XII

 

Les jours qui suivirent devaient s’écouler dans une longue attente. Après leur transformation apparente en super soldats, Bob Morane et Bill Ballantine avaient été enfermés dans une étroite cellule meublée uniquement de deux bat-flanc, d’une table et de deux chaises, et ils n’en avaient été tirés chaque jour que pour être contraints à effectuer de longues séries d’exercices destinés à les mettre en condition. Tout d’abord, alors qu’ils se trouvaient seuls, ils n’avaient osé faire le moindre geste de connivence, ni échanger le moindre propos, et cela dans la crainte d’être surveillés grâce à des micros ou des caméras de télévision ingénieusement dissimulés dans l’épaisseur des murs. Par la suite cependant, Sophia Paramount, qu’ils apercevaient journellement, leur avait fait savoir, soit par signes, soit en leur murmurant de brèves paroles, qu’ils n’avaient rien à redouter de ce côté. Non seulement aucun micro ni caméra n’étaient dissimulés, mais en outre le Docteur Xhatan avait une confiance absolue dans l’efficacité de ses appareils et ne semblait soupçonner en aucune façon le complot ourdi contre lui.

Désormais donc, quand ils s’étaient trouvés seuls, les deux amis avaient pu, sans élever la voix au-delà du murmure, passer leur temps à échafauder des plans qu’ils ne pouvaient cependant mettre à exécution. Il avait été convenu en effet que, seule, Sophia pouvait donner le signal de l’action et que, tant que ce signal ne viendrait pas, rien ne pourrait être tenté.

Au fur et à mesure que le temps s’écoulait, Bob et Bill pouvaient se rendre compte que Xhatan s’était entouré d’une petite armée d’hommes décidés, en parfaite condition physique, et qui lui obéissaient au doigt et à l’œil, tout à fait comme s’il s’était agi de robots. Et, en fait, il s’agissait bien de mécaniques humaines aux réflexes parfaitement conditionnés, à la moralité endormie, et pour lesquelles tuer était devenu sans doute un acte banal, comme boire et manger.

Pendant ce même temps, les prisonniers avaient pu tout à loisir étudier la topographie des souterrains, dont ils connaissaient à présent toutes les entrées et sorties, et jusqu’au moindre couloir. En outre, ils avaient repéré avec précision l’emplacement du poste émetteur de radio.

En hommes d’action qu’ils étaient, Morane et son compagnon commençaient à trouver le temps long, d’autant plus qu’il leur fallait sans cesse continuer à feindre et que la moindre erreur, due à la lassitude par exemple, pouvait tout compromettre.

Ce fut au cours de la huitième nuit qu’ils furent tirés de leur sommeil par Sophia qui, ayant pénétré dans leur cellule, les secoua tour à tour en disant à mi-voix :

— Le moment est venu ! J’ai versé un somnifère dans le thé de la sentinelle qui garde le dortoir. Cela nous laisse le champ libre… Nous pouvons agir…

Bill s’était dressé sur sa couche en poussant un soupir de soulagement.

— Ouf ! Je craignais que cette mascarade ne dure ad vitam aeternam. Encore quelques journées à ce régime et j’allais exploser. Enfin, on va pouvoir s’en donner à cœur joie et tout fiche en l’air.

— Pas tout de suite, intervint Morane. Avant tout, nous allons tenter de nous emparer du poste de radio pour envoyer un S. O. S.

— J’avais pensé également agir de cette façon, approuva Sophia. C’est donc la décision la plus sage… Allons-y.

Silencieusement, ils se glissèrent au-dehors, longèrent une galerie et passèrent près d’une sentinelle assise sur un tabouret et ronflant comme Dieu le Père à l’issue des sept jours de la création, ce qui donnait à penser que la drogue de Sophia avait bien fait son effet.

Après avoir longé plusieurs galeries désertes, ils s’immobilisèrent derrière un angle de muraille. Au-delà de cet angle, à quelques mètres d’eux à peine, s’ouvrait la porte de la cabine de radio. Devant celle-ci cependant, un homme se tenait debout, armé d’une carabine. Il ne s’agissait pas d’un « soldat », mais d’un de ces mercenaires, hommes de sac et de corde, dont Xhatan s’était assuré la complicité.

— Une sentinelle ! murmura Morane. Va falloir s’en occuper !

Dans la pénombre, Bill Ballantine se mit à rire silencieusement, en brandissant un poing épais comme un melon.

— Un bon coup en pleine poire, assura le colosse, et le gars se ratatinera comme un vieil accordéon.

Personne n’en doutait, mais Sophia ne semblait cependant pas disposée à agir comme le proposait l’Écossais.

— Si vous foncez sur lui à la façon d’un rhinocéros qui charge, Bill, fit remarquer la jeune femme, notre homme pourrait avoir le temps de donner l’alarme. Par contre, il ne se méfiera pas de moi, puisqu’il me croit complice de Xhatan. Je m’en charge.

Sans attendre la moindre approbation, Sophia se découvrit et marcha résolument vers la sentinelle. Celle-ci la vit s’approcher, sans marquer la moindre inquiétude.

— Rien à signaler, Hank ? interrogea la jeune journaliste, quand elle ne fut plus qu’à deux mètres du garde.

Le dénommé Hank secoua la tête, pour répondre :

— Rien à signaler, miss. Il ne se passe d’ailleurs jamais rien ici…

Sophia se mit à rire, comme si elle se racontait à elle-même une bonne plaisanterie, et elle lança :

— Erreur, mon vieux !… Il est justement en train de se passer quelque chose !

En même temps, elle avançait d’un pas et, du tranchant de la main, frappait l’homme sous l’oreille. Un coup sec et précis, efficace comme le couperet d’une guillotine qui s’abat. Hank lâcha son arme et tomba à genoux. Il tenta de se redresser, mais en vain. Privé à la fois de force et de conscience, il plongea en avant et demeura allongé sur le ventre, le visage écrasé contre le sol, aussi immobile qu’un gisant d’église retourné par un cataclysme.

Se baissant, Sophia s’assura que sa victime avait son compte. Quand elle en fut certaine, elle se tourna en direction de l’endroit où Bob et Bill étaient dissimulés, et elle leur fit signe de venir la rejoindre.

Pendant quelques secondes, les deux amis considérèrent le corps inerte de la sentinelle.

— On savait que vous étiez experte en jiu-jitsu, fit Bob à l’adresse de Sophia. Pourtant, si vous voulez mon avis, vous êtes en grands progrès.

— Ça, on peut le dire, approuva Bill à son tour. Ce n’est plus du doigté. Ça devient de la magie.

Déjà Morane désignait la porte, close pour le moment, de la cabine de radio.

— Au tour de l’opérateur à présent, décida-t-il. Sans doute dort-il. À moi maintenant à me charger de la besogne. Si je reste inactif dix secondes de plus, je vais me changer en statue de sel.

Résolument, il poussa la porte et pénétra dans la cabine où brûlait seulement une veilleuse. Au bruit que fit le Français en pénétrant dans l’étroite pièce, l’homme qui se trouvait étendu sur un lit de camp se redressa, le regard encore voilé par le sommeil.

— Qu’est-ce que c’est ? interrogea-t-il d’une voix embrumée.

— Ne vous tourmentez pas, mon vieux, répondit calmement Morane. On vous apporte tout simplement… une petite dose de somnifères !

En même temps, en deux petits bonds souples de félin, il se précipitait sur l’opérateur et, d’un court crochet du gauche à la pointe du menton, le jetait au sol.

Sans même s’assurer si le radio était définitivement hors de combat, Morane se dirigea vers le poste, tout en lançant à Bill, par-dessus son épaule :

— Occupe-toi de lui. Pendant ce temps, je lancerai les premiers appels.

L’Écossais avait pénétré dans la cabine sur les talons de son ami. Déjà, il se penchait sur l’opérateur toujours inerte, tout en assurant :

— N’ayez pas peur, commandant. Quand ce particulier sortira de mes mains, Popeye en personne ne pourra parvenir à le déficeler.

Bob Morane s’était déjà coiffé du casque d’écoute. Il procéda à quelques manipulations, s’assura que le courant passait bien, puis il lança dans le micro :

— S. O. S. ! Appel urgent à tous les postes… Appel urgent à tous les postes…

Seuls, une série de grésillements lui répondirent. Cela ne le désespéra pas, car il n’avait pas escompté être entendu aussitôt. Il réitéra ses appels, mais sans plus de succès. Toujours les grésillements lui répondaient, et rien d’autre.

— Pas de réponse, commandant ? interrogea Ballantine.

— Rien à faire ! jeta le Français en secouant la tête. Tout le monde a l’air de roupiller à plusieurs kilomètres à la ronde. De vraies Belles au bois dormant !

Sophia, qui était restée au-dehors, à surveiller la galerie, glissa la tête à l’intérieur de la cabine et recommanda :

— Il faut faire vite. À tout moment, une ronde pourrait…

— Je fais de mon mieux, coupa Bob avec impatience. Si seulement ce satané poste pouvait vous entendre, Sophia !

Il effectua de nouveaux réglages et, à nouveau, lança dans le micro :

— S. O. S ! Appel urgent à tous les postes… Appel urgent à tous les postes…

Mais il n’y avait que ces maudits grésillements qui n’en finissaient plus.

 

*

*    *

 

Pour la dixième fois peut-être, Bob Morane avait répété avec rage :

— S. O. S ! Appel urgent à tous les postes… Appel urgent à tous les postes…

Et c’est alors que le miracle se produisit. Une réponse lui parvint, nette.

— Ici poste amateur XU327, Manaus… Appel entendu… Je vous écoute…

— Transmettez d’urgence au colonel Merelles, à Brasilia… Stop… Base terroriste clandestine, approximativement par 80 latitude et 590 longitude… Stop. Sans doute sur rio Aripuana… Stop… Avons besoin renforts… Stop… Urgent… Stop… De la part de Bob Morane… Over…

La réponse de XU327 à Manaus se fit entendre aussitôt.

— Appel entendu… Stop… Je transmets… Stop…

C’est à ce moment précis que Sophia Paramount se rejeta vivement à l’intérieur du poste. Cette fois, elle semblait en proie à la plus vive inquiétude, quand elle fit, à l’adresse de Bob Morane et de Bill Ballantine :

— Attention ! La ronde !

D’une saccade, Morane arracha son casque. Il agissait sans surprise et sans hâte car, depuis un moment, il s’attendait à ce que quelque chose de semblable se passât.

— Essayez de les attirer sans éveiller leur méfiance, lança-t-il à l’adresse de Sophia.

Presque en même temps, il montrait la porte à Ballantine, pour souffler :

— Mets-toi à gauche, Bill. Je me planque à droite.

Les deux amis se collèrent à la muraille, de chaque côté de la porte. Au-dehors, des pas se rapprochaient.

Rapidement, Sophia se pencha à l’extérieur et héla les nouveaux venus.

— Je ne sais ce qui se passe, lança-t-elle… Le radio… Il ne remue plus… Sans doute une crise cardiaque…

Une voix grossière déclara dans un gros rire :

— Pablo, une crise cardiaque ? Dites plutôt qu’il est ivre ! Un de ces jours, on ne verra plus de différence entre une bouteille de whisky et lui. On va vous le secouer un peu !

Quatre individus pénétrèrent dans le poste. Il s’agissait de mercenaires, vêtus comme des personnages de Dickens et armés de revolvers à ce point impressionnants qu’ils semblaient d’un modèle conçu exprès pour eux. Presque aussitôt, l’homme qui avait répondu à Sophia, aperçut le radio, ligoté et bâillonné dans un coin aux côtés de l’homme qui gardait la porte. Il sursauta et tenta de protester.

— Mais…

Il n’eut pas le loisir d’en dire davantage. Bob Morane et Bill Ballantine leur étaient tombés dessus, par-derrière. La surprise fut totale. Bill saisit les deux hommes les plus proches par le cou et leur cogna la tête l’une contre l’autre, avec une telle violence que cela fit le bruit de deux noix de coco qui se heurtent. Morane, lui, foudroya un troisième antagoniste d’un crochet du gauche auquel, jusqu’à présent, on n’avait pas trouvé d’antidote. Quant au quatrième mercenaire, ce fut Sophia qui s’en chargea en lui fignolant une de ces prises de jiu-jitsu dont elle avait le secret.

Pendant quelques secondes, les trois compagnons contemplèrent le carnage, puis Bill éclata d’un rire épais, pour commenter :

— Vraiment, une fine équipe que nous formons, tous les trois ! Manque un curé pour faire Aramis…

— Bien sûr, approuva Morane, mais Madame la Chance ne continuera sans doute pas à nous sourire aussi effrontément. Ficelons et bâillonnons ces gaillards, puis taillons-nous.

Il fallut cinq minutes, montre en main, aux experts qu’étaient nos trois héros pour réduire définitivement à l’impuissance les membres de la patrouille, qui allèrent rejoindre leurs complices dans un coin du poste.

— Ne nous faisons pas trop d’illusions, remarqua Sophia. On finira bien par les découvrir, et sans doute même avant longtemps.

— Espérons qu’avant cela, nous aurons pu mettre notre plan à exécution, fit Bill. Si seulement l’appel radio du commandant pouvait avoir des suites !

— Si mon message a été transmis au colonel Merelles, assura Morane, celui-ci prendra aussitôt des mesures.

— À moins qu’il ne croie à une plaisanterie, risqua timidement Sophia.

— Si Merelles sait que le message en question émane de moi, protesta Bob, il ne croira pas à une plaisanterie. Il me connaît et il sait que je ne rigole pas avec ce genre de trucs.

— Le Ciel vous entende, commandant ! souhaita Bill, qui n’avait pas l’air autrement convaincu. Le Ciel vous entende !

— Pour le moment, comptons surtout sur nous-mêmes, fit Morane. Le plus pressé est de nous tirer de ce trou et d’aller réveiller les gens qui restent prisonniers à l’hôtel afin de les mettre dans le coup. Bien sûr, il y aura une difficulté : les armer.

— Nous pourrions nous emparer de l’arsenal de Xhatan, proposa Sophia. Je sais où il se trouve : dans une maison, non loin de l’hôtel. Avec un peu de chance, on réussira bien à s’en emparer.

— Toujours la chance ! soupira Bill. Si ça continue, on va finir par en voir la trame.

Tout en parlant, les deux hommes et la jeune femme avaient quitté le poste, dont ils avaient soigneusement refermé la porte derrière eux, pour se glisser à travers les galeries désertes, maintenant que la patrouille avait été mise hors course. Ils atteignirent sans encombre l’escalier menant au-dehors, et le mécanisme permettant de faire pivoter le carrousel fonctionna à merveille.

Quand ils parvinrent à l’air libre, la petite cité paraissait déserte, comme oubliée au creux même de la nuit. Ils se tapirent dans un coin d’ombre. Rien ne bougeait. C’était tout juste si, de temps à autre, un cri lointain trouait le silence, mais il devait s’agir de l’appel d’une bête carnassière.

— Jusqu’ici, tout me semble marcher comme sur des roulettes, murmura Morane.

— Pourvu qu’elles ne soient pas trop carrées, vos roulettes, commandant ! maugréa Ballantine qui, parfois, pouvait devenir la personnification même de l’incrédulité. Quand cela va trop bien, je me méfie.

— C’est pour cette raison, rétorqua le Français, que je compte dès maintenant mettre tous les atouts dans notre jeu. Avant tout, essayons de nous rendre maîtres de la réserve d’armes.

— Je vais vous conduire, souffla Sophia. Suivez-moi…

À sa suite, elle entraîna ses deux compagnons à travers des ruelles, pour finalement s’arrêter au bord d’une étroite place qui, d’après ce que pouvaient en juger Morane et Ballantine, devait donner sur l’arrière de l’hôtel. Devant une des maisons, qui paraissait construite en matériaux solides, une sentinelle se tenait debout, en plein dans la clarté de la lune. Parfois, elle faisait quelques pas, regardait autour d’elle, la carabine braquée, s’arrêtait à nouveau, faisait quelques pas dans l’autre sens, scrutait à nouveau le moindre coin d’ombre.

Sophia Paramount désigna la maison à ses compagnons, embusqués avec elle derrière l’angle d’une ruelle adjacente.

— C’est là que se trouvent les réserves d’armes, souffla-t-elle.

— Et, comme par hasard, il y a une sentinelle, fit Bill.

— Nous devions nous y attendre, commenta Morane. Le tout est de s’arranger pour lui faire le coup du Père François sans qu’elle s’en rende compte.

— Ce qui sera coton, fit remarquer Bill, c’est d’arriver jusqu’à elle sans se faire repérer. Dix bons mètres nous en séparent et elle a l’air aussi en éveil qu’un renard qui n’a plus eu le moindre petit poulet à se mettre sous la dent depuis des siècles.

Rapidement, Morane supputa la distance qui les séparait, ses amis et lui, de la sentinelle, et aussi les chances qu’il avait de couvrir cette distance sans se faire repérer. Bien sûr, il pouvait réussir. Mais la sentinelle pouvait également se retourner au mauvais moment, et toute la combine serait à l’eau. L’alerte donnée, les complices de Xhatan jailliraient de partout et on serait pris comme dans une fourmilière. Le risque se révélait trop grand pour que Bob puisse se résoudre à le courir sans essayer, d’une façon ou d’une autre, de mettre toutes les chances de son côté. Instinctivement, il regarda au-dessus de lui, pour sursauter légèrement et murmurer :

— Les toits !… J’aurais dû y penser plus tôt !

— Eh bien quoi, les toits ? interrogea Bill. Est-ce que… ?

Le colosse s’interrompit, tout à fait comme si la flamme du Saint-Esprit était descendue sur lui.

— J’y suis, commandant ! reprit-il tout bas. Le coup du parachutiste !

Dans l’ombre, Morane sourit et approuva dans un souffle :

— Comme tu dis, Bill… Le coup du parachutiste…