III

 

Robert Morane – Robert Dupont. William Ballantine – William Smith. La ficelle était un peu grosse. Néanmoins, Bill crut bon de protester, non sans faire preuve d’une colère montante :

— Vous vous gourez, mon vieux ! Je m’appelle William Ballantine, et le mec coriace, près de moi, est le commandant Robert Morane !

Mais le réceptionnaire ne perdit pas pour autant son aplomb, car il protesta à son tour :

— N’essayez pas de me tromper. Vous répondez bien au signalement qu’on m’a transmis de vous. Vous êtes M. Smith, et voilà M. Dupont.

La patience n’était pas le péché mignon de l’Écossais. Il assena sur le comptoir un énorme coup de poing qui fit voler encrier, sous-main et registre.

— Ah çà ! faudrait voir à pas vous payer nos portraits, l’ami ! Nous savons qui nous sommes, j’imagine !

— Laisse donc, Bill, intervint Morane. Quand monsieur aura jeté un coup d’œil sur nos papiers, tout malentendu sera dissipé.

D’un même geste, Bob et Ballantine tendirent leurs passeports au préposé qui, rapidement, les ouvrit pour jeter un coup d’œil.

— Un passeport français au nom de Robert Dupont et un passeport britannique délivré à William Smith, dit-il au bout d’un moment. Aucune erreur possible.

— Quoi ? sursauta Ballantine. Qu’est-ce que vous dites ?

— Montrez-nous cela ! lança Morane en arrachant son passeport des mains du réceptionnaire.

À la première page du petit carnet, il lut, à son grand effarement : « Robert Dupont. »

De son côté, Bill avait récupéré son propre passeport, pour lire à haute voix :

— William Smith ! Et il commenta :

— Ou j’ai des visions ou je suis complètement tire-bouchonné.

Morane, lui, pensait : « Décidément, il s’en est passé des choses sur ce manège enchanté ! » En même temps, il continuait à feuilleter son passeport. Sa photo s’y trouvait bien. Quant à la date de délivrance, c’était bien celle qui s’y trouvait à l’origine. Seul le nom du titulaire avait été changé, mais sans qu’on puisse rien y voir : un vrai travail d’expert !

Bill Ballantine s’apprêtait à protester, voire à tout casser et à envoyer le réceptionnaire par la fenêtre, mais Morane l’apaisa.

— Laisse, Bill… Si nos passeports portent les noms de Dupont et de Smith, c’est que nous nous appelons ainsi. J’ai la sensation très nette qu’on picole un peu trop tous les deux, ces derniers temps, et qu’on frôle la crise de delirium. La preuve c’est que, pas plus tard que tantôt, on a vu des cochons roses et des chevaux verts. Comme si ça existait !

S’adressant au réceptionnaire, il continua :

— Puisqu’il y a des chambres retenues à nos noms, peut-être voudrez-vous nous en indiquer les numéros…

— Le 12 et le 14… Des chambres contiguës… Si vous voulez signer ici, gentlemen

L’homme à la visière fit tourner le registre, posé sur un petit plateau pivotant. Morane prit le porte-plume qu’on lui tendait et se mit à écrire, tandis que Bill, qui lisait par-dessus son épaule, s’exclamait :

— Quoi ! Vous signez Robert Dupont ?

— Comment faire autrement ? répondit calmement Morane. Puisque c’est mon nom ! Tu ne voudrais quand même pas que je m’inscrive sous une fausse identité ? Tu sais que j’ai toujours été respectueux de la loi… De ton côté, n’oublie pas que tu t’appelles William Smith, et non pas William Ba… Comment disais-tu encore ?

Quand Bill eut à son tour signé le registre, le préposé tendit une clef à Bob en disant :

— Pour vous ce sera le 12, M. Dupont.

Une seconde clef fut tendue à Bill.

— Et le 14 pour M. Smith.

Tout paraissait décidément réglé comme du papier à musique. Et le réceptionnaire avait ajouté, en montrant l’escalier qui s’amorçait sur la droite :

— Vos chambres se trouvent au premier étage, au fond du couloir.

Quelques secondes plus tard, alors que les deux amis gravissaient les marches, Bill ne put s’empêcher de demander, à l’adresse de Morane :

— Qu’est-ce que c’est que tout ce micmac, commandant ?

— J’aimerais le savoir, Bill. Mais, pour le moment, je suis comme toi : je nage.

Morane demeura durant quelques secondes silencieux, hocha la tête puis reprit :

— N’empêche qu’il y a quelques détails qui foirent dans leur combine. On a changé les noms sur nos passeports. Quand, je me le demande ? Mais laissons cela… Il y a les dates qui n’ont pas été changées, elles. Quant aux passeports eux-mêmes, ils n’apparaissaient pas sous cette forme au XIXe siècle. Il s’agissait alors de simples feuilles, et non de carnets. Or, le réceptionnaire n’a pas paru le remarquer, pas plus qu’il n’a tiqué sur les dates alors que, selon toutes les apparences extérieures, nous devons être en l’année 1876.

— Ce que je ne comprends pas, fit Ballantine, c’est pourquoi celui qui a si bien machiné toute cette histoire aurait laissé passer de tels détails.

— Il l’a fait volontairement sans doute, supposa Morane. On nous a peut-être laissé nos passeports originaux, avec les dates originales, pour nous faire croire que nous avons réellement reculé dans le Temps.

— Est-ce que nous avons reculé dans le Temps ?

— Pourquoi pas ? Avec les faits qui demeurent inexplicables, ce serait l’explication la plus plausible.

— Mais les noms, sur nos passeports, pourquoi ont-ils été changés ?

— Peut-être pour nous troubler, nous faire douter de notre raison.

— Nous faire douter de notre raison ? Il faut autre chose pour nous faire perdre les pédales, hein, commandant ?

Bob Morane ne pouvait qu’approuver :

— Tu as raison, Bill : il faut autre chose pour nous faire perdre les pédales.

Longeant le couloir de l’étage, ils étaient arrivés devant la porte numéro 12, qui voisinait avec le numéro 14.

— Gagnons nos chambres respectives, décida Bob. Après ces émotions, un brin de toilette ne nous fera pas de mal.

Quand Morane eut pénétré dans sa chambre, son premier soin fut de l’inspecter. Une chambre à l’ancienne mode, avec un lit métallique, deux tables de nuit, des chaises, une commode et une armoire de bois sombre, poli. Sur une des tables de nuit, il y avait une lampe à pétrole en faïence. Pas la moindre trace d’électricité. Tout cela, le Français le détailla en un clin d’œil, car son attention avait tout de suite été attirée par des vêtements posés sur une chaise.

« Tiens, pensa-t-il, un costume, une chemise, des chaussures… Est-ce que, par hasard, tout cela me serait destiné ? Décidément, cet hôtel traite bien ses hôtes… Mais, avant tout, une bonne douche me ferait du bien… »

La douche était elle aussi d’un modèle antique, sans eau courante, mais son réservoir était plein et elle fonctionnait à merveille. Un quart d’heure plus tard, une serviette nouée en paréo autour de la taille, la musculature détendue, Bob se sentait frais et dispos. Alors seulement, il s’intéressa aux vêtements, qui se révélèrent parfaitement à sa taille : chemise à col empesé, gilet haut boutonné en soie voyante, veste-redingote de coupe stricte, pantalons à sous-pieds, bottines à boutons.

— Faits pour moi, murmura Bob en se contemplant dans le miroir basculant d’une grande psyché. J’ai un de ces petits airs Autant en emporte le vent, fringué de cette façon, que je ne m’étonnerais pas si Scarlett O’Hara venait en personne frapper à ma porte…

À cet instant précis, justement, on frappa à la porte.

« Eh, eh serait-ce déjà Scarlett ? », se demanda Morane.

Il cria :

— Entrez !

La porte s’ouvrit et Bill pénétra dans la chambre. Il portait des vêtements semblables à ceux que Morane venait d’endosser, à quelques détails près, et un long et mince cigare noir était planté au coin de ses lèvres. Le torse bombé avantageusement, les pouces aux entournures du gilet, le colosse jeta :

— Regardez ce que j’ai trouvé dans ma chambre, commandant ! Fait à mes mesures ! Et vous savez que je n’ai pas un gabarit pour m’habiller en confection. Vous ne trouvez pas que je ressemble un peu à Rhett Butler ainsi ?

« Décidément, j’aurais préféré Scarlett, songea Morane. Enfin… »

 

*

*    *

 

Durant quelques secondes, les deux amis étaient demeurés silencieux, l’un en face de l’autre, à se considérer mutuellement dans leurs atours à la fois nouveaux et démodés.

— Comme tu vois, finit par dire Morane, j’ai moi aussi trouvé un costume à ma taille.

— Bien louche tout ça, hein, commandant ?

— Louche ? C’est le moins qu’on puisse dire. Tout d’ailleurs est louche, super louche même, dans cette affaire.

Tout en parlant, Morane avait entrepris de faire passer ce qui se trouvait dans les poches du complet qu’il avait quitté dans celles du vêtement qu’il venait d’endosser. Tout à coup, il s’étonna :

— Ah ! çà, par exemple, la carte de Sophia !

— Eh bien ! quoi, la carte de Sophia ? interrogea Ballantine.

— C’est toujours la même, répondit Bob en tendant la carte à son ami, mais avec cette différence qu’elle n’est plus adressée à Robert Morane, mais à Robert Dupont.

Mû par une soudaine inquiétude, Bill tira son portefeuille et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Presque aussitôt, il sursauta.

— Mon argent ! Quelqu’un l’a changé ! Ce sont maintenant des billets périmés, qui devaient avoir cours vers… mais oui, aucune erreur… vers 1876.

À son tour, Morane fouilla son portefeuille, pour constater :

— Je n’ai plus également que d’anciens billets… Sans doute ne serait-il pas inutile que je jette un coup d’œil dans ma valise.

Quand il eut ouvert ladite valise, il ne lui fallut pas longtemps pour se rendre compte qu’elle avait été fouillée.

— Mon revolver ! s’exclama-t-il. Il a disparu !

— Peut-être ferais-je bien d’aller voir dans ma chambre si le mien est toujours là, risqua Ballantine.

— Inutile, mon vieux. Il aura disparu lui aussi…

Les deux hommes avaient acheté ces armes à New York, en prévision du coup dur qu’ils pressentaient, mais quelqu’un sans doute les avait devinés.

— Je me demande, fit Bill, comment cela a pu se faire ? Depuis que nous sommes arrivés à Nowhere City, nous n’avons jamais perdu nos bagages de vue, sauf peut-être quand nous tournions sur ce carrousel…

— Ouais, grogna Morane, le carrousel, vraiment, pour un tour de carrousel, c’était un drôle de tour de carrousel…

Il demeura un instant songeur, se secoua, puis reprit :

— Si nous descendions boire un coup et manger un morceau ? C’est l’heure du dîner et ce serait l’occasion de savoir si notre argent a cours…

Quelques minutes plus tard, ils pénétraient dans le restaurant : une grande salle entourée d’un balcon, meublée de façon vieillotte, comme tout le reste de l’hôtel, et éclairée au pétrole ; des tentures de velours froissé, couleur prune, lui conféraient un aspect plus vétuste encore.

Les tables étaient nombreuses mais, pour l’instant, une demi-douzaine seulement étaient occupées par des hommes et des femmes, tous habillés à la mode de la seconde moitié du XIXe siècle.

Bob et Bill choisirent une table à l’écart, d’où ils avaient vue sur l’ensemble de la salle, et ils s’y installèrent. Un serveur s’approcha d’eux et ils commandèrent des apéritifs.

Lentement, le restaurant se remplissait et, soudain, Ballantine souffla :

— Faites mine de rien, commandant… J’ai l’impression que nous sommes en pays de connaissance. Regardez qui vient d’entrer.

Un étrange personnage avait pénétré dans la salle. La quarantaine, long et maigre, avec un visage en lame de couteau auquel des sourcils relevés, des moustaches en crocs et une barbiche en pointe donnaient une expression méphistophélique. Il portait une redingote noire, trop large pour lui, et dont les pans flottaient autour de son corps osseux, et un chapeau haut-de-forme à la coiffe évasée, à la Bolivar.

Tel quel, le nouveau venu avait quelque chose de caricatural, et il aurait porté à rire s’il n’y avait eu ses yeux sombres et fixes, à l’expression à la fois intelligente et cruelle, des yeux qui glaçaient et qui semblaient dotés du pouvoir de lire dans les âmes.

— On dirait le Docteur Xhatan, hein ? fit Ballantine.

— C’est le Docteur Xhatan, appuya Morane. Personne d’autre que lui ne pourrait avoir un air aussi satanique.

Nicolas-Athanase Xhatan était un être redoutable, dont la scélératesse touchait au génie et qui, à plusieurs reprises déjà, s’était heurté à Bob Morane et Bill Ballantine. Chaque fois, il avait été vaincu mais, chaque fois aussi, il avait réussi à éviter un châtiment définitif.

— Je me demande ce que cette maudite marionnette peut bien fabriquer ici ? dit Bill.

— Je l’ignore, répondit Morane. Pourtant, il est aisé de deviner que notre vieil adversaire se trouve derrière tout ceci et que, contrairement aux usages, c’est la marionnette, comme tu dis, qui tire les ficelles… Tiens, ne serait-ce pas, à présent, notre délicieuse amie Sophia Paramount qui ferait son entrée ?

— Aucun doute, approuva Bill, c’est bien Sophia. Mais elle est drôlement fagotée. Elle qui ne porte jamais que des jeans ou des minijupes !

La jeune femme qui, quelques secondes après le Docteur Xhatan, avait pénétré dans le restaurant, était fort belle. De longs cheveux blond vénitien encadraient un visage à l’ovale parfait, aux traits ciselés avec précision et qu’éclairaient de grands yeux aux reflets changeants, tantôt verts, tantôt couleur de myosotis, suivant l’incidence de la lumière. Elle portait une longue robe de faille violette, dans laquelle elle paraissait peut-être un peu maigrichonne avec son long corps souple et délié d’amazone du XXe siècle.

En s’avançant à travers la salle, la jeune femme avait croisé ses regards avec ceux de Morane et de Bill. Pourtant, elle n’avait pas paru reconnaître ces deux derniers.

— Est-ce que, par hasard, elle nous snoberait ? fit Bill.

— Cela m’étonnerait ! dit Bob. Je vais en avoir le cœur net !

Se levant, il s’approcha de la jeune femme mais, comme il arrivait à sa hauteur, elle s’écarta, toujours sans paraître le reconnaître, comme si elle voulait passer son chemin. Alors, résolument, Morane la saisit par le bras et demanda.

— Que se passe-t-il, Sophia ? Auriez-vous oublié vos vieux amis ?

Elle le toisa, pour laisser tomber d’un ton sec :

— Je ne m’appelle pas Sophia, et je ne vous connais pas !

« C’est pourtant bien la voix de Sophia, songea Morane. Aucune erreur. Si elle réagit ainsi, c’est qu’il doit y avoir une raison. Entrons dans son jeu, ce sera plus prudent. »

Il lâcha le bras de la jeune femme et s’inclina, pour dire sur un ton d’excuse :

— Pardonnez-moi, miss. Vous ressemblez à s’y méprendre à une amie qui nous est très chère à mon compagnon et moi. Elle se nomme Sophia Paramount et…

— Mon nom est Elaine Warner, interrompit Sophia, car Bob ne doutait plus que ce fût elle. Je vous prie de me laisser seule.

À nouveau, Bob s’inclina et alla rejoindre Bill qui, quand il se fut assis, s’enquit :

— Que se passe-t-il ?

— Elle dit s’appeler Elaine Warner et ne pas nous connaître, mais elle ment, répondit le Français.

— Pourquoi le ferait-elle ? Après tout, il peut s’agir d’une ressemblance.

— Une ressemblance ! ricana Morane. Laisse-moi rire. Un type qui ressemblerait à Xhatan, une fille qui aurait le visage et l’allure de Sophia ? Crois-moi, mon vieux, quand les coïncidences se suivent à ce rythme, il y a beaucoup de chances pour qu’elles soient tout autre chose que des coïncidences.