XIV
L’astronef flottait à présent, deux de ses ailerons lui servant de plans sustentateurs, sur une mer calme, pareille à du mercure. Au loin, dans le crépuscule, on distinguait la ligne de falaises des côtes de Nouvelle-Zélande.
La porte du sas avait été ouverte, et un grand dinghy, gonflé automatiquement, était amarré le long de la coque, n’attendant plus que ses passagers.
Installés à l’entrée du sas, les jambes pendant dans le vide, Bob Morane, Bill Ballantine et le professeur Clairembart savouraient cette fin de journée tiède, où les odeurs fortes de la mer se mêlaient à celles, plus subtiles, venant de la terre.
— Je crois que nous pouvons y aller, dit Bill en déroulant jusqu’au dinghy une échelle de corde qu’il fixa au rebord du sas.
Déjà, le colosse s’était mis à descendre. Il prit pied dans le canot, et Clairembart vint l’y rejoindre.
— À votre tour, commandant, lança l’Écossais en levant la tête vers Morane, qui était demeuré à l’entrée du sas.
— Attendez-moi un instant jeta Bob. Il me reste à prendre une dernière précaution…
Il disparut à l’intérieur de la fusée, pour reparaître quelques minutes plus tard, et venir prendre place dans le dinghy à côté de ses compagnons, en disant :
— À présent, éloignons-nous…
L’amarre fut tranchée et, à force de pagaies, ils s’éloignèrent de l’astronef. Ils s’en étaient écartés de quelques centaines de mètres, quand, soudain, Ballantine, qui avait jeté un regard par-dessus son épaule, poussa une exclamation.
— La fusée !… Regardez !… Elle s’enfonce !…
Le vaisseau spatial, merveille de la science du futur, avait piqué du nez dans les flots et, seul, le double delta de son empennage émergeait encore.
— J’ai ouvert les ballasts, fit calmement Morane. Elle reposera par soixante mètres de fond et nous seuls saurons où elle se trouve… J’ai soigneusement noté les coordonnées.
— Pourquoi avez-vous fait cela, commandant ? dit Ballantine avec une fureur contenue. Pensez à ce qu’un tel engin aurait apporté à notre civilisation !
— Justement, Bill, rétorqua le Français. Cette fusée est en trop dans notre époque. La civilisation doit faire son chemin elle-même et nous n’avons pas le droit de truquer son destin…
— C’est exact, approuva Aristide Clairembart. Cet engin est le résultat de longues recherches effectuées dans le futur, et il ne faut pas permettre aux hommes d’éviter ces recherches qui seront un enrichissement pour la science… et pour eux-mêmes.
Là-bas, l’astronef venait de s’engloutir, et un remous marqua seul l’endroit ou il avait disparu, puis il n’y eut plus rien.
Longuement, en silence, les trois amis s’entre-regardèrent. Ils venaient de plonger dans les profondeurs du passé, de côtoyer des civilisations millénaires qui, depuis longtemps, s’étaient effacées de la mémoire des hommes. Ils avaient exploré les gouffres interstellaires, erré à travers les infinis extratemporels de l’hyperespace, et ils se retrouvaient à présent sur un dérisoire canot pneumatique, dans un crépuscule comme tous les crépuscules, sur une mer ressemblant à toutes les autres mers qu’ils avaient connues, non loin d’une terre où rien ne pouvait les étonner, dont ils pouvaient à l’avance, sans crainte de se tromper, décrire les villes et la façon dont s’habillaient leurs habitants, tout à fait comme si les heures qu’ils venaient de vivre n’avaient été que les instants fugaces d’un rêve.
FIN
DES PRESSES DE GERARD & C°
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D. 1970/0099/71