IX
Collés derrière l’énorme pilier de bois, taillé dans un seul gigantesque tronc d’arbre, Bob Morane et Bill Ballantine prêtaient à présent l’oreille au bruit des pas qui se rapprochaient rapidement.
Au bout d’un moment, une lumière tremblotante envahit la rotonde et Morane se risqua à jeter un coup d’œil derrière l’angle du pilier. Quatre hommes vêtus, comme tous les habitants de Nowhere City, à la mode du XIXe siècle, venaient de pénétrer dans la rotonde. L’un d’eux portait un fanal et tous étaient armés. Sur leurs visages grossiers, féroces, la méfiance se lisait et ils jetaient autour d’eux des regards attentifs, comme s’ils étaient à l’affût de quelque chose ou de quelqu’un.
Ils passèrent, tels de sinistres fantoches, à quelques mètres des deux amis, et disparurent à l’autre extrémité de la salle, pour s’enfoncer dans une galerie.
— Il ne semble pas qu’ils nous aient aperçus, souffla Morane. N’empêche que je n’aime pas du tout ce genre de cache-cache !
Bill, lui, continuait à prêter l’oreille au bruit des pas, bruit qui devenait de plus en plus faible.
— Pas d’erreur, ils continuent à s’éloigner, conclut le géant. Croyez-vous que c’était après nous qu’ils cherchaient, commandant ?
— Ce n’est pas certain, mais c’est possible, répondit Morane en hochant la tête. Peut-être, à l’hôtel, s’est-on aperçu de notre disparition.
— Une chose est sûre, enchaîna Bill en se passant la main sur le front, c’est que l’endroit devient de plus en plus brûlant, malsain même.
Il y eut un moment de silence, puis l’Écossais continua :
— Qu’est-ce qu’on fait ? On continue ou on rebrousse chemin ?
— On continue, décida Morane. De toute façon, si on s’est aperçu de notre disparition, il est trop tard pour rebrousser chemin.
Désignant la galerie dans laquelle avaient disparu les quatre hommes, Bob poursuivit :
— Allons de ce côté, puisque ces messieurs ont eu la bonté de nous indiquer le chemin…
Toujours en s’efforçant de faire le moins de bruit possible, les deux amis s’enfoncèrent dans la galerie, qui se changea vite en un dédale de couloirs aménagés à la hâte et soutenus par des poutres assemblées à la façon de bois de mines. Parfois il leur fallait descendre de brèves jetées d’escaliers, parfois en gravir d’autres.
Une sourde inquiétude étreignait Morane et son compagnon, non seulement parce qu’ils ne savaient où les menait cette exploration hasardeuse, mais aussi parce qu’ils étaient impatients de percer le mystère planant sur ces lieux. Il y avait également l’angoisse qui les tenaillait quant au sort réservé à Sophia Paramount.
Mais, tout à coup, à un détour de couloir, les événements se précipitèrent quand Bob et Bill tombèrent nez à nez avec deux individus, dont la surprise fut aussi grande que la leur. Bottés, chapeautés, vêtus de vieilles redingotes, le ventre barré par une ceinture d’arme, ils n’avaient guère l’aspect rassurant avec leurs trognes de tueurs à gages. Ils n’eurent cependant pas le temps de faire les méchants, car les réflexes de Morane et de Ballantine furent d’une extrême rapidité. Un gauche au foie, puis une droite à la pointe du menton mirent hors de combat l’individu qui se trouvait le plus proche de Bob. Le second n’eut pas le temps de voir venir le poing de Bill que, déjà, il était en train de compter les étoiles au paradis des boxeurs.
— Et voilà le travail, fit Ballantine en se frottant les mains en signe d’allégresse. Qu’est-ce qu’on fait de ces lascars, commandant ? Car je suppose qu’on ne va pas leur laisser le temps de récupérer et d’ameuter la galerie ?
— On va prendre leurs fringues, répondit Morane. Ensuite, on va les ligoter, les bâillonner et les mettre au frais… Commençons par les fringues !
Quelques minutes plus tard, les deux amis avaient troqué leurs vêtements contre ceux de leurs victimes. Les frusques échues à Bill le serraient bien un peu et le gibus dont il s’était coiffé avait assez de peine à demeurer en équilibre sur son crâne, mais comme on n’était pas là pour disputer un concours d’élégance…
Après avoir été soigneusement ligotés et bâillonnés, les deux complices du Docteur Xhatan, toujours inanimés, car Bob et Bill n’y allaient pas de main morte quand ils cognaient, furent tirés derrière un amoncellement de vieilles caisses et abandonnés. Il était probable qu’ils y demeureraient assez de temps pour que Morane et Ballantine, leur exploration terminée, aient eu le temps de faire retraite.
Leur assurance encore augmentée par le fait qu’à présent ils étaient armés, ils reprirent leur route mais, cette fois, ils n’eurent pas à marcher longtemps. Une lueur mauve attira leur attention. Ils s’arrêtèrent, indécis, et Bill demanda :
— Qu’est-ce que c’est que cette lumière de bonbon ?
— Nous n’allons pas tarder à le savoir, dit Bob. Allons jeter un coup d’œil !
Au bout de quelques mètres, ils parvinrent devant une voûte basse, au-delà de laquelle ils purent jeter un coup d’œil dans une salle assez vaste, qui pouvait passer pour un laboratoire. Ce qui attira aussitôt leur attention, ce furent de hautes cloches de verre ou de plastique, à l’intérieur desquelles des hommes, un par cloche, étaient assis, immobiles, dans des fauteuils ressemblant à des chaises électriques. Leurs poignets, leurs chevilles, leurs fronts étaient enserrés dans des carcans de métal auxquels se branchaient des électrodes. Les quatre hommes, qui paraissaient endormis ou morts, baignaient dans cette lumière mauve qui avait attiré l’attention de Morane et de son compagnon.
— Que leur fait-on, à ces malheureux ? s’enquit Bill. Va-t-on les électrocuter ?… À moins que ce ne soit déjà fait…
— Je ne crois pas, répondit Bob. Sans doute est-on en train de les soumettre à quelque expérience. La lumière mauve dans laquelle ils baignent semble prouver qu’il ne s’agit pas là d’une simple électrocution.
Pendant quelques secondes, les deux amis demeurèrent silencieux, comme hypnotisés par les globes et ceux qu’ils emprisonnaient.
— Qu’est-ce qu’on décide ? finit par demander Bill. On les délivre ou on continue notre exploration ?
— Ni l’un ni l’autre, dit Morane. En nous entêtant, nous finirions par nous faire repérer. Et puis, tôt ou tard, on retrouvera les deux gardes ligotés… Pour l’instant, nous en avons vu assez. Je propose que nous regagnions l’hôtel.
— C’est aussi mon avis, approuva Bill. Nous aurons désormais un avantage sur notre adversaire, celui de savoir alors qu’il ne sait pas que nous savons.
Morane eut une vague protestation.
— Oh ! n’exagérons pas… Nous en savons si peu…
— Mais il y a Sophia, reprit Bill. Est-ce que nous allons l’abandonner ?
— Pas question ! s’empressa de répliquer Morane. Mais si nous nous faisons coincer, nous ne pourrons plus rien pour elle, tandis qu’en demeurant libres… D’ailleurs, je ne pense pas qu’elle coure le moindre danger pour le moment.
— Peut-être avez-vous raison, comme toujours, commandant, approuva Ballantine. Alors, on regagne l’hôtel pour y attendre la suite des événements ?
— On regagne l’hôtel, décida Bob d’une voix tranchante.
*
* *
Le retour s’était effectué sans encombre. Non seulement les deux amis n’avaient pas fait de nouvelles rencontres dans les galeries mais, en outre, ils avaient récupéré leurs vêtements et réussi à manœuvrer le carrousel dans les deux sens.
À présent, rasant les murs, passant en bondissant de pan d’ombre en pan d’ombre, évitant les flaques de lune, ils se dirigeaient vers l’hôtel. La petite cité, déserte, comme abandonnée, avait quelque chose de fantomatique dans cette nuit claire, qui baignait tout d’un bleu irréel. Abandonnée… En apparence seulement…
Tout à coup, comme ils arrivaient à proximité de l’hôtel, Morane, qui marchait en avant, obligea Bill à se rejeter en arrière, à l’abri des colonnades d’une galerie.
— Regarde, murmura le Français, il y a un garde devant la porte de l’hôtel.
Le garde en question se tenait, bien en évidence, dans la lumière crue de la lune. Sa carabine posée dans le creux du bras, immobile, il avait lui-même quelque chose d’irréel.
— On dirait une statue, risqua Ballantine.
— Ce n’est pas une statue, tu peux en être sûr.
Ce n’était pas une statue, en effet, car l’homme bougea, portant le poids de son corps d’une jambe sur l’autre.
— Et il y en a un second sur le balcon, enchaîna Morane.
C’était exact. Un second garde armé se tenait sur la galerie du premier et unique étage de l’hôtel, juste devant les fenêtres des chambres que, logiquement, Bob Morane et Bill Ballantine auraient dû occuper. Dans la pénombre, on le distinguait mal, ce qui expliquait le fait que les deux amis ne l’avaient pas aperçu tout de suite. Parfois cependant, on voyait luire les taches claires de son visage et de ses mains.
— Pas d’erreur cette fois, constata Bill. On a été repérés.
Morane ne pouvait qu’approuver :
— On a dû s’apercevoir de notre absence et on a décidé de nous attendre au cas où, notre escapade terminée, nous tenterions de regagner nos chambres.
— Bref, la retraite nous est coupée.
— C’est le moins qu’on puisse dire !
Durant un long moment, les deux amis demeurèrent silencieux.
— Si vous voulez mon avis, commandant, finit par dire Ballantine, on va prendre le taureau par les cornes. On attaque les gardes par surprise, on les ratatine, puis on se met au sapin et on fait semblant de roupiller comme si on n’avait jamais fait que ça. Plus tard, si on nous interroge, on joue les enfants de chœur en affirmant qu’on est restés toute la nuit à faire de beaux rêves et que les gardes se sont fait mal eux-mêmes en tombant.
— Ouais, ça pourrait marcher s’il n’y avait justement deux gardes, remarqua Bob. Sans doute réussirait-on à venir à bout du premier en douce, mais celui de la galerie pourrait être alerté et donner l’alarme, et on serait cuits. Et puis, à quoi cela nous servirait-il de regagner nos chambres ? On serait bien avancés et ce ne serait que reculer pour mieux sauter.
L’Écossais n’insista pas, se contentant de dire :
— Je suppose que vous avez un autre plan, commandant ?
Dans l’ombre, Bob Morane hocha la tête.
— Un autre plan ? fit-il. C’est vite dit… Tout ce que je sais, c’est qu’il nous faut tenter de fuir pour ramener des renforts et délivrer Sophia avant qu’il ne soit trop tard. Le tout, justement, est de trouver le moyen de quitter cette fichue ville de carnaval. As-tu une idée, Bill ?
Le colosse hocha la tête avec désespoir.
— Aucune idée…
Aussitôt après, il sursauta, pour lancer, dans un souffle :
— J’y suis !… Le hangar !…
À la dérobée, Morane considéra son compagnon avec inquiétude, comme s’il le soupçonnait d’être soudain devenu fou, et il interrogea :
— Qu’est-ce que tu veux dire avec ton hangar ?
— Souvenez-vous… L’autre nuit, quand nous avons traversé la rivière, nous avons découvert un hangar verrouillé de partout avec, tout près, un plancher avec des taches de cambouis. Nous avons supposé que le hangar en question servait à remiser un hélicoptère.
— Je lis dans tes pensées comme dans un livre ouvert, mon vieux, coupa Bob. On force la porte du hangar, on grimpe à bord de l’hélicoptère et bonsoir la compagnie !
Bill Ballantine se mit à rire silencieusement, tout en murmurant :
— J’ai toujours dit que vous aviez le don de double vue, commandant… Alors, on tente le coup ?
— Pourquoi pas ? Tout ce qu’on risque, c’est qu’il n’y ait pas d’hélicoptère. Dans ce cas, si on ne gagne rien, on ne perdra rien non plus.
Tournant le dos à l’hôtel, les deux amis se dirigèrent vers la rivière en ayant soin de demeurer dans l’ombre des murs.
Le vapeur était toujours là, amarré au wharf, et ils retrouvèrent leur embarcation de la veille tirée à l’abri des roseaux.
— Jusqu’ici, pas de pépins, constata Ballantine avec allégresse. Si cela continue ainsi, commandant, vous verrez qu’on a misé sur le bon cheval.
— Le bon cheval, fit rêveusement Morane en se hissant dans le canot. Ne tannons pas sa peau avant de l’avoir tué… Je veux dire la peau de l’hélicoptère, bien sûr…
Silencieusement, ils poussèrent l’embarcation à l’eau et se mirent à haler sur les pagaies. Il leur fallut quelques minutes à peine pour atteindre l’autre bord. Un silence total régnait.
— Ça s’annonce de mieux en mieux ! triompha Bill.
— Tais-toi donc, incorrigible bavard ! protesta Bob. Même quand tu parles bas, le bruit de ta voix serait capable de faire se retourner Vercingétorix dans sa tombe.
Ils mirent pied à terre et, rampant à travers la végétation, ils se dirigèrent vers l’endroit où se dressait le hangar.
Ils allaient l’atteindre quand, dans un même sursaut, ils se rejetèrent en arrière parmi les taillis. Devant le hangar, plusieurs silhouettes humaines se dressaient, et les rayons de la lune se reflétaient sur les canons des carabines.