XI

 

Les nouveaux venus étaient au nombre d’une quinzaine, tous vêtus de façon quasi semblable. Leurs torses, leurs bras et leurs jambes étaient nus, et autour de leur taille était serrée une jupe courte à franges, de couleur bleue et couverte d’idéogrammes. Leurs longs cheveux étaient coiffés en casque et, autour du cou, des poignets et des chevilles, ils portaient de lourds bijoux d’or. Chacun d’entre eux était armé d’un bouclier rond et d’un casse-tête dentelé, à l’exception de celui qui marchait en tête et qui, lui, brandissait une sorte de longue lance ornée de panaches multicolores. Sur leurs visages d’un brun rouge, au profil courbe, se lisait une expression de férocité mystique.

— Ils ne semblent pas décidés à nous réserver un bon accueil, fit Ballantine.

— Mieux vaudrait regagner la fusée, conseilla Ra-Mu. Nous y serions en sécurité.

— Je crois que ce serait là une sage solution, approuva Bob.

Mais, comme ils se tournaient vers l’escalier, ils eurent une désagréable surprise : un second groupe d’hommes armés de boucliers et de casse-têtes montait dans leur direction et n’était plus qu’à quelques mètres.

Déjà, les casse-têtes se levaient et, instinctivement, Ballantine porta la main à la crosse de son pistolet à rayons. Mais Morane empêcha l’Écossais d’achever son geste.

— Non, Bill, inutile de couper les ponts. Peut-être y aura-t-il moyen de s’entendre avec eux…

De son côté, le professeur Clairembart avait levé le bras d’un geste apaisant, pour lancer à l’adresse des guerriers inconnus :

— Attendez !… Nous sommes ici en amis…

— Ce n’est pas la peine, professeur, dit Morane. Ils ne vous comprennent pas…

Déjà les quatre explorateurs avaient été entourés, saisis, poussés le long de l’esplanade, jusqu’à un groupe de bâtiments entourant d’étroites pièces d’eau qui pouvaient fort bien être des bassins destinés aux ablutions rituelles.

— Où nous conduisent-ils ? s’inquiéta Ballantine.

Désignant une construction plus imposante que les autres, en forme de pyramide à degrés, Morane répondit :

— Sans doute veulent-ils nous enfermer dans ce temple. Comme si tu ne savais pas, Bill, que c’est toujours dans un temple que se termine ce genre d’aventures !

C’était bien vers la construction en forme de pyramide à degrés que l’on conduisait les quatre prisonniers. Une porte épaisse, en bois de fer, se découpait dans la muraille faite d’épais moellons joints sans ciment et agrémentés de sculptures grimaçantes. Le battant lut ouvert et Morane et ses compagnons poussés à l’intérieur. Là, on les précipita sans ménagement sur le sol, où ils furent désarmés et ensuite ligotés en dépit de leur résistance.

Quand les guerriers se furent retirés et que les captifs se retrouvèrent seuls, ces derniers purent inspecter les lieux. Ils se trouvaient dans une vaste salle carrée, dont tout le centre était occupé par un large entablement auquel on accédait par un escalier et qui servait de support à une grande statue dont le corps rappelait celui d’un jaguar, mais dont la tête était celle d’un squelette humain agrandi à des proportions colossales. Quatre braseros d’où montaient de hautes flammes odoriférantes éclairaient l’ensemble.

— Peut-être y aurait-il moyen de s’entendre avec eux, n’est-ce pas commandant ? ironisa Bill en se tournant vers Morane.

— J’ai péché par excès de confiance, reconnut Bob. Nous voilà dans de beaux draps à présent…

Il s’interrompit, fronça le sourcil, puis reprit presque aussitôt :

— Si seulement nous pouvions connaître l’origine de ce peuple !…

— Tout ici, dit Clairembart, les statues, les temples rappellent les anciens Muvians. Sans doute s’agit-il de leurs descendants abâtardis et retournés à la sauvagerie.

Ra-Mu ne disait rien. Il était le plus rapproché du socle supportant la grande statue à corps de jaguar et s’intéressait aux caractères qui s’y trouvaient gravés à l’intérieur de larges cartouches.

— Regardez ces inscriptions ! s’exclama-t-il. Il s’agit de caractères muvians !…

— Pouvez-vous les déchiffrer ? s’enquit Clairembart.

— Aisément… Écoutez…

Et Ra-Mu se mit en devoir de traduire le texte gravé dans la pierre.

— En l’an 24500 de la troisième civilisation de Mu, commença-t-il, la Bête-qui-dort-sous-la-terre s’est réveillée. Le ciel se couvrit pour marquer la colère des dieux, dont la voix gronda dans le tonnerre. Le sol trembla et s’ouvrit, tandis que les maisons s’écroulaient et que la panique gagnait les populations terrorisées. Les montagnes se mirent à cracher le feu, l’océan déferla en vagues gigantesques et les Tours de Cristal, sacrées entre tout, se brisèrent. Finalement, le continent tout entier s’abîma sous les flots et il n’en resta plus que quelques récifs battus par la mer. Cependant, des hommes devaient réussir à se soustraire au désastre. À la nage, sur des embarcations de fortune, à bord des derniers engins ayant échappé à la destruction, ils parvinrent à prendre pied sur des îles épargnées par le cataclysme. Leur premier soin fut de construire un temple et, dès lors, ils n’eurent plus que le souci d’adorer le dieu qui leur avait permis de survivre…

Morane désigna la statue barbare au sommet du socle et enchaîna :

— Le dieu en question est celui de la Mort.

— C’est bien cela en effet approuva Ra-Mu le dieu de la Mort…

Et il ajouta d’une voix sourde en baissant la tête :

— Kaah !…

Au bout de quelques secondes, il releva la tête pour conclure :

— Le texte s’arrête ici. Nous savons à présent ce qui s’est passé pendant que nous errions à travers les espaces interplanétaires… Au cours des siècles, les Muvians sont retournés à une demi-sauvagerie, tandis que le souvenir d’un grand cataclysme les plongeait dans le plus sanguinaire des fanatismes. Leur langue elle-même se transformait…

Il s’interrompit, parut réfléchir, puis reprit :

— Peut-être y aurait-il moyen de s’entendre avec eux. Ils sont de ma race, ne l’oublions pas.

— Nous entendre avec eux ? fit Morane rêveusement. Je l’ai cru tout d’abord, mais, comme Bill l’a fait remarquer il y a quelques minutes, je péchais par excès d’optimisme… De toute façon, je préfère prendre mes précautions et m’arranger pour leur jouer un petit tour à ma façon… si le besoin s’en fait sentir…

— Que comptez-vous faire, Bob ? interrogea le professeur Clairembart.

Le Français cligna de l’œil et jeta :

— Le coup de l’Écossais-à-la-mâchoire-d’acier, tout simplement…

Et, se tournant vers Ballantine, il continua :

— Allons, Bill, montre-nous la qualité de ton dentier…

Tout en parlant, Morane tendait les poignets, qu’il avait liés derrière le dos, en direction du géant. Celui-ci se baissa et patiemment se mit, des dents, à attaquer les liens du Français. De longues minutes s’écoulèrent, dont le silence était troublé seulement par le crissement des cordes cisaillées. Finalement Ballantine se redressa, pour dire avec assurance :

— Vous pouvez y aller, commandant. Le gros du travail est fait.

Morane banda ses muscles. Il y eut un claquement sec et il se retrouva les mains libres.

— Toujours en parfait état ton piège à loups, hein, Bill ? fit-il avec satisfaction.

— S’il s’était agi de câbles d’acier, assura le colosse sans fausse modestie, ils auraient subi le même sort…

Rapidement, Morane détacha ses chevilles puis, tour à tour, il libéra ses compagnons.

— À présent, dit-il, il ne nous reste plus qu’à organiser une petite mise en scène. Nous allons nous entraver à nouveau, mais en apparence seulement, en laissant nos liens lâches, de façon à pouvoir nous libérer quand nous le voudrons…

Ils firent comme Bob venait de le décider et, quand ils eurent terminé leur petite mise en scène, le Français déclara :

— Et voilà, le tour est joué. Si vous ne réussissez à vous entendre avec nos geôliers, Ra-Mu, il ne nous restera plus qu’à jouer notre va-tout.

— Que pourrons-nous faire, sans armes, contre une multitude ? s’inquiéta le Muvian.

— Il nous faudra improviser, répondit Bob. Mais soyez rassurés : à la longue, j’ai pris l’habitude de ce genre d’acrobatie.

Bill Ballantine se mit à rire.

— Acrobatie, commandant ? fit-il. Vous voulez plutôt dire magie… Ce qui m’étonne, c’est que vous n’ayez pas encore réussi à tirer un éléphant de votre chapeau.

— Je te le montrerai peut-être un jour, assura Morane sans paraître avoir le moindre doute à ce sujet. Pour le moment, je préfère demeurer en dessous de mes possibilités.

Une heure s’écoula, dans un silence relatif, les prisonniers échangeant seulement de temps à autre de rares paroles. Finalement, au-dehors, un bruit de tambours monta, accompagné de miaulements de fifres.

— J’ai l’impression que la farce va commencer, murmura Bill.

Le son des tambours et des fifres se rapprochait rapidement.

— Oui, approuva Morane, la farce va commencer. Une farce dont nous risquons fort d’être les dindons…

 

*

 

La porte en bois de fer s’était ouverte pour livrer passage à deux porteurs de tambours en grand costume d’apparat. Les joueurs de fifres suivaient, mitrés comme des évêques, puis venait la cohorte des prêtres vêtus de manteaux de plumes aux pans flottants, et enfin la longue théorie des fanatiques déjà en état de transe mystique.

Tandis que tous les assistants se rangeaient en deux files de chaque côté du socle, le Grand Prêtre, qui se distinguait par une haute et lourde tiare doublant presque sa taille, gravit les marches pour s’immobiliser à mi-chemin de l’idole. Il leva les bras au ciel et se mit à pousser une série de clameurs gutturales. Dans le poing droit, il serrait un lourd poignard à manche d’or et à lame d’obsidienne.

Pendant de longues minutes, l’officiant poussa ses clameurs. Ensuite, il se tut et plusieurs aides, se hissant jusqu’au sommet du socle, allèrent raviver les flammes des braseros. Quand elles montèrent, hautes et claires, tout en dégageant des volutes de fumée bleutée, le Grand Prêtre se retourna et, désignant les captifs, lança un ordre.

— Je crois que cela va être notre fête, murmura Ballantine.

— Préparons-nous à agir, fit Bob tout bas.

L’un après l’autre, les prisonniers furent hissés au sommet de l’escalier, jusqu’au pied de l’idole, où s’érigeait un autel de pierre noire encore taché du sang des anciens sacrifices.

À nouveau, le Grand Prêtre leva les bras, pour hurler, s’adressant à la statue :

— Ô Kaah, Maître des Ténèbres et de la Mort, adoré par nos lointains ancêtres partis rejoindre Ra-Mu, le dieu Soleil, qui s’est détourné de nous, reçoit la vie de ces hommes en gage de vénération, et pour apaiser ta toute puissante colère !

En entendant ces mots, prononcés en ancien langage muvian qui, sans doute, servait à la célébration des sacrifices, Ra-Mu sursauta. Se soulevant à demi, il cria en employant lui aussi l’ancien muvian, qui était sa langue :

— Je suis Ra-Mu, l’Ancêtre, sorti des profondeurs du Temps pour reprendre la tête de son peuple égaré !

Un silence total succéda à cette affirmation, puis de la foule montèrent des cris de réprobation, presque de haine :

— Sacrilège !… Sacrilège !… Sacrilège !…

Tous les membres de la fanatique assemblée s’étaient jetés à genoux, se frappant le front contre les dalles, tandis que montaient de frénétiques plaintes de terreur sacrée.

D’un geste, le Grand Prêtre apaisa cette crise de folie mystique. En même temps, il lançait, d’une voix étranglée par la colère :

— Cet homme a blasphémé, bien qu’il parle la langue des Ancêtres ! Ce crime doit être puni… Qu’on le saisisse et qu’il soit offert au couteau purificateur !…

De la main, il désigna Ra-Mu aux servants, puis l’autel. Deux de ces servants se détachèrent et, saisissant le Muvian sous les bras et par les jambes, ils allèrent le déposer sur la pierre du sacrifice. Pourtant, Morane avait eu le temps de souffler à l’adresse de Ra-Mu :

— Surtout ne tentez rien… Attendez mon signal…

Une soudaine frénésie s’était emparée du Grand Prêtre. Levant les bras vers la voûte, il brandissait son couteau à lame d’obsidienne qui tremblait dans sa main comme s’il était soudain animé d’une vie propre. Avec sa haute tiare, l’officiant semblait avoir atteint la taille d’un géant et, soudain, il se mit à hurler, la tête toujours levée :

— Ô Kaah, Maître des Ténèbres et de la Mort, reçoit la vie du sacrilège afin que soit lavée l’offense qui vient d’être faite à ta grandeur.

Avec autant de discrétion que possible, Morane avait entrepris de faire tomber ses liens, en prenant garde que ce geste ne soit aperçu, et Bill et Clairembart l’avaient imité. Soudain, le Grand Prêtre se tut et ses regards s’abaissèrent sur sa victime, tandis que le poignard d’obsidienne s’affermissait dans son poing.

— C’est le moment ! jeta Bob. Allons-y !…

Noués seulement pour faire illusion, les liens étaient tombés. D’un bond, Morane fut sur l’officiant qu’il saisit par-derrière, à la gorge, tandis que, de sa main demeurée libre, il lui accrochait le poignet qu’il tordit, l’obligeant à lâcher le poignard. Celui-ci ne tomba pas cependant, car, d’un mouvement preste, Bob l’avait récupéré pour en appliquer la pointe acérée sur la gorge du Grand Prêtre. Celui-ci avait perdu sa tiare et n’était plus à présent qu’un pantin dérisoire, tremblant de peur.

— Dites à vos fidèles que, s’ils font un seul geste pour vous secourir, ils seront cause de votre mort, lança Morane d’une voix menaçante.

Instinctivement, il avait parlé français et, si le prêtre ne comprit pas les mots, il en saisit néanmoins le sens, car il cria quelque chose à l’adresse des assistants qui tous, dressés et criant au sacrilège, s’apaisèrent soudain.

Tandis que Bill, après s’être débarrassé d’un servant qui tentait de s’opposer, aidait Ra-Mu à se redresser, Morane lança à nouveau au Grand Prêtre, mais en muvian cette fois :

— Vous allez nous servir d’otage et protéger notre fuite. Rappelez-vous que, si nous jouons nos vies, vous jouez aussi la vôtre…

Le professeur Clairembart était venu se joindre au groupe.

— Allons-y ! décida Bob en poussant son prisonnier devant lui.

Les cinq hommes descendirent les marches du socle et la troupe des fidèles, voyant la pointe du poignard qui menaçait toujours la gorge du prêtre, s’écartèrent devant eux.

Ils atteignirent la sortie sans que personne ait tenté de leur barrer le passage.

— Pourvu, Bob, que vous puissiez continuer à tenir ces fanatiques en respect ! dit Clairembart quand ils débouchèrent à l’air libre.

— Nous allons essayer d’atteindre la fusée, fit le Français. C’est notre seule chance.

— Dans le cas contraire, glissa Ballantine en surveillant les plus proches des fidèles, tout ce qu’il nous restera à faire, c’est nous préparer à un petit baroud d’honneur.

Toujours sous la protection de leur otage, que Morane poussait devant lui, les fuyards s’engagèrent le long de l’esplanade. La meute des fidèles suivait à bonne distance, mais, bien que plusieurs casse-têtes fussent apparus, personne ne fit mine de s’interposer.

La cité fut traversée et on s’engagea sur l’escalier menant au petit lac pour s’enfoncer ensuite à travers la jungle, en direction de la plage. À plusieurs reprises, des guerriers armés voulurent intervenir, mais, sur un ordre du Grand Prêtre, qui semblait tenir à la vie, ils s’abstinrent de pousser plus loin leurs attaques.

— Bientôt nous atteindrons la fusée, dit Morane. Jusqu’ici, tout marche bien…

— Pourvu que cela dure ! souhaita Bill. Je m’étonne que cette foule ne nous ait pas encore réduits en charpie.

— Si nous n’avions pas notre otage, dit à son tour Clairembart, ce serait fait depuis longtemps.

Les cinq hommes, toujours suivis à bonne distance par les indigènes, débouchèrent sur la plage, où l’astronef dressait sa haute silhouette conique, brillant tel de l’argent sous la dure lumière du soleil. Tout près, Nan-Hie et Bar-Wo attendaient, visiblement inquiets de la longue absence de leurs compagnons. Pourtant, ayant reçu l’ordre de demeurer à la garde du vaisseau, ils avaient obéi.

— Grimpez à bord ! leur cria Ra-Mu.

— Dépêchons-nous, dit Morane. Les indigènes vont croire que nous emmenons leur Grand Prêtre avec nous, et ils pourraient tenter une action désespérée.

Tout en parlant, Bob s’était mis à courir en direction de la fusée, tout en continuant à pousser son prisonnier devant lui. Il s’immobilisa au bas de l’échelle de coupée et lança encore à l’adresse de ses compagnons :

— Montez à bord !… Je vais les tenir en respect !…

La troupe des fidèles, qui semblait s’enhardir à chaque instant, n’était plus qu’à quelques mètres, et des clameurs de menace montaient. À reculons, entraînant toujours le Grand Prêtre, Bob se mit à gravir les échelons sur les talons de ses compagnons. Quand il eut atteint la porte, il lança au captif :

— Je crois que nous allons devoir nous séparer, vénérable boucher. Si vous n’en éprouvez pas le moindre regret, je n’en ressens pas davantage, car vous commencez à peser lourd. Je garde votre couteau pour pouvoir, plus tard, le montrer à mes petits-enfants.

Lâchant le Grand Prêtre, Morane le propulsa en avant, d’une bourrade, le faisant tomber de trois mètres de hauteur sur le sable, sans qu’il parût en éprouver le moindre mal, car il se redressa aussitôt et se mit à courir vers les siens.

D’un bond, Morane s’était rejeté à l’intérieur de la fusée. Repoussant la porte du sas, il en verrouilla le système de fermeture, jusqu’à ce que la lampe rouge de sécurité se fût allumée.

— Porte fermée ! hurla-t-il en se tournant vers le poste de pilotage. Décollez !…