X

 

— Des gardes ! s’était exclamé Morane. Et ils sont trop nombreux pour que nous puissions espérer en venir à bout sans faire un raffut du tonnerre.

— Sans compter, renchérit Bill, que nous risquerions de recevoir une balle perdue qui, en réalité, ne serait pas si perdue que cela.

— Ouais, approuva Morane. Ouais… Toujours est-il que la présence de ces hommes prouve que nous ne nous étions pas trompés : il doit bien y avoir un hélicoptère dans ce hangar, mais il est hors d’atteinte. Bien notre chance !

— Bah ! fit l’Écossais avec insouciance. On ne peut pas espérer tirer toujours le gros lot. Pour une fois, nous n’avons pas eu la baraka.

— Je ne me console pas aussi vite que toi, mon vieux, rétorqua Morane. Sans l’hélicoptère, nous ne parviendrons pas à franchir le barrage des miradors et de la clôture électrifiée. Nous voilà bloqués ici.

Il y eut un moment de silence entre les deux amis, puis Ballantine jeta à mi-voix :

— Nous ne pouvons cependant pas rester ici, à attendre les trompettes du jugement dernier !

— Je ne vois qu’une solution, dit Bob ; retraverser le village et essayer de fuir par l’autre côté.

— Pour y découvrir d’autres miradors, d’autres gardes et une autre clôture électrifiée, risqua Ballantine.

— Ce n’est pas certain, rétorqua Bob entre ses dents serrées. Dans la journée, nous sommes allés jeter un coup d’œil par là, rappelle-toi, et nous n’y avons repéré que de la jungle et des marécages.

Tournant les talons, ils regagnèrent le bord de la rivière, qu’ils retraversèrent à bord du canot pour regagner Nowhere City. À nouveau, ils s’engagèrent à travers les rues désertes, pour gagner l’autre extrémité de l’agglomération. Ils l’atteignirent sans encombre. Devant eux, aussi loin que les regards pouvaient porter, un immense paysage palustre s’étendait. Sur les eaux mortes, entrecoupées de courtes bandes de terres noyées, la lune jetait des reflets de vieil argent. Un silence de mort régnait, tout à fait comme s’il s’agissait d’un monde à jamais privé de vie.

— Des marécages ! constata Bill. Et ils semblent vastes ! S’il nous faut les traverser en barbotant, autant emporter nos sandwiches : nous ne sommes pas près d’arriver !

— En tout cas, dit Morane, on ne voit nulle part de clôture électrifiée, ni de mirador. Pas davantage de gardes, d’ailleurs.

— S’il y en avait, ça m’étonnerait, commandant. Devraient avoir les pattes palmées, comme les canards.

— Les pattes palmées, grogna Morane. Cela nous rendrait bien service… Si seulement on pouvait découvrir un autre canot !

Mais, nulle part, ils ne devaient repérer la moindre embarcation. Tout ce qu’ils trouvèrent, ce fut un vieux tronc d’arbre aux trois quarts pourri, échoué dans la vase, et Bob fut contraint de décider :

— Cette souche nous servira de radeau, puisque nous n’avons rien de mieux à nous offrir.

Quelques minutes plus tard, les deux fuyards, à califourchon sur la souche, propulsaient celle-ci à travers les eaux mortes à l’aide de branches leur servant de pagaies. Les jambes baignant dans l’eau croupie, ils progressaient assez rapidement bien que, parfois, ils eussent de la peine à conserver leur équilibre.

— Comme navigation de plaisance, c’est gratiné, constata Ballantine. Pourvu qu’il n’y ait pas l’un ou l’autre alligator qui s’avise de venir nous chatouiller les orteils…

— Pas des alligators, Bill, glissa Morane. Des caïmans, souviens-toi…

— C’est pire !

— Bah ! les caïmans doivent tous dormir à l’heure qu’il est !

— Sans doute, commandant, mais il suffit que l’un d’entre eux souffre d’insomnie et…

Pourtant, le Français avait à penser à bien autre chose qu’aux caïmans, et il n’entendit pas la fin de la phrase de son ami. Le sort de Sophia Paramount l’inquiétait, et il se demandait ce qu’il était advenu de la journaliste. Quels dangers courait-elle ? Quel sort lui réservait le Docteur Xhatan ? Cependant, afin de ne pas inquiéter son ami, Morane ne jugea pas utile de lui communiquer ses craintes, et il se contenta de manier sa pagaie improvisée avec plus de vigueur encore.

Pendant plusieurs heures, en se guidant sur les étoiles, les deux amis continuèrent leur navigation. Les marécages semblaient ne jamais devoir finir, mais la volonté des deux hommes, leur courage étaient eux aussi sans limites.

— On dirait que notre souche s’enfonce de plus en plus, finit par constater Bill.

— Aucun doute, approuva Morane. Ce vieux bois pourri s’imprègne d’eau rapidement.

À présent, ils étaient immergés jusqu’au haut des cuisses et, seul, l’arrondi supérieur de la souche émergeait encore.

Une nouvelle demi-heure s’écoula. À présent, le tronc avait disparu complètement sous la surface liquide.

— Cette fois, plus rien à faire, dit Bill, on coule. Depuis quelques minutes, je prends un bain de siège intégral.

— J’en ai autant à ton service, mon vieux ! dit Bob à son tour.

Il désigna une bande de terre, frangée d’arbres, à quelques dizaines de mètres devant eux, et il continua :

— Gagnons cette digue naturelle. Là, nous verrons si nous pouvons continuer à pied.

Ils atteignirent la bande de terre avant que leur esquif improvisé n’eût coulé tout à fait, et ce fut avec un insigne plaisir qu’ils purent fouler le sol ferme.

Devant eux, les premières lueurs de l’aube teintaient de rose l’étendue du marécage. Mais, au loin, une ligne continue marquait la terre ferme.

— Dans notre malheur, nous avons de la chance, fit Morane. Nous n’en aurons que pour quelques heures à barboter.

— Quelques heures ! grogna Ballantine. Vous vous rendez compte ! Rien qu’à y penser, je me sens devenir pareil à une éponge.

Pourtant, il leur fallut bien se remettre en route. Pataugeant dans la fange, écartant devant eux la jungle des plantes aquatiques, il leur fallait progresser laborieusement, avec parfois de l’eau jusqu’aux genoux, à d’autres moments jusqu’à la taille ou la poitrine. Quelquefois, quand le marais se faisait plus profond, ils étaient contraints de nager à travers les racines noyées, et la mousse où il leur fallait se frayer un passage à la façon de bêtes amphibies.

Finalement, le sol s’éleva et ils prirent pied sur une étroite savane au-delà de laquelle la forêt tropicale dressait ses végétaux géants qui, en apparence, vus de loin, formaient une muraille impénétrable.

Bill Ballantine s’ébroua à la façon d’un terre-neuve, en poussant un soupir de soulagement.

— Ouf ! Je crois avoir vu assez d’eau pour toute ma vie !

Morane ne put s’empêcher de sourire, tout en faisant remarquer :

— Comme si tu n’avais pas toujours vu assez d’eau !

Les rayons d’un soleil encore pâle, mais déjà chaud, caressaient une nature qui s’éveillait. Les deux amis s’y exposèrent, adossés à un tronc d’arbre, afin de se sécher un peu et de réchauffer leur corps imprégné par l’humidité. Au fond d’un étui, Bill réussit à découvrir un mince cigare noir que l’eau n’avait pas touché. Il parvint à l’allumer, à l’aide de son briquet à amadou enfermé dans une pochette étanche, et en tira quelques bouffées voluptueuses, tout en disant :

— Reste à savoir où nous sommes exactement.

De la main, Morane désigna la forêt proche et décida :

— Nous grimperons au sommet de l’arbre le plus haut que nous pourrons trouver. De là, nous pourrons embrasser les alentours.

Quand leurs membres eurent retrouvé un peu de chaleur, les deux hommes se redressèrent et, d’un pas soutenu, se dirigèrent à travers les hautes herbes, en direction de la ligne des arbres. Ils allaient l’atteindre quand, devant eux, un bruit monta. Une sorte de martèlement sourd, rythmé, qui s’était emparé du silence comme s’il voulait l’anéantir à jamais.

Aussitôt, Morane avait sursauté, tous les muscles tendus, l’inquiétude marquant les traits durs de sa face. En même temps, il lançait à haute voix :

— Les tam-tams ! Ça ou autre chose, il fallait s’y attendre !

 

*

*    *

 

Durant de longues secondes, les deux amis étaient demeurés debout à la lisière de la jungle, les bras ballants, indécis, sans même sentir la chaleur d’un soleil qu’ils avaient désiré pendant toute la longue traversée du marécage. Derrière les arbres, les tam-tams continuaient à battre.

— Qu’est-ce que ça veut dire, commandant ? interrogea Bill.

Morane eut un geste vague.

— Ce que ça veut dire… grogna-t-il. Ce que ça veut dire… Rien de bon, assurément.

Il s’arrêta un moment de parler, pour reprendre ensuite :

— Une chose est certaine, à présent, si nous en doutions encore : nous ne sommes pas sur le Mississippi.

— Pourquoi cette soudaine certitude ? interrogea Bill qui n’avait pas l’habitude de mettre sa cervelle à la torture, alors que son compagnon le faisait pour lui.

— Tout simplement, répondit Bob, parce que nous avons entendu pas mal de tam-tams dans notre vie de bâtons de chaises et que nous savons qu’il s’agit ici de tam-tams indiens. Or, il n’y a plus d’Indiens sur le Mississippi, du moins plus d’Indiens qui jouent du tam-tam.

— Au XXe siècle peut-être, glissa l’Écossais, mais au XIXe

— Au XIXe, ouais, grinça Bob, mon œil…

Ils restèrent quelques secondes encore silencieux, à écouter les roulements des tambours, puis Bill demanda :

— Qu’est-ce qu’on fait ? On reste ici pour y installer une usine ?

Morane désigna un des arbres proches, un haut gommier qui dressait ses ramures bien au-dessus de celles des autres végétaux.

— On grimpe là-haut, décida-t-il, et on jette un coup d’œil.

Les deux amis étaient d’excellents grimpeurs et, un quart d’heure plus tard, ils avaient atteint la fourche maîtresse du gommier. Devant eux, entrecoupée de savanes et de zones broussailleuses, la forêt s’étendait à l’infini. Un moutonnement écœurant à force de monotonie et que, seul, de temps à autre, coupait le serpent argenté d’une rivière.

— On dirait une vieille éponge de caoutchouc-mousse, commenta Bill, qui avait toujours eu un faible pour les comparaisons imagées.

— Éponge de caoutchouc-mousse ou non, commenta Bob, il n’y a pas à douter : non seulement ce n’est pas la végétation du Mississippi, mais cette forêt est celle d’Amazonie. Je la connais comme si j’y avais cueilli mes premières fraises.

— Vous auriez dû en garder quelques-unes, commandant, dit l’Écossais sur un ton mi-figue, mi-raisin. J’ai justement une de ces fringales !

Et il ajouta :

— Mais pour ce qui est de la forêt amazonienne, vous avez raison : on y est et en plein. Quant aux Indiens, si nous savions de quelle tribu il s’agit, cela pourrait nous renseigner également sur la sauce à laquelle nous serons mangés.

De la main, Bob Morane désigna un point précis, à quelques kilomètres devant eux : un espace débroussaillé au centre duquel s’élevaient quelques grandes huttes.

— Le village, dit le Français. On n’y distingue pourtant nulle présence humaine.

— Il ne doit pas être abandonné, rétorqua Bill, je distingue de la fumée. Il est probable que les Indiens auront pris la jungle à notre approche.

Morane hocha la tête.

— Ouais, et je n’aime pas cela du tout.

— Si on restait ici ? proposa l’Écossais. Les Indiens ne viendront pas nous y chercher !

— Peut-être as-tu raison. Mais nous vois-tu au sommet de cet arbre avec de longues barbes blanches traînant jusqu’à terre ?

Le colosse hocha la tête.

— Bien sûr, commandant, reconnut-il. Ce serait un sale coup pour notre réputation. Ça se saurait…

— Si tu veux mon avis, coupa Morane, on va prendre le taureau par les cornes. Ça nous a déjà réussi pas mal de fois. On va aller jusqu’à ce village et voir ce qui s’y passe.

Le géant ne trouva rien à redire à cette décision et tous deux se laissèrent glisser au bas de leur perchoir pour se mettre en route en direction de la clairière, qu’ils avaient soigneusement repérée.

La forêt était peu touffue, avec un sous-bois assez maigre, et ils avançaient rapidement. Pourtant, au fur et à mesure de leur progression, ils se rendaient compte que la pénombre, autour d’eux, se peuplait de présences, sans qu’ils puissent cependant distinguer la moindre silhouette humaine.

— Si on essayait d’engager la conversation ? proposa Bill.

— En employant le basic English, sans doute, goguenarda Morane. D’ailleurs, sois sans crainte, mon vieux, il est probable que nous ferons connaissance plus vite que nous ne le souhaitons.

Les paroles du Français tinrent lieu d’oracle, car quelques silhouettes apparurent sur la droite, entre deux arbres : des hommes bruns, aux longs cheveux noirs et à la beauté rendue inquiétante par la sauvagerie qui la nuançait ; sur leurs grands arcs, ils tenaient encochées des flèches à l’empennage bariolé.

— On va voir s’il est dans leurs intentions de discuter le bout de gras, dit Bill.

Tout en parlant, le colosse s’avança vers les deux Indiens, mais à peine eut-il fait quelques pas que deux flèches vinrent se planter dans le sol, devant lui, l’une à cinq centimètres de son pied droit, l’autre à la même distance de son pied gauche.

L’Écossais s’était arrêté net, plus immobile que la femme de Loth quand elle avait été changée en statue de sel, et son visage, habituellement couleur de brique cuite, avait pris lui aussi la blancheur du sel.

— Hé, fit le géant d’une voix atone, rigolent pas, les mecs !

— Fallait s’y attendre remarqua Morane. Continuons. On verra bien.

Ils reprirent leur route en direction du village et bientôt, ils firent la constatation suivante : chaque fois qu’ils faisaient mine de s’écarter vers la gauche ou vers la droite, une volée de flèches, en se plantant dans le sol, les obligeait à conserver la même direction que précédemment.

— On dirait qu’ils veulent, eux aussi, que nous gagnions leur village, fit Bill.

— Pas de doute, dit Morane à son tour. Ils ont une idée derrière la tête. Une chose est sûre : ils ne font pas mine de nous attaquer.

Ballantine poussa un grognement sans pouvoir s’empêcher de remarquer :

— Si vous voulez mon avis, ils font durer le plaisir. Tout simplement. Tôt ou tard, ils nous changeront en saints Sébastien. Ça ne me dit rien qui vaille, même si je devais être un jour canonisé.

Depuis un moment déjà, les tam-tams s’étaient tus, mais le silence qui régnait autour des deux amis ne faisait qu’ajouter au tragique de la situation.

Au bout d’une demi-heure de marche environ, la forêt, devant eux, s’éclaircit, et ils débouchèrent dans la clairière au centre de laquelle se dressaient les cases du village.

— Pas d’erreur, constata Morane, c’est bien ici qu’ils voulaient que nous aboutissions.

— Faire livrer la viande de boucherie à domicile, dit Bill avec le plus grand sérieux, c’est dans les mœurs d’aujourd’hui. Et on dira que ces… sauvages n’entendent rien à la vie moderne.

Tous deux s’étaient immobilisés à proximité des cases, indécis, à contempler celles-ci. Il s’agissait de huttes fort vastes, aux toits de palmes tressées et dressées sur pilotis. Pour accéder à l’habitation elle-même, située à trois mètres du sol environ, il fallait emprunter le chemin hasardeux d’une échelle.

— Bon, fit Bill à haute voix, nous voilà dans leur village. Que se passe-t-il, à présent ? J’ai toujours détesté qu’on me laisse en panne en plein feuilleton.

— Tu connaîtras bientôt la suite de l’histoire, glissa Morane. Il est probable même que tu en feras les frais, et moi avec.

Ces dernières paroles venaient à peine d’être prononcées qu’une volée de flèches se mit à pleuvoir autour des deux Européens, les forçant à reculer en direction de la case la plus voisine. Quand ils firent mine de s’en écarter à nouveau, une seconde volée de flèches les força à s’en rapprocher encore.

La situation devenait de plus en plus précaire, car à tout moment un trait pouvait frapper l’un des deux amis.

Bob Morane désigna la case et cria :

— Mettons-nous à l’abri derrière les pilotis !

Comme ils atteignaient les épais piliers de bois, quelque chose bougea au-dessus de leurs têtes. Ils levèrent les yeux vers la galerie faisant le tour de la case, tout en esquissant un geste de défense. Trop tard cependant. Un lourd filet, fait de lianes tressées et lesté de pierres, leur tombait dessus, les entourant de toutes parts, paralysant leurs mouvements.

— Comme des poissons ! hurla Bill. On est pris comme des poissons !

— Essayons de nous dépêtrer ! conseilla Morane avec désespoir. Vite, sinon ils vont nous tomber dessus !

Déjà, pourtant, les Indiens les entouraient, rabattant les pans du filet sur eux, les immobilisant. Les deux prisonniers se débattaient comme de beaux diables mais, en dépit de leur force, il leur était impossible de recouvrer leur liberté : le filet était trop lourd, leurs adversaires trop nombreux.

Et, tout à coup, un des Indiens porta à sa bouche une longue sarbacane et souffla. Une petite fléchette empennée de rouge vint frapper Bill à l’épaule.

— Aie, cria le géant. Voilà que je commence à ressembler à une pelote d’épingles. Ça devait…

Brusquement, il s’interrompit. Son visage devint blême, ses jambes flageolèrent, puis il tomba à genoux, pour finir par s’allonger de tout son long et demeurer immobile.

Désespérément, Morane se pencha vers son ami et le secoua, mais sans aucun résultat.

— Une flèche empoisonnée, gronda le Français. Ces démons vont me le payer !…

Il se redressa, les poings tendus, la folie du meurtre, de la vengeance peinte sur ses traits contractés. Ses yeux n’étaient plus que d’étroites fentes, sans regard.

— Vous l’avez tué, hurla-t-il. Assassins !… Je vais… Il n’acheva pas. Une légère douleur lui fit porter la main la base du cou, où il trouva une fléchette en tous points semblable à celle qui avait mis son compagnon hors de combat. Il l’arracha d’une saccade, mais déjà toute force semblait l’avoir quitté. Il plongea en avant, comme si on venait de lui scier les jambes, tombant sur le corps inerte de son ami. Devant lui, une grande fosse noire s’était ouverte, dans laquelle il bascula pour des années-lumière.