en dépit de tous ses pouvoirs, à porter un successeur ?

Abandonnant Tobin et Tharin à leur entraînement, Arkoniel traversa le pont et s’aventura sur la route en direction de la forêt.

Au fur et à mesure que le manoir se perdait de vue, dans son dos, il commença à recouvrer un meilleur moral. Le petit air piquant d’automne le décrassait de l’atmosphère corrompue qu’il avait respirée tout le mois passé, et il eut une brusque bouffée de joie de se trouver au large de cette habitation bizarre et de ses habitants hantés. Si fort qu’on répare et repeigne de frais, jamais rien ne camouflerait la pourriture sous-jacente.

« Ce bébé te pèse encore lourd sur le cœur », dit derrière lui une voix que l’on ne pouvait confondre avec aucune autre.

Arkoniel pirouetta. La route était aussi déserte qu’avant.

« Lhel ? Je sais que c’est vous ! Que faites-vous ici ?

— Eu peur, magicien ? »

La voix goguenarde provenait maintenant d’un bosquet touffu de peupliers jaunis, sur la droite. Comme il ne parvenait toujours pas à discerner quiconque de caché par là, voici qu’apparut comme par hasard une petite main brune ..., mais qui n’émergeait pas de derrière les arbres, non, qui flottait en l’air, là, juste devant eux. L’index s’en recourba, mima une invite puis disparut comme avalé par quelque embrasure invisible. « Toi venir ici, moi retirer ta peur, lui susurra la voix, câline, presque à l’oreille.

— Par la Lumière, montrez-vous donc ! intima-t-il, encore plus intrigué que surpris. Lhel ? Où êtes-vous ? »

Il scruta le couvert en quête d’ombres délatrices, l’oreille tendue pour surprendre des pas furtifs..., mais il ne perçut rien d’autre que des froissements de feuilles sous le vent. À croire qu’elle avait ouvert un judas au milieu de l’air et parlé par là. Et glissé sa main par là.

C’est un truc. On ne voit que ce qu’on veut voir.

Et si ce n’en était pas un ?

La seule question cruciale était pour l’instant de savoir ce que Lhel pouvait bien être venue fabriquer là, tant d’années après.

« Viens me voir, Arkoniel..., invita-t-elle de derrière l’écran de peupliers. Viens donc dans les bois... »

Il hésita juste le temps requis pour se protéger l’esprit en y enfouissant un noyau de pouvoirs capable - espérait-il -de tenir en respect n’importe quelle créature ténébreuse, au cas où Lhel irait en évoquer, puis, rassemblant son courage, il se faufila parmi les branches et suivit la voix qui l’entraînait au fond de la forêt.

Les frondaisons tamisaient à présent la lumière, et le sol s’élevait doucement devant lui. Du haut du versant lui parvinrent des éclats de rire et, levant les yeux, il aperçut la sorcière, en suspens auprès d’un grand chêne, à quelque quinze pas de lui. Nimbée dans un long ovale lumineux vert tendre, elle lui sourit. Reflétés par une eau invisible qui miroitait en se ridant, des quenouilles et des joncs ondoyaient autour d’elle, et ce de façon si nette qu’il distinguait même la frontière exacte entre le mirage, telle une peinture aérienne, et les bois environnants.

Et puis, mimique effarouchée, la vision s’évapora d’un coup, comme un jour de lessive crève une bulle de savon.

Il se rua vers l’endroit où Lhel s’était manifestée. y sentant l’air tout frémissant encore de magie, il s’en gorgea, et des souvenirs engloutis depuis longtemps s’agitèrent en lui.

Bien des années plus tôt, du temps où il n’était encore qu’un petit apprenti, il s’était cru témoin d’un miracle analogue. À demi assoupi dans la grande salle de quelque gentilhomme, il s’était réveillé aux premières lueurs du jour, et des hommes lui étaient brusquement apparus, qui flottaient dans l’air en silence à l’autre bout de la pièce. Leur vue l’avait tout à la fois terrifié et transporté.

Mais lorsqu’il en avait fait part à Iya, dans la matinée, quel crève-cœur ç’avait été d’apprendre que son œil venait tout bonnement de lui faire une bonne blague en mettant à profit les peintures d’un mur et la présence d’une tapisserie face à une entrée de service.

« Jamais la magie d’Orëska n’a rien permis de tel, lui avait affirmé Iya. Les Aurënfaïes eux-mêmes sont obligés, tout comme nous, de marcher pour aller d’un point à un autre. »

Le désappointement s’était estompé, mais ce qu’avait suggéré l’expérience le tenaillait toujours autant. Puisqu’il existait des quantités de charmes susceptibles de faire se mouvoir des objets tels que des serrures, des pierres ou des portes, il devait sûrement y avoir un moyen de faire transiter ceux-ci. Seulement, il avait beau jouer avec cette idée depuis des années, il n’en était pas plus avancé pour la réaliser. Il n’avait aucun mal à propulser un pois sur le tapis, mais il demeurait incapable de lui faire traverser une porte ou un mur, quelque façon qu’il s’y prenne pour y réfléchir ou l’imaginer.

Il repoussa ces rêveries décidément douteuses. Il avait été le jouet, voilà tout, d’un tour de cette sorcière, ainsi que des souvenirs que la soudaineté du choc avait suffi à déclencher dans son esprit.

Un lointain appel de Lhel lui parvint à nouveau, qui l’attira jusqu’à un sentier sinueux qui courait se perdre à sa droite dans le fourré d’une sapinière. Au-delà, le terrain descendait presque à pic, mais il finit par déboucher sur la rive d’un marécage.

Lhel l’attendait au bord de l’eau, parmi des quenouilles et des joncs passés, telle enfin qu’il l’avait vue plus tôt. Il la détailla sévèrement, de peur de se laisser encore embobiner par quelqu’une de ses attrapes, mais non, son ombre tombait en travers du sol selon un angle tout à fait normal, et ses pieds nus s’enfoncèrent dans la boue molle comme il se devait quand elle fit un pas vers lui.

« Qu’est-ce que vous faites par ici ? lui jeta-t-il.

— Moi train d’attendre toi », répondit-elle.

Pour le coup, c’est lui qui se rapprocha. Son cœur galopait, mais il n’avait plus peur d’elle.

Elle lui faisait l’effet d’être plus petite et dépenaillée que dans ses souvenirs, et frêle comme si elle avait longuement souffert de la faim. Il y avait aussi dans ses cheveux des mèches blanches plus fournies, mais son corps conservait ses rondeurs pulpeuses, et ses hanches avaient toujours ce roulis provocant qui l’avait jadis rendu tellement nerveux. Elle fit un nouveau pas en avant puis, penchant la tête de côté, se campa, mains aux hanches, telle une poissarde, et darda sur lui des prunelles noires dont les braises n’étaient point exemptes d’un dédain railleur.

Il se trouvait assez près maintenant pour sentir son odeur, une odeur de simples, de sueur, d’humus moite, et d’autre chose encore qui lui rappela les juments en chaleur.

« Quand... quand êtes-vous arrivée ? » demanda-t-il.

Elle haussa les épaules.

« J’être toujours là. Où toi être, tout ce temps ? Comment toi prendre soin ce que nous avoir fait, quand parti si longtemps ?

— Vous voulez dire que vous êtes restée ici, près du fort, toutes ces années ?

— Je aider la dame. Je suivre et monter la garde. Aider cet esprit pas être tant colère.

— Alors, là, le résultat n’est pas bien fameux, rétorqua-t-il en lui brandissant sous le nez son poignet démoli. Par sa faute, Tobin mène une existence pitoyable.

— Être encore plus mal, si moi pas faire comme Mère montre ! le rembarra-t-elle en le tançant du doigt. Toi et Iya, vous pas savoir ! Une sorcière faire un esprit, elle... » Elle leva au ciel ses poignets joints et croisés comme s’ils étaient ligotés. « Iya dire: "Rentre chez toi, sorcière. Reviens pas." Elle pas savoir. » Lhel se tapota la tempe. « Cet esprit appeler moi grands cris. Je lui dire, mais elle pas écouter rien.

— Rhius sait que vous êtes ici ? »

Elle secoua la tête, et un perce-oreille se détacha en frétillant d’une boucle de ses cheveux puis trottina le long de son bras nu. « Je toujours près, mais pas laisser voir moi. »Elle lui fit un sourire madré avant de s’évanouir comme par enchantement. « Tu savoir faire, magicien ? » lui chuchota-t-elle, désormais dans son dos mais assez près pour lui effleurer l’oreille avec son haleine. Elle s’était déplacée sans faire le moindre bruit ni laisser la moindre trace au sol.

Arkoniel s’écarta vivement. ..

« Non.

— Moi montrer toi », susurra-t-elle. Il sentit des doigts invisibles caresser son bras. « Montrer toi ce que toi rêver. »

La vision des hommes surgissant de l’air se représenta à l’esprit d’Arkoniel.

Lhel y arrivait, elle.

Arkoniel fit un bond en arrière, et se retrouva coincé entre l’eau et les mains invisibles qui prétendaient peloter sa poitrine.

« Non mais, voulez-vous bien ! Ce n’est vraiment pas le moment de vous amuser à de pareilles agaceries ! »

Un choc violent au creux de l’estomac le fit tomber à la renverse dans la boue du bord. Un poids sur le torse l’y maintint plaqué, tandis que le submergeait une odeur de crasse musquée. Puis Lhel redevint visible, accroupie sur lui, toute nue.

Il écarquilla les yeux, médusé. Elle avait, tatoué sur le ventre, un cercle flanqué de croissants affrontés - la lune-aux-trois-phases -, le motif du serpent concentrique lui recouvrait chacun des seins, tandis que d’autres symboles lui tapissaient le visage et les bras. Ce genre de signes, il en avait déjà vu, gravés sur les parois des grottes, dans l’île sacrée de Kouros, ainsi que sur des rochers, le long des côtes de Skala. À en croire Iya, leur antiquité se perdait déjà dans la nuit des temps quand le Hiérophante était arrivé aux Trois Terres. Lhel s’était-elle débrouillée pour les camoufler jusque-là, se demanda-t-il, totalement immobilisé, ou n’étaient-ils qu’une illusion de plus ? De toute manière, il y avait dans tout ça va savoir quelle sorte, formidable, de magie. La puissance énorme qui le maintenait à plat pendant que Lhel lui cueillait le visage entre ses deux mains ne pouvait absolument pas émaner d’un corps si menu.

Toi et ton espèce, vous nous rejetez, moi, mon peuple et nos dieux. La voix véritable de Lhel fit irruption dans l’esprit d’Arkoniel, aussi dépourvue d’accent que de grammaire fantaisiste. Vous nous trouvez crasseux, vous nous soupçonnez de pratiquer la nécromancie. Oh, vous êtes forts, vous, les Orëskiens, mais vous êtes souvent stupides, aussi, aveuglés par l’orgueil. Après m’avoir réclamé le grand jeu, ton maître m’a traitée de manière irrespectueuse. Et c’est sa faute à elle si j’ai offensé la Mère et les morts.

Cela fait dix ans que je veille sur cet esprit et sur l’enfant auquel il est attaché. Le mort aurait risqué de tuer le vif et ceux qui l’entourent si je ne l’avais attaché. Aussi longtemps que sa chair n’aura pas été retranchée de l’être que vous appelez Tobin, il faudra qu’il soit attaché de la sorte, et il me faudra moi, rester, car il n’y a que moi qui saurai pratiquer, le moment venu, les deux détachements.

À la stupéfaction d’Arkoniel, une larme se mit à rouler sur la joue de la sorcière et puis tomba sur son visage à lui.

J’ai attendu durant toutes ces années, solitaire et coupée de mon peuple, tel un fantôme au sein du tien. Sans qu’il y ait pour moi ni prêtre de la pleine lune ni sacrifice des moissons ni rites printaniers. Je me meurs intérieurement, magicien, pour l’enfant et pour la déesse qui vous fit venir à moi. Mes cheveux blanchissent, et mon sein demeure vacant. Iya mit de l’or dans mes mains sans seulement comprendre que le grand jeu doit se rétribuer physiquement. À sa première visite dans mes visions, je crus que tu m’étais destiné, je te crus ma rétribution. Mais Iya me renvoya vacante. Consens-tu maintenant à me donner mon dû ?

« Je... » Il enfonça ses doigts dans la terre tandis que se faisait jour en lui le sens des paroles de Lhel. « Je ne peux pas. Ça., Ce genre de rapports... Ça nous enlève notre puissance. »

Elle se pencha sur lui de manière à lui balayer les lèvres avec ses seins lourds. Elle avait la peau brûlante. Sentant un téton brun tout érigé lui frôler le coin de la bouche, Arkoniel se détourna brusquement.

Tu te trompes, Orëskien, lui souffla-t-elle dans l’esprit. Ça nourrit la puissance. Joins-toi à moi charnellement, et je t’enseignerai ma propre magie. Et tu verras que ta puissance en sera doublée.

Il frissonna. « Je ne saurais vous donner d’enfant. Les magiciens d’Orëska sont stériles. »

Mais pas eunuques.

À reculons lents, sinueux, sournois, elle finit par se retrouver à califourchon sur les hanches d’Arkoniel qui ne pipa mot, mais son corps répondit à sa place. Je n’ai que faire d’un enfant de toi, magicien. Juste besoin de ta chaleur et du jaillissement de ta semence. Cela suffit comme rétribution.

Elle se pressa contre lui, et l’ardeur qu’il perçut à travers sa tunique suffit à lui fleurir l’aine d’une jouissance à la limite de la douleur. Il ferma les yeux, trop certain qu’elle le prendrait si tel était son bon plaisir. Quoi qu’il fasse, il n’y couperait pas.

Or sur ce, plus rien. Ni pression ni ardeur ni mains. Il rouvrit les yeux. Il était tout seul.

Il n’avait pourtant pas été le jouet d’une illusion, non. Cette saveur de sel, c’était Lhel qui la lui avait laissée sur les lèvres, et c’était son odeur qui imprégnait encore ses vêtements. D’ailleurs, la boue conservait, à droite de lui comme sur sa gauche, l’empreinte de petits pieds nus qu’envahissait l’eau, peu à peu.

Il se remit sur son séant puis, le menton calé sur ses genoux, huma les effluves musqués qui lui collaient au corps. Frigorifié, souffrant, singulièrement mortifié, il exhala un grondement bruyant, comme pour conjurer la chaude pression qu’il avait subie.

Et moi qui te croyais pour moi...

Alors, là, ça lui coupa le souffle et lui lancina le bas-ventre. Il se contraignit à se mettre debout. La gadoue gluante du marécage qui lui maculait les cheveux se mit à dégoutter dans l’échancrure de sa tunique et lui fit l’effet que de petits doigts glacés tâtonnaient à la recherche de son cœur.

Leurres et menteries, songea-t-il avec désespoir, mais tandis qu’il retournait vers cette pourriture de manoir, force fut à sa mémoire de ruminer tantôt la preuve administrée par Lhel, et tantôt le chuchotement tentateur: Joins-toi à moi, magicien..., ta puissance en sera doublée.