VII

 

Était-ce quand les coups de feu avaient claqué que Bob Morane s’était réveillé ? Il ouvrit les yeux, regarda autour de lui et trouva le décor de sa chambre, déjà envahie par la clarté du jour. La tête lui faisait mal et il porta la main à son front, en murmurant :

— Que s’est-il passé ? Ah j’ai rêvé… Un cauchemar plutôt…

Mais avait-il bien rêvé ? Bien qu’il fût dans son lit, en vêtements de nuit, et que rien autour de lui ne rappelât l’aventure qu’il venait de vivre – ou qu’il croyait avoir vécue –, il en doutait.

— Tout me paraissait trop précis, soliloqua-t-il, pour que ce ne soit qu’un cauchemar. Pourtant, je me suis réveillé à l’instant où on allait me tuer. C’est classique. Un cauchemar prend toujours fin au moment fatal.

Et, soudain, il sursauta, se dressa et sauta du lit en décidant :

— Il faut que j’en aie le cœur net ! Je vais voir si Bill est dans sa chambre !

Ballantine se trouvait bien dans la pièce voisine, étendu dans son lit. Pourtant, son sommeil devait être agité, car il se retournait sans cesse en poussant des grognements et des gémissements.

Se penchant sur son ami, Morane le secoua en lançant :

— Réveille-toi, mon vieux ! Nous avons à causer !

L’Écossais sursauta.

— Ne tirez pas ! supplia-t-il. Ne tirez pas !

— Rassure-toi, fit Bob. Je ne tire jamais sur mes amis.

Ballantine avait ouvert les yeux. Il reconnut Morane et son visage s’apaisa.

— Ah ! c’est vous, commandant ? fit-il. J’ai fait un de ces cauchemars ! On était allés faire un tour de l’autre côté de la rivière et, comme nous revenions, on nous tirait dessus…

— Et sans doute, entre-temps, enchaîna Bob, avons-nous découvert un alligator qui en réalité était un caïman, une clôture électrifiée, une mitrailleuse et un mirador…

— C’est bien cela, approuva Bill. Il y avait aussi un moteur Johnson et des projecteurs, puis on a été pris entre deux feux…

Le géant sursauta légèrement, s’interrompit, puis s’exclama :

— Mais, est-ce que, par hasard, vous liriez dans mes pensées ?

— Pas question, répondit Morane. J’ai fait le même rêve que toi, tout simplement. Étrange, tu ne trouves pas ?

Le géant repoussa ses couvertures et s’assit en tailleur sur le lit, tout en hochant la tête.

— Étrange ? fit-il. Peut-être, mais ce n’est pas sûr. Depuis que nous allons ensemble, de coup dur en coup dur, nous vivons un peu en symbiose. Et puis, ce rêve expliquerait certaines anomalies dans le cours des événements…

— Je vois ce que tu veux dire. Le fait que nous ayons aperçu un caïman sur un affluent du Mississippi, que nos ennemis se soient servis de projecteurs, d’une mitrailleuse et d’un moteur Johnson, et tout cela en 1876… C’est ça, hein ?

— C’est ça, commandant. Et vous oubliez cet avion que nous avons entendu…

— Et le paquet de Pussy Cat

— Ouais, et le paquet de Pussy Cat !

Un assez long silence s’établit entre les deux amis, puis Bob tenta de conclure :

— Peut-être avons-nous rêvé, mais peut-être pas. Puisqu’on a pu nous faire voyager en arrière dans le Temps, jusqu’en 1876, on peut également y avoir transféré des projecteurs, des moteurs et…

— Une centrale électrique, compléta Bill. Vous vous répétez, commandant… Et vous oubliez que s’il est facile de transporter deux hommes dans le Temps – nous en savons quelque chose1[2] –, il n’en va pas de même d’un matériel lourd et encombrant, surtout quand on se sert d’un carrousel comme transporteur…

Ce n’était pas sans une vague ironie que l’Écossais avait prononcé ce mot de « carrousel ». Et il ajouta :

— Si vous voulez mon avis, commandant, inutile de continuer à nous poser des questions auxquelles il nous est impossible, dans l’état actuel des choses, de trouver des réponses satisfaisantes. Pour l’instant, comme il fait grand jour, je suppose qu’il serait temps de descendre dans la salle à manger et s’envoyer derrière la cravate un de ces petits déjeuners capables de réveiller un zombi d’entre les morts.

— Si tu veux également mon avis, Bill, fit à son tour Morane, je n’ai jamais vu individu plus bassement matérialiste que toi. Même quand tu te trouveras au paradis, sur ton nuage, tu auras encore l’outrecuidance de demander au premier ange de passage où se trouve le restaurant le plus proche… et aussi le débit de boissons le plus voisin. C’est vrai, j’oubliais le débit de boissons !

 

*

*    *

 

Quand Bob Morane et Bill Ballantine pénétrèrent dans la salle à manger, elle était à demi pleine, avec des pensionnaires – pouvait-on donner ce nom aux hommes et aux femmes peuplant l’étrange hôtel ? – qui entraient et sortaient, soit pour prendre, soit après avoir pris leur petit déjeuner.

Comme la veille, les deux amis s’installèrent à l’écart, en un endroit d’où ils avaient vue sur l’ensemble de la vaste pièce. Au bout d’un moment, Bill ne put que constater :

— Tiens, Sophia brille par son absence. Peut-être s’est-elle attardée au lit.

— Cela m’étonnerait, fit Bob. Si j’ai bonne mémoire, elle est plutôt matinale. De toute façon, soyons assurés, après la visite qu’elle m’a faite la nuit dernière, qu’elle s’arrangera d’une façon ou d’une autre pour entrer à nouveau en contact avec nous.

Durant de longues minutes, les deux hommes n’échangèrent plus la moindre parole, se contentant de continuer à observer les gens qui entraient et sortaient, et cela sans oublier de déguster les œufs au bacon qu’on leur avait servis, car leur « rêve » mouvementé de la nuit les avait mis en appétit.

— Je n’aperçois pas Couteaud, le hockeyeur, ni Savage, le pilote de Formule 1, fit remarquer encore Ballantine.

— Couteaud et Savage peuvent avoir quitté l’hôtel et la ville, tenta d’expliquer Morane. Pourtant, tout bien réfléchi, l’absence de Sophia m’intrigue davantage, surtout qu’elle se prolonge. Il n’est pas normal qu’elle disparaisse ainsi, juste après être venue me trouver dans ma chambre pour m’avertir…

— Qu’est-ce qui prouve qu’elle soit venue dans votre chambre, après tout ? risqua Bill. Cela faisait peut-être partie également de notre rêve.

— Notre rêve…, notre rêve…, murmura Bob.

Et il enchaîna :

— Ce qui m’étonne également, c’est que Xhatan brille lui aussi par son absence. Tout à fait comme si cette absence et celle de Sophia étaient liées.

Une demi-heure s’écoula. Bob et Bill s’attardaient à boire tasse de café sur tasse de café. Mais cela ne faisait pas apparaître Sophia. Par contre, Xhatan, lui, toujours coiffé de son chapeau à la Bolivar, finit par faire son entrée dans la salle. Avec ses vêtements sombres, son allure de Méphisto, il faisait songer à un illusionniste de carnaval.

— Il fait toujours mine de ne pas nous reconnaître, dit Morane. Tout à fait comme s’il n’était pas sous toute cette histoire.

— Vous avez parlé trop tôt, commandant, souffla Bill. Voilà qu’il se dirige vers nous…

En effet, Xhatan marchait à présent dans leur direction.

— Je me demande ce qu’il peut bien nous vouloir, fit Bob. Peut-être va-t-il enfin nous fournir des explications.

Bill se mit à rire.

— Ce que j’aime chez vous, commandant, c’est votre naïveté.

Le Docteur Xhatan s’était arrêté à un mètre de la table. Il s’inclina légèrement, avec l’obséquiosité d’un tenancier de restaurant devant des clients ; mais, dans ses yeux noirs et fixes, brillait toujours la lueur inquiétante que Morane et Ballantine leur connaissaient.

— Satisfaits du service, M. Dupont, et vous M. Smith ? interrogea-t-il.

— Vraiment satisfaits, Docteur Xhatan, répondit Morane d’une voix narquoise.

Xhatan feignit la surprise.

— Je ne vois pas très bien ce que vous voulez dire, protesta-t-il – sans grande conviction il faut le reconnaître. Je ne suis pas docteur et je ne m’appelle pas Xhatan, mais Brown. Décidément, vous aimez jouer sur les noms. Hier, n’affirmiez-vous pas vous-mêmes vous appeler Bob Morane et Bill Ballantine ?

— Vous avez raison, admit Bob en souriant. Nous sommes de petits plaisantins. Dupont, Smith et Brown ! Nos ancêtres avaient bien de l’imagination pour se trouver des noms pareils. Si jamais vous connaissiez un certain Jones, n’oubliez pas de nous le présenter…