IV
En silence, Bob Morane et Bill Ballantine avaient regardé la salle à manger se remplir lentement de clients venus on ne savait d’où – des hommes dans la grande majorité et qui, tous, étaient vêtus à la mode de la seconde moitié du XIXe siècle.
La jeune femme qui ressemblait à Sophia était allée s’asseoir à une table isolée. Quant à l’homme qui possédait les traits du Docteur Xhatan, il se tenait près de l’entrée, apparemment indifférent.
Au bout d’un moment, Bill parla.
— Si vous voulez mon avis, commandant, ce n’est pas Sophia, je le répète. Elle ne nous snoberait pas ainsi ou, tout au moins, elle nous aurait fait un petit signe d’intelligence…
C’est à ce moment qu’un homme pénétra dans la salle. Il était âgé d’une quarantaine d’années, avec une allure et un faciès de rustre, et il était évident qu’il avait trop bu, car il titubait un peu. Il passa derrière Sophia, qui était en train de boire, et la bouscula si malencontreusement que le verre qu’elle tenait à la main se renversa. Calmement, la jeune femme se tourna vers le maladroit et, de leur place, Bob et Bill l’entendirent nettement qui disait :
— Vous ne pourriez pas faire attention ? Quand on est ivre comme vous l’êtes, on va dormir…
— Ivre, moi ? fit l’autre d’une voix rocailleuse. Ah çà ! Faudrait être polie, ma p’tit’ dame… Pour commencer, j’aime pas les rouquines !
En ricanant, il saisit une mèche des beaux cheveux blond vénitien, et la tirailla, pour continuer :
— D’ailleurs, j’suis sûr qu’c’est une perruque… J’vas vous l’arracher et la montrer à tout l’monde !
Ce qui se passa ensuite fut d’une extrême rapidité. La jeune fille s’était levée, tandis qu’elle saisissait le poignet de l’individu. Presque en même temps, elle pivotait sur les talons et, d’un mouvement du corps, elle projetait l’ivrogne par-dessus son épaule. L’homme fit un vol plané et alla s’affaler sur une table, heureusement libre, qui s’écrasa sous son poids. Cet exploit accompli, digne comme une reine, Sophia alla se rasseoir.
— Mince ! commenta Ballantine, experte en judo, la petite. J’ai pourtant l’impression que ce sport ne se pratiquait guère beaucoup en 1876.
— Tu parlais d’un « petit signe d’intelligence », fit Morane. Il vient de nous être adressé.
— Vous voulez dire que… ?
— Je veux dire qu’il est inutile de continuer à nous poser des questions. Il n’y a plus de doute – s’il nous en restait un –, c’est bien Sophia : je ne connais personne pour fignoler un kubi-nage comme elle.
— Et vous croyez qu’elle vient d’agir intentionnellement, comme elle vient de le faire, en balançant ce malotru dans la nature ?
— Aucun doute, assura Bob. Sophia n’a pas la tête si près du bonnet. Elle a voulu que nous ne gardions aucun doute quant à son identité.
— Donc, Xhatan serait également Xhatan ?
— N’en doutons pas davantage, mon vieux. Je ne puis te dire dans quel panier de crabes nous sommes tombés, mais il doit être de première. Ça sent la marée…
— Personnellement, je ne sens rien, dit Ballantine qui, parfois, avait l’esprit lent. Mais vous devez avoir raison, commandant. De toute façon, j’ai l’impression qu’il y a ici d’autres têtes connues… Regardez ce gars, là-bas…
L’Écossais désignait un homme jeune et athlétique, assis au bar, et qui avait toutes les allures d’un sportif.
— Ne trouvez-vous pas, commandant, qu’il ressemble à s’y méprendre au champion de hockey Couteaud ? Nous l’avons vu l’année dernière à Montréal, dans l’équipe qui opposait les « Canadiens » au « Maple Leaf » lors de la finale de la coupe Stanley.
— Exact, Bill. En plus, si j’ai bonne mémoire, Couteaud a disparu voilà quelques mois. À l’époque, sa photo était dans tous les journaux.
— Et celui-là, commandant, le reconnaissez-vous également ?
Cette fois, Ballantine désignait un autre homme, jeune lui aussi, à la lèvre ornée d’une petite moustache, et qui se trouvait attablé à l’autre extrémité de la salle. Morane étudia ses traits durant quelques secondes, puis il sursauta.
— Le pilote de Formule 1 Savage ! fit-il. Voilà quelque temps qu’il a disparu lui aussi.
— Étrange qu’on les retrouve ici, hein, commandant ?
— Oui, Bill, étrange…, murmura rêveusement le Français. De plus en plus étrange, même.
— Ce que je trouve encore plus étrange, glissa le géant, c’est que tous les hommes que l’on voit ici paraissent au mieux de leur forme. Tous ont l’air jeune et costaud, avec des nerfs solides, comme Couteaud, Savage…, vous et moi…
— N’oublie pas Sophia, Bill, n’oublie pas Sophia…
À ce moment, un serveur s’approcha des deux amis, son carnet de commandes à la main. Il interrogea :
— Que mangerez-vous, gentlemen ?
— Enfin triompha Ballantine. Je commençais à croire qu’on allait nous laisser mourir de faim. Manger un morceau, et même deux, ne nous ferait pas de mal, hein, commandant ?
— Tu as raison, approuva Bob, cela ne nous ferait vraiment pas de mal…
Et, en lui-même, il ajouta : « … car je suppose que, très bientôt, nous aurons besoin de forces pour nous tirer de ce guêpier. »
*
* *
Cette nuit-là, Bob Morane devait avoir bien du mal à trouver le sommeil, préoccupé qu’il était par la situation et cherchant à trouver une explication aux faits qui s’étaient succédé, avec autant d’absurdité que possible, depuis que Bill Ballantine et lui-même avaient débarqué à Nowhere City. Finalement, il parvint à s’endormir, mais pour être assailli par un cauchemar, toujours le même.
Il rêvait que le Docteur Xhatan, coiffé de son haut-de-forme à la Bolivar, s’approchait de son lit, les mains tendues en griffes, comme pour l’étrangler. Mais il n’achevait jamais son geste, car Bob se réveillait à demi, se retournait sur sa couche, et le cauchemar s’estompait, pour reprendre aussitôt après. Xhatan revenait, jailli de la pénombre, tendait les mains, et un demi-réveil le chassait au moment où ses doigts allaient se refermer sur la gorge du dormeur.
Finalement cependant, le rêve fut poussé plus loin, quand Xhatan posa la main sur la bouche de Morane, tout à fait comme s’il voulait étouffer ses cris quand, de l’autre main, il tenterait de l’étrangler. Désespérément, Bob se débattit… et se réveilla, tout à fait cette fois. Une main était effectivement posée sur sa bouche. Non pas la main sèche, dure et glacée d’un tueur, mais une main douce et tiède. En même temps, une voix murmurait, très près :
— Surtout, pas un cri, Bob… Il faut que je vous parle…
Tout de suite, Morane avait reconnu cette voix. C’était celle de Sophia Paramount.
Alors seulement, Bob ouvrit les yeux pour apercevoir, dans la pénombre de la chambre, la tache claire d’un visage étroit, à l’ovale finement dessiné. Un rayon de lune, entré par la porte-fenêtre ouverte, faisait briller d’un éclat métallique les mèches d’une chevelure rousse.
Déjà la jeune femme avait deviné qu’elle était reconnue, et sa main se souleva.
— Sophia, murmura Morane. J’étais sûr que c’était vous.
La jeune femme était assise sur le lit, le visage penché vers lui, et sa voix ne fut qu’un murmure quand elle dit :
— Parlons bas… Tout à l’heure, j’ai dû feindre de ne pas vous reconnaître, Bill et vous. Pourtant, je vous devais des explications. Je suis venue par le balcon, mais il faut qu’on l’ignore.
— Si vous n’étiez pas venue, répondit Bob, tout bas lui aussi, j’aurais trouvé le moyen de vous contacter tôt ou tard. J’aimerais savoir à quoi rime tout ce cinéma et ce que signifiait cette carte que vous m’avez envoyée, datée de 1876.
— C’était un piège, répondit Sophia. J’ai été attirée ici de la même façon, par une carte prétendument envoyée par vous. Bien sûr, cette carte, tout comme celle que vous avez reçue, était de la frime, un faux…
— Cela n’explique pas ce voyage dans le Temps.
— Je n’ai, hélas ! aucune explication à vous fournir à ce sujet, Bob. Ce dont je suis certaine, c’est que le Docteur Xhatan attire les gens ici pour s’en servir…
— Il s’agit donc bien de Xhatan ?
— Bien entendu. Des gens arrivent ici – j’en ai reconnu quelques-uns – puis un beau jour ils disparaissent et on ne les revoit plus. Qu’en fait Xhatan ? Mystère…
— Soyez rassurée, fit Bob. Il ne les mange pas. Xhatan a beaucoup de défauts, mais, jusqu’à présent, il n’a pas encore été prouvé qu’il soit anthropophage. De toute façon, j’aimerais savoir ce qui se trame ici…
Pendant quelques secondes, le Français demeura silencieux, puis il reprit :
— Je vais aller réveiller Bill et entreprendre, en sa compagnie, une petite visite nocturne de la ville. Peut-être découvrirons-nous un indice quelconque… Regagnez votre chambre, Sophia. Je m’arrangerai pour entrer en contact avec vous, d’une façon ou d’une autre.
À nouveau, ils se turent tous deux. Sophia demeurait penchée. La tache pâle et imprécise de son visage avait quelque chose d’attirant, de neuf, comme s’il s’agissait de celui d’une inconnue. Un visage réinventé par les ténèbres.
Très vite, elle se pencha davantage, et il sentit ses lèvres effleurer les siennes, tandis qu’elle murmurait :
— Surtout, soyez prudent, Bob. À vous voir faire toujours ainsi de la corde raide, j’ai peur qu’un de ces jours cette corde ne casse.
Morane se mit à rire silencieusement.
— Soyez sans crainte, fit-il, je ne sors jamais sans mon parachute.
Rapidement, Sophia se redressa et s’éloigna. Bob la vit disparaître sur le balcon, ombre mouvante que la nuit absorba.
Durant quelques instants, Morane demeura immobile, touchant ses lèvres du bout des doigts, là où s’étaient posées les lèvres de la journaliste. Finalement, il sourit et haussa les épaules, tout en murmurant :
— Cette sacrée Sophia !… Jamais la dernière pour plaisanter…