XI

 

Un à un, autour de Morane, les objets se précisaient lentement. Tout d’abord silhouettes floues, leurs contours devenaient à chaque seconde plus nets, comme si on les redessinait sans cesse, pour profiler un siège, une table, un établi garni d’appareils de chimie, l’angle d’une muraille, l’encadrement d’une porte.

À présent, Bob Morane avait retrouvé toute sa lucidité, ses sens toute leur acuité. Il se trouvait ficelé à une chaise, au centre de la pièce, qui semblait être un laboratoire. Tout de suite, il se souvint des événements qui avaient précédé son évanouissement.

— Les Indiens, murmura-t-il. Les fléchettes…

Le moindre fait lui revenait clairement à l’esprit, et il murmura encore :

— Bill !… Qu’ont-ils fait de Bill ?

Un gémissement lui fit tourner la tête vers la droite. Tout de suite, il aperçut son ami, comme lui ligoté à une chaise et qui, lentement, reprenait ses esprits.

— Bill ? interrogea Morane, y a-t-il encore une étincelle de vie dans ta grande carcasse ?

Le colosse releva la tête, ouvrit les yeux, lança autour de lui de longs regards effarés et reconnut presque aussitôt son compagnon.

— C’est vous, hein, commandant, dont la voix suave m’a tiré de mon rêve ? J’aurais dû m’en douter… Toujours à m’asticoter !

— Un rêve ? fit Bob. Ça devait être un cauchemar… Tu as une de ces mines ! Tiens, si j’étais toubib, je n’oserais même pas te demander de tirer la langue !

L’Écossais poussa un grognement.

— V’z’avez raison, commandant. On peut pas dire que j’ai l’estomac qui se tient droit. J’ai dû prendre une de ces bitures. Si je connaissais celui qui m’a fait boire ce mauvais whisky ! Ça devait être du casse-poitrine de première !

— Pas du casse-poitrine, Bill. Souviens-toi… Les Indiens, les fléchettes…

En sursautant, Ballantine parut se rappeler soudain.

— Les fléchettes ! C’est vrai… J’y suis !… Elles devaient être enduites d’un soporifique quelconque.

Bob Morane grimaça un sourire, pour lancer ironiquement :

— J’ai toujours dit que tu pigeais vite, mon vieux.

Sans paraître comprendre le sens de ces derniers mots, Ballantine se mit à promener des regards attentifs autour de lui.

— Reste à savoir où nous nous trouvons, murmura-t-il. Pas chez les Indiens, c’est sûr…

Ses yeux s’arrêtèrent sur une des tables chargées d’instruments de chimie et il continua :

— Un laboratoire, pas à tortiller. Cela m’étonnerait si, tôt ou tard, le docteur Frankenstein ne pointait pas le bout du nez…

— À moins qu’il ne s’agisse du Docteur Xhatan, corrigea Morane.

Ce fut comme si le Français venait de procéder à une invocation magique. La porte s’ouvrit et Xhatan apparut. Il portait le même haut-de-forme que quand Morane et Bill l’avaient aperçu pour la première fois, à l’hôtel, mais le reste de ses vêtements était dissimulé par une longue blouse blanche de praticien. Il était suivi d’une jeune femme à la longue chevelure rousse, vêtue elle aussi d’une blouse blanche. Immédiatement, Bob et Ballantine reconnurent en elle Sophia Paramount mais, de son côté, elle ne parut pas leur prêter la moindre attention.

Une expression pleine d’ironie attentive s’était peinte sur le visage méphistophélique, presque caricatural du Docteur Xhatan, et il s’était exclamé :

— Ravi de vous voir revenus à vous, commandant Morane, et vous, M. Ballantine. Pendant un instant, j’ai craint que mes auxiliaires indiens n’aient un peu forcé la dose. Quand ils vous ont ramenés ici, j’ai cru un moment que vous étiez morts.

Tout à coup, Bill Ballantine se dressa, soulevant la chaise avec lui, et il gronda :

— Si vous croyez, Xhatan, que vous allez nous posséder ainsi, comme des débutants, avec le coup du soporifique, vous vous gourez… Attendez de me tomber entre les pattes !

Tout en parlant, le géant essayait de s’avancer vers le docteur, mais ses pieds étaient eux-mêmes attachés à ceux de la chaise, et il retomba en arrière.

— Laisse voguer la galère, mon vieux Bill, conseilla Morane. Tôt ou tard, le vent se remettra bien à souffler dans la bonne direction.

— J’ai pris toutes mes précautions, intervint Xhatan. Vos liens sont solides et…

— Où sommes-nous ? interrompit Morane d’une voix sèche.

Xhatan ne se fit pas prier pour répondre :

— Vous êtes dans le laboratoire souterrain situé sous la place principale de Nowhere City. Je vous ai attirés ici avec d’autres hommes, des aventuriers ou des sportifs comme vous, pour me constituer une armée de super soldats, grâce à un traitement spécial bien entendu. Un traitement spécial mis au point par moi.

— Ainsi, glissa Bill, la carte de Miss Paramount, qui nous donnait rendez-vous à Nowhere City, c’était du bidon ?

— Du bidon, comme vous dites, en effet. Quand vous êtes montés tous deux sur le carrousel, celui-ci s’est mis à tourner très vite et, en même temps, vous avez été endormis par un gaz de ma composition…

— Et nous nous sommes réveillés ici, n’est-ce pas…, en Amérique du Sud ? compléta Bob.

D’un geste théâtral, Xhatan souleva son chapeau et s’inclina, en disant :

— Bravo pour votre perspicacité, commandant Morane !… Oui, je vous ai fait transporter secrètement dans cette cité de théâtre, où vous avez rejoint les hommes et les femmes qui, comme vous, deviendront malgré eux mes complices.

— Mais pourquoi toute cette mascarade XIXe siècle ? insista Bob.

— Cela faisait partie de ma petite mise en scène psychologique. Une sorte d’appât en quelque sorte.

— Bien joué, Xhatan, approuva Morane. Nous avons failli nous laisser prendre. Malheureusement, quelques petits détails ont éveillé notre méfiance, et vous auriez dû savoir par expérience que nous n’étions pas de ceux-là qui se laissent mettre en boîte sans ruer à tous les azimuts.

— Quelle importance, à présent ? rétorqua Xhatan avec un haussement d’épaules. Vous, commandant Morane, et vous, M. Ballantine, vous allez devenir les plus beaux éléments de mon cheptel de supermen.

Une nouvelle fois, Ballantine tenta de se redresser dans ses liens, mais il retomba à nouveau.

— Xhatan, il faudra nous tuer pour…

Pourtant l’Écossais n’eut pas le loisir d’achever, car l’interpellé avait lancé, lui coupant la parole :

— Vous tuer ! Telle n’est pas mon intention, justement. Une petite piqûre de rien du tout, et vous deviendrez dociles comme des animaux domestiques. Quand vous vous réveillerez, vous serez mes esclaves… Et je pousse le raffinement jusqu’à obliger Miss Paramount à vous faire ladite piqûre. Elle a accepté de collaborer avec moi, librement. Elle a compris où était son intérêt, et elle sera à mes côtés le jour de mon triomphe.

Pendant toute la conversation, Sophia n’avait pas prononcé la moindre parole, n’avait pas paru porter le moindre intérêt aux prisonniers, tout à fait comme si elle ne les avait jamais connus ou comme si leur sort la laissait indifférente. Elle vaquait à travers le laboratoire, préparant des instruments, complètement étrangère, semblait-il, à tout ce qui ne la concernait pas directement.

« Est-ce qu’elle serait réellement passée dans le camp ennemi ? » se demanda Morane. Mais quelque chose dans les paroles de Xhatan l’avait frappé. C’était le « elle a accepté de collaborer avec moi, librement ». Là était l’impossibilité. Sophia ne pouvait justement pas collaborer librement avec un scélérat de l’espèce du Docteur Xhatan. Donc, elle jouait la comédie.

Pour l’instant, Xhatan tournait le dos à la jeune fille, et c’est alors que Bob et Bill se rendirent compte des gestes insolites qu’elle accomplissait avec les doigts, tout en feignant de préparer ses instruments. Alors, en même temps, les deux amis comprirent et pensèrent :

« Langage des sourds-muets ! Elle essaie de nous faire comprendre quelque chose. »

À plusieurs reprises déjà, au cours de leurs aventures communes, Morane, Bill et Sophia avaient eu recours au langage par signes pour échanger leurs idées et, chaque fois, ce subterfuge leur avait permis de se tirer d’une situation épineuse.

À présent, les deux amis lisaient sur les doigts de la jeune Anglaise :

— Quand je vous piquerai, ayez l’air d’être hypnotisés et obéissez docilement à Xhatan.

De la tête, Morane fit un léger signe pour indiquer que le message avait été compris. Alors Sophia Paramount cessa son manège et, tranquillement, elle se mit à emplir une seringue hypodermique d’un liquide tiré d’une ampoule. Un liquide clair et limpide comme de l’eau de roche.

 

*

*    *

 

L’aiguille de la seringue pointée telle une arme, Sophia Paramount s’était approchée de Morane. Dans la main gauche, elle tenait un tampon de coton imbibé d’alcool. Quand elle fut tout contre le Français, elle s’immobilisa et se tourna vers Xhatan, pour interroger d’une voix pleine de soumission :

— Puis-je commencer, docteur ?

— Pourquoi attendrions-nous davantage ? fit l’interpellé. Nous n’avons que trop perdu de temps en vaines paroles. Faites votre travail.

Rapidement, Sophia se pencha, frotta le cou de Morane avec le tampon imbibé d’alcool puis enfonça la seringue et injecta le liquide. À part la piqûre, Bob ne ressentit aucune douleur ni par la suite aucun trouble. « Rien ne se passe, songea-t-il. Sans doute Sophia nous a-t-elle injecté de l’eau distillée ou quelque autre liquide inoffensif. »

La jeune femme s’était approchée de Bill pour le piquer de la même façon. Au bout de quelques secondes, les deux amis s’efforcèrent de demeurer immobiles, les yeux fixes. Xhatan s’approcha d’eux et leur passa la main devant le visage, sans obtenir la moindre réaction.

— Parfait ! triompha-t-il. Vous voilà dociles comme des moutons ! Désormais, nous pouvons passer à la seconde phase de l’opération.

« Dociles comme des moutons, pensa Bob, tu parles !… C’est le loup qui bientôt sera dévoré. Les fables n’ont pas toujours raison. »

— Des moutons, vraiment des moutons ! continuait à jubiler Xhatan. Qui aurait dit qu’un jour, j’aurais ainsi en mon pouvoir le fameux commandant Morane et le non moins fameux M. Ballantine !

Bill, de son côté, pensait : « Et moi qui, justement, déteste le mouton ! Toutes les chances ! Vraiment toutes les chances ! »

Sur un appel de Xhatan, plusieurs hommes apparurent. Costauds, vêtus de combinaisons jaunes, parfaitement semblables, ils témoignaient d’une docilité parfaite. « Sans doute les super soldats dont il a été parlé tout à l’heure », supposa Morane.

Ayant désigné les prisonniers aux nouveaux venus, le docteur commanda :

— Détachez-les et menez-les à la salle des cloches !

Quand leurs liens furent enlevés, Bob et Bill demeurèrent immobiles, indifférents en apparence à tout ce qui se passait autour d’eux.

— Levez-vous ! ordonna Xhatan.

Ils obéirent et, docilement, suivirent les « soldats » dans le couloir voisin. Xhatan et Sophia les accompagnaient.

Au bout de quelques secondes de marche, la petite troupe pénétra dans cette même salle que Morane et Bill Ballantine avaient déjà aperçue lors de leur première visite au souterrain. Cette salle au centre de laquelle s’élevaient de grandes cloches de verre avec des fauteuils garnis d’électrodes.

Tout à fait comme s’il avait été un guide de musée, Xhatan désigna les globes aux deux prisonniers, pour expliquer :

— Ces appareils feront de vous des super soldats, des super esclaves… Mais, dans l’état où vous vous trouvez actuellement, vous ne pouvez me comprendre.

L’un après l’autre, Bob et Bill furent poussés sous deux des cloches, assis de force dans les fauteuils. Ils se laissèrent faire docilement, même quand on leur fixa les électrodes aux poignets, aux chevilles et au front.

— Quand on vous sortira de dessous ces cloches, continua à expliquer Xhatan, vous aurez retrouvé votre conscience. Mais cela ne vous empêchera pas de m’obéir aveuglément.

Bob, de son côté, pensait : « Ouais, aveuglément… N’empêche que tu seras obligé de nous donner un zéro de conduite… »

Les cloches furent refermées, Xhatan alla à un tableau de commandes, effectua une série de manœuvres et, au bout d’une demi-minute environ, une lumière mauve baigna l’intérieur des cloches. Rien d’autre cependant ne se produisit et, au bout de quelques secondes, Morane ne put s’empêcher de constater : « Rien ne se passe… Sans doute les rayons auxquels nous sommes soumis ne peuvent-ils produire leur effet sans l’action préalable de la drogue. »

Bill, lui, pensait : « Je me sens comme un poisson dans l’eau. J’ai l’impression que l’hameçon à Xhatan est bien mal amorcé. »

Une dizaine de minutes s’écoulèrent ainsi, au cours desquelles les patients s’efforcèrent de demeurer immobiles, les yeux toujours fixes, puis Xhatan abaissa une manette et la lumière mauve mourut à l’intérieur des globes. Ceux-ci furent ouverts et le docteur lança un ordre aux « soldats » en combinaison jaune, en leur désignant les prisonniers :

— Détachez-les ! Bientôt, ils seront des vôtres.

Quand les liens qui les attachaient aux fauteuils furent tombés, Bob Morane et Bill Ballantine eurent soin de demeurer immobiles, tout à fait comme s’ils n’attendaient qu’un ordre pour se redresser. Cet ordre vint presque aussitôt, lancé par l’étrange docteur.

— Levez-vous ! Vous voilà changés en deux parfaits robots, tout à ma dévotion.

Docilement, les deux prisonniers obéirent.

— À présent, reprit Xhatan, fléchissez les jarrets ! À mon commandement… Un !… Deux !

Toujours aussi docilement, Bob et Bill se mirent à accomplir des flexions cadencées. Pendant ce temps, Morane pensait, non sans une secrète jubilation : « C’est gentil de nous faire faire un peu d’exercice, Athanase de mon cœur ! De cette façon, nous serons en pleine forme le jour où on décidera de ficher en l’air ta sale combine. »

Il ne semblait pas cependant que le Docteur Xhatan pût lire dans les pensées des captifs, car il continuait à triompher. Un triomphe presque puéril – qui faisait briller ses yeux sombres, tout à fait comme si deux petites flammes s’étaient allumées au fond de ses prunelles ; sa barbiche de diable romantique frémissait comme Si elle était animée d’une vie propre, tandis qu’il continuait de lancer des ordres à ses deux nouvelles « recrues ».

— Au pas de course, à présent !

Et Morane et Ballantine obéissaient, se mettant à courir autour du laboratoire et s’efforçant le plus possible, dans leurs attitudes et leurs expressions, d’imiter le comportement des autres « soldats ».

Xhatan ne se sentait plus de joie et répétait, à la façon d’une litanie :

— Ah ! quelles merveilleuses recrues !… Quelles merveilleuses recrues !…

Et Bob, de son côté, songeait encore : « Ouais… Des recrues comme ça, il y en avait plein le ventre du cheval de Troie. »