V

 

Afin de pouvoir entrer en contact à tout moment, Bob Morane et Bill Ballantine avaient laissé ouverte la porte de communication entre leurs deux chambres. Il suffisait à l’un des deux hommes de la pousser, ou de la tirer, pour pénétrer chez son voisin. C’est ce que fit Morane pour aller secouer son ami, qui dormait comme un gisant de cathédrale.

Le géant sursauta, prêt déjà à la défensive, en grommelant :

— Qu’est-ce que c’est… ? En v’là des façons !

— Calme-toi, mon vieux, souffla Bob. Il y a du nouveau.

— Du nouveau, commandant ? grogna l’Écossais en se dressant sur son séant. Bien sûr : vous m’avez réveillé !

En quelques mots, Morane mit son compagnon au courant de la visite nocturne de Sophia et de ce que celle-ci lui avait révélé. C’était peu, mais cela suffit pour que Bill en tire la conclusion suivante :

— Donc, Xhatan est bien dans le coup.

— Comme si nous en doutions encore, glissa Morane.

— Bien sûr mais, à présent que nous savons que tout cela est un coup monté pour nous attirer ici, dans je ne sais quel piège, nous voilà en pleine certitude.

— Certitude… C’est vite dit. Nous nageons au contraire toujours en pleine énigme, et je ne compte pas attendre qu’on nous en livre la solution.

— Si je comprends bien, jeta Ballantine avec allégresse, va y avoir du vent dans les hautes voiles !

— N’exagérons rien, Bill. Nous allons profiter de la nuit pour visiter la ville et ses environs. Peut-être ferons-nous l’une ou l’autre découverte intéressante. Mets tes habits couleur de muraille et on y va…

Quelques minutes plus tard, vêtus sommairement – chemise, pantalon et chaussures légères – les deux amis se glissaient sur le balcon qui faisait le tour de l’hôtel. Pendant un moment, ils demeurèrent accroupis dans l’ombre, à scruter la rue, sous eux, à travers les barreaux de la balustrade. À la lueur de la lune, presque pleine, la ville paraissait déserte et de longues ombres, durement accusées, donnaient à toutes choses un aspect à la fois précis et fantastique, un peu comme dans les films expressionnistes des années vingt, aux décors faits de pans d’ombre et de lumière alternés.

— Personne, souffla Bill. Je suppose qu’on peut y aller…

En silence, ils enjambèrent la balustrade et se laissèrent tomber dans la rue, où ils atterrirent sans faire plus de bruit que des chats.

Bob pointa le doigt devant eux, en murmurant :

— Nous irons dans cette direction. D’après ce que j’ai pu en juger en arrivant, nous aboutirons à la rivière.

Se dissimulant autant que possible dans l’ombre, ils traversèrent la chaussée, pour se glisser dans un dédale de rues étroites, bordées de maisons de hauteurs inégales et dont les façades étaient presque toutes bordées de galeries en surplomb.

Tout à coup, les deux hommes s’immobilisèrent, leur attention attirée par un bruit venant du ciel. La tête levée, ils prêtèrent l’oreille, puis Bill risqua :

— On dirait le vrombissement d’un avion, et un gros encore. Un avion de ligne sans doute…

— Un avion ? fit Bob. En 1876 ? Tu veux rire ? Blériot ne traversera la Manche que dans trente-trois ans.

— Je sais quand même reconnaître le bruit d’un avion ! protesta l’Écossais. Et vous aussi d’ailleurs.

— Tu as dû te tromper, fit Morane sur un ton mi-figue mi-raisin. Sans doute s’agissait-il d’un gros moustique.

Le bruit s’était perdu dans le lointain et Ballantine ne crut pas utile d’insister. Il savait d’ailleurs qu’avec Morane, c’eût été peine perdue. Quand il ne voulait pas qu’on lui fasse entendre raison, autant valait susurrer une chanson d’amour dans l’oreille d’un diplodocus.

— O. K., commandant, conclut l’Écossais non sans quelque mauvaise grâce. J’ai dû me tromper. On continue ?

— On est là pour ça !

Ils reprirent leur route à travers les rues désertes, en s’efforçant de suivre un trajet rectiligne. Finalement, ils débouchèrent sur un large espace bordé d’arbres et où s’élevaient quelques hangars encombrés de ballots.

— La rivière, fit Morane.

Elle coulait devant eux, ses eaux plombées charriant des paquets d’herbes, des branches mortes arrachées à la végétation riveraine. À un wharf de planches, un bateau était amarré. Un de ces vapeurs à hautes superstructures, aux deux cheminées placées latéralement de chaque côté de la coque et qui, mus par une grande roue à aubes, faisaient, au XIXe siècle, la navette sur le Mississippi.

— Cela a bien l’air d’un port, constata Bill. Jusqu’ici, rien à redire… Si nous allions visiter ce bateau ? Peut-être nous apprendra-t-il quelque chose.

— Peut-être, approuva Morane. Mais, avant, j’aimerais jeter un coup d’œil à ces ballots. En principe, ils doivent contenir du coton.

Suivi par l’Écossais, Bob se dirigea vers un des hangars. Tirant un grand canif de sa poche, il l’ouvrit et fendit la toile d’une des balles, pour en tirer une poignée de matière blanche sur laquelle il n’était guère difficile de mettre un nom.

— C’est bien du coton, conclut Morane. Tout continue à être normal. Voyons le bateau maintenant.

Ils traversèrent le quai et s’engagèrent sur le wharf, pour atteindre le plan incliné qui permettait de monter à bord du vapeur. Ils visitèrent ce dernier du pont supérieur à la cale, mais sans rien y découvrir d’anormal. Les cabines du capitaine et des passagers étaient en ordre, les lits faits. Dans le salon, des cartes traînaient encore sur une table et témoignaient qu’une enragée partie de poker avait eu lieu, peu de temps auparavant, en cet endroit. Quant à la cale, elle contenait des balles de coton en tous points semblables à celles des hangars. Pourtant, le bateau était désert alors que, logiquement, l’un ou l’autre matelot aurait dû demeurer à bord.

— Pas un chat, fit Ballantine alors que son compagnon et lui prenaient pied sur le pont supérieur, désert lui aussi. On se croirait sur un vaisseau fantôme…

— Un vaisseau fantôme où régnerait un ordre bien insolite, corrigea Bob, tout à fait comme si les spectres avaient fait le ménage.

Un instant, il demeura songeur, le front barré d’une ride, puis il reprit :

— Tout ici semble neuf comme si rien n’avait jamais servi. On dirait que ce rafiot fait partie d’un décor de théâtre.

Ballantine considéra son ami avec curiosité, pour demander :

— Qu’est-ce que vous avez dans la tête ?

— Rien de précis, répondit Morane. Je constate, un point c’est tout.

Les deux hommes demeurèrent accoudés à la lisse, à scruter la ligne de végétation, sur l’autre rive du fleuve. Aucune lumière n’y brillait ; pas la moindre trace de présence humaine. La rivière elle-même paraissait peu profonde, et des débris végétaux l’encombraient, la rendant peu propre à la navigation, même pour un bateau à aubes. Assurément, celui-ci pourrait y progresser, mais très lentement, et avec d’infinies précautions.

— Ce que j’aimerais, à présent, fit Bob, c’est aller voir ce qui se passe de l’autre côté de la rivière.

— Ce ne sera sans doute pas bien difficile, supposa Ballantine. Avec un peu de chance, nous trouverons bien une barque quelque part.

Ils quittèrent le vapeur et, longeant la rive, contraints à patauger dans la boue, à enjamber des troncs d’arbres morts, ils se mirent à la recherche de l’embarcation en question. Ils la découvrirent après une dizaine de minutes de recherches. C’était plutôt une pirogue qu’une barque, et elle était en assez mauvais état.

Bill le fit remarquer :

— On ne peut pas dire que ce soit un yacht de luxe !

Rapidement, Morane inspecta l’embarcation, pour conclure :

— Elle est encore propre à naviguer, et ce n’est pas notre double poids qui l’enverra par le fond… tout au moins pas tout de suite. Il y a deux pagaies. Cela fait le compte. Allons-y…

Ils poussèrent la pirogue à l’eau et grimpèrent à bord. Tout de suite, il s’avéra qu’elle tiendrait le coup provisoirement.

Saisissant les pagaies, les deux amis propulsèrent l’esquif dans le courant, pour se rendre compte que la navigation ne serait pas aussi aisée qu’ils le pensaient, bien qu’elle ne présentât pas de difficultés insurmontables. Sans cesse, il fallait contourner des troncs à demi immergés, dont les branches brisées en esquilles menaçaient de crever la coque au moindre contact.

Bob et Bill étaient néanmoins d’habiles pagayeurs, la rivière était d’une largeur relative, et ils la traversèrent en un temps assez court.

— Nous y voilà, fit Morane. Trouvons un coin pour aborder.

Devant eux, la berge se révélait tapissée de plantes aquatiques entre lesquelles les arbres enfonçaient leurs racines aériennes couvertes de mousse et de moisissure.

Rapidement, ils trouvèrent une étroite plage à laquelle ils purent aborder. Une fois la pirogue tirée au sec, ils s’orientèrent rapidement, prêtant en même temps l’oreille au moindre bruit.

— Aucun signe de vie, dit Ballantine. Cela devient inquiétant. Quand le calme est aussi profond, c’est qu’il cache une menace.

— Ne laissons pas trop travailler notre imagination, rétorqua Bob. Continuons notre exploration. Nous verrons bien.

Courbés, ils s’avancèrent parmi les arbres qui, rapidement, s’éclaircirent.

— Là-bas, un hangar ! s’exclama soudain Bill en désignant un vaste espace débroussaillé, au centre duquel se dressait une grande construction de planches, close de toutes parts.

Et le géant ajouta :

— Le paysage commence à s’animer.

— Un hangar ! jeta Bob. Comme si ça voulait dire quelque chose ! Il y a, partout, tant de hangars qui ne veulent rien dire.

Et, soudain, comme ils continuaient à avancer, il y eut un grand bruit de broussailles remuées devant eux et une longue forme reptilienne, qu’ils n’avaient pas aperçue tant qu’elle demeurait immobile, fila pour se perdre parmi les fourrés.

— Un alligator ! fit Bill. Encore quelques pas et nous lui marchions sur la queue, et je n’ai jamais aimé marcher sur la queue d’un alligator.

— Je l’ai vu nettement dans la lumière de la lune, fit à son tour Morane, et je puis te certifier qu’il ne s’agit pas, justement, d’un alligator. Trop grand pour cela, car il ne doit pas mesurer loin de cinq mètres. Il ne peut donc s’agir que d’un crocodile ou d’un caïman. Plutôt un caïman, car il avait le museau court.

— Qu’est-ce que ça change ? dit Bill.

— Ça change qu’il n’y a pas de caïmans sur le Mississippi, mon vieux. Tout simplement.

 

*

*    *

 

— Qu’est-ce que ça veut dire « Il n’y a pas de caïmans sur le Mississippi » ? avait interrogé Bill Ballantine. Pourtant, Nowhere City se trouve bien sur la rivière Yazoo, elle-même affluent de ce Mississippi !

— Peut-être, avait répondu Morane en continuant à avancer, mais ce n’est pas si sûr.

Sur cette phrase énigmatique, le Français planta là son ami, pour se diriger vers le hangar repéré peu de temps auparavant. Tout ce que le géant put faire fut de suivre son compagnon, tout en maugréant :

— Toujours à faire des mystères ! Une véritable énigme ambulante, cet homme-là !

En même temps, Bill donnait de grands coups de pied dans des morceaux de branches mortes qui se brisaient avec des craquements secs.

— Arrête donc ce tapage ! fit Morane en se retournant. Tu fais autant de bruit qu’un troupeau d’éléphants !

Pourtant, les parages du hangar se révélèrent totalement déserts. Quant au hangar lui-même, ils en firent le tour, sans découvrir, entre les planches, le moindre interstice qui leur aurait permis de jeter un regard à l’intérieur, en supposant qu’il y ait fait suffisamment clair, ce qui était douteux. Quant à la porte, large et massive, elle était aussi close que celle d’une prison. Bill essaya bien d’ébranler les lourds vantaux mais, en dépit de sa force herculéenne, il dut bientôt renoncer.

— Impossible, grogna-t-il. C’est bouclé comme la lourde du grand coffre de la banque d’Angleterre, et au moins aussi solide.

Bob Morane ne jugea pas utile d’insister. Il savait que si son ami ne réussissait pas à enfoncer cette porte, personne au monde n’y parviendrait.

— On va essayer de trouver une autre voie d’accès, décida-t-il.

Mais ils eurent beau faire à nouveau le tour du hangar, ils ne trouvèrent pas la moindre voie d’accès. Quant au toit, il paraissait lui aussi à l’épreuve de toute effraction.

— Aucune chance, conclut Morane. Je me demande ce qui se cache derrière ces murs.

— D’autant plus, enchaîna Bill, que la baraque ne me paraît pas le moins du monde désaffectée. Mais qu’est-ce que c’est que ça ? On dirait un plancher.

C’était bien un plancher, en effet. Large de cinq mètres sur cinq environ, il était tout simplement posé sur le sol et, au premier abord, on se demandait à quoi il pouvait bien servir. À son centre, il y avait une tache noire et huileuse. S’approchant, Ballantine s’accroupit et y trempa le doigt.

— Du cambouis ! décida-t-il aussitôt. Je me demande comment une auto aurait pu venir jusqu’ici. Il n’y a pas de route. Quant à un avion, il ne pourrait atterrir sur un espace aussi restreint… Un hélicoptère peut-être…

— Voyons, Bill, voyons, fit remarquer Morane d’un ton narquois, tu sais bien que les hélicoptères, ça n’existait pas en 1876.

— Je vais finir par croire le contraire, commandant, je vais finir par croire le contraire… Si on cherchait encore ? On trouvera peut-être un nouvel indice.

Ce fut encore l’Écossais qui découvrit un bout de papier froissé dans les hautes herbes.

— Regardez, commandant ! On dirait un paquet de cigarettes vide !

À l’aide de la torche-stylo qui ne le quittait jamais, Morane éclaira le papier que Bill avait déplié. C’était bien un paquet de cigarettes vide, illustré d’une tête de femme portant un capuchon en peau de chat, avec des oreilles de félin qui pointaient.

— Un paquet de Pussy Cat ! fit Ballantine. Ça non plus ça n’existait pas en 1876.

— Ça ne prouve rien, intervint Morane. Admettons que nous soyons venus du XXe siècle avec ce paquet en poche et que nous l’ayons jeté ici à l’époque où nous nous trouvons, c’est-à-dire en 1876 ? D’ailleurs, cette torche électrique, que j’ai en main, n’existait pas non plus en 1876.

— Facile d’expliquer l’absurde par l’absurde ! protesta Bill. J’sais bien qu’vous avez réponse à tout. Mais quand même, faut pas exagérer !

— Je n’exagère pas, Bill, je n’exagère pas… Mais, quoi qu’il en soit, notre exploration se révèle riche en découvertes de toutes sortes. Si on allait voir plus loin ?

Ils ne durent pas marcher longtemps, s’éloignant toujours de la rivière, pour tomber en arrêt devant une haute clôture, faite de fils de fer barbelés fixés à de solides piquets, de fer également.

— Un grillage ! s’exclama Bill. Et il semble se prolonger très loin vers la gauche et vers la droite. Voilà maintenant qu’on est parqués comme du bétail.

— Fallait s’attendre à ce que, tôt ou tard, nous fassions une découverte de ce genre, dit Bob. On ne nous a pas fait tout ce cinéma pour nous permettre de filer à la première occasion. Le Docteur Xhatan, qui nous a embringués dans cette histoire, nous connaît et n’ignore pas que nous sommes plutôt du genre turbulent.

Ballantine s’était mis à rire, pour dire :

— Je ne vois pas pourquoi ce treillis nous pousserait à d’inutiles dissertations philosophiques ! Suffit de le franchir !

Déjà, le colosse s’avançait vers le grillage, quand Morane le retint.

— N’y touche pas ! Il pourrait être électrifïé !

— Un grillage électrifïé, en 1876 ? s’étonna Bill.

— Pourquoi pas ? On y trouve bien des paquets de Pussy Cat… De toute façon, nous allons bien voir. Laisse-moi tenter une petite expérience.

Rapidement, Bob déboucla sa ceinture et la saisit par l’extrémité du cuir, pour en frapper la clôture de façon à ce que la boucle de métal entrât en contact avec les fils de fer barbelés. Il y eut un grésillement, accompagné d’un bref éclair.

— Vous aviez raison, commandant, dit Ballantine. Si je ne vous avais pas écouté, je serais à présent grillé comme une cacahuète.

— Une cacahuète qui battrait tous les records de grosseur, fit remarquer Bob tout en rebouclant sa ceinture.

Bill ne s’offusqua pas. Il paraissait rêveur.

— Si on est vraiment en 1876, murmura-t-il, je ne vois pas comment…

— Il ne faut pas conclure trop vite, intervint Morane. Il ne faut pas oublier que, dans la seconde moitié du XIXe siècle, on avait déjà asservi le courant électrique. Et puis, n’oublions pas que Xhatan est dans le coup et…

La phrase ne fut pas achevée. Tout à coup, une vive clarté, venue on ne savait d’où, avait éclairé en plein les deux hommes qui, durant quelques secondes, demeurèrent éblouis, sans comprendre.

Le premier, Bob réalisa. En même temps, il hurla :

— Un projecteur… À terre… Vite !