VII
— Comme vous avez pu vous en rendre compte, hommes du futur, nous ne possédons aucune chance de salut, avait commencé Ra-Mu. Pour des millénaires encore, les autres continents de notre monde demeureront tabous à cause de la radioactivité. Quand ils seront à nouveau habitables, nous serons depuis longtemps engloutis sous les flots.
Bob Morane, Bill Ballantine, le professeur Clairembart et le maître de Mu étaient à présent assis sur la terrasse des appartements privés de ce dernier, terrasse qui donnait sur les îles. D’où ils se trouvaient, les quatre hommes jouissaient d’une vue splendide. Le soir tombait, silhouettant tout de pourpre et d’or. L’odeur des plantes, mêlée à celle, plus âcre, de la mer, parfumait l’atmosphère. Dans le crépuscule, les tours de cristal brillaient tels de hauts icebergs polis et irisés. Rien, dans tout cela, ne laissait présager la catastrophe dont venait de parler Ra-Mu, et c’était à peine si Morane et Ballantine pouvaient encore se souvenir des heures pénibles qu’ils venaient de vivre au cœur des continents dévastés par la peste atomique.
Cependant Bob et ses compagnons savaient qu’à tout moment la terre pouvait trembler et qu’un séisme, plus violent que les autres, hâterait la fin des Muvians.
— Nous partageons votre inquiétude, Ra-Mu, dit Morane, d’autant plus que, désormais, notre sort est étroitement lié au vôtre. Pourtant, il existe peut-être un moyen de nous en tirer.
La conversation se déroulait en anglais dont, en quelques heures, grâce à la collaboration du professeur Clairembart et à une machine d’assimilation accélérée, Ra-Mu avait pu apprendre les rudiments.
— Un moyen de nous en tirer, commandant Morane ? Que voulez-vous dire ?
— Puisque la Terre nous est désormais interdite, répondit le Français, pourquoi n’essaierions-nous pas d’atteindre une autre planète ?
— Bob a raison, intervint Aristide Clairembart. Votre civilisation possède les moyens techniques, l’énergie nécessaire à une telle entreprise.
À plusieurs reprises, Ra-Mu hocha la tête, tout en disant :
— Nous avons déjà eu cette idée. Jadis, nos nefs interplanétaires ont parcouru tout le système solaire, mais sans y découvrir un seul monde habitable.
— Et les systèmes voisins, y avez-vous songé ? glissa à son tour Ballantine. Je sais qu’il faudrait des dizaines d’années pour les atteindre, mais, en mettant au point un procédé perfectionné d’hibernation, peut-être pourrions-nous y parvenir.
— Je crois que ce serait faisable, appuya Clairembart. Pourquoi ne pas tenter la chance, puisque votre science nous en donne la possibilité ?
Pendant un moment, Ra-Mu demeura silencieux. Visiblement, la proposition des trois hommes du XXe siècle l’effarouchait. Depuis de nombreuses années, le maître de Mu, comme tous les Muvians d’ailleurs, s’était fait à l’idée du pire, sans songer encore à lutter pour échapper à un destin devenu plus précis d’année en année, de mois en mois, de jour en jour. Les habitants de Mu étaient un peu comme un troupeau de bêtes promises depuis toujours à un holocauste librement consenti, et auxquels on offrait soudain, au seuil des abattoirs, la possibilité d’une révolte.
— Peut-être avez-vous raison, finit par dire Ra-Mu. Il nous faut tout mettre en œuvre pour nous sauver. Dès demain, je convoquerai le Grand Conseil.
Le reste de la soirée et une grande partie de la nuit furent consacrés par les quatre hommes à échafauder un plan précis englobant aussi bien le côté technique de l’entreprise que son côté psychologique. Il ne s’agissait pas de mettre au point seulement les appareils nécessaires à l’opération, mais aussi de secouer les Muvians – et notamment les membres du Grand Conseil – de leur léthargie.
En eux-mêmes, Morane, Ballantine et Clairembart ne pouvaient s’empêcher de remarquer l’étrangeté de leur situation. Quelques jours plus tôt – ou des millénaires plus tard – ils voyageaient paisiblement dans un avion de ligne, comme de vulgaires touristes du XXe siècle, et voilà qu’à présent ils allaient contribuer au sauvetage de toute une civilisation… si ce sauvetage réussissait bien entendu.
Comme l’avait dit Ra-Mu, le Grand Conseil fut réuni dès le lendemain matin afin d’étudier le projet proposé par Morane. Tout d’abord, les membres de ce conseil, pour la plupart des vieillards résignés aussi bien au cataclysme qu’à leur propre mort, marquèrent de la réticence à se laisser convaincre. Il était depuis longtemps écrit que Mu devait périr, et que leur importait que cela fût ou non, puisqu’il était probable que la plupart d’entre eux ne vivraient plus assez longtemps pour assister au cataclysme ! Finalement, Ra-Mu dut faire usage de son droit de veto pour faire pencher la balance en faveur d’une minorité favorable au projet.
À l’issue du conseil, il fut décidé que tout serait mis en œuvre pour qu’une expédition de reconnaissance parte au plus vite afin de trouver une planète où, par la suite, les Muvians pourraient s’installer pour échapper à la destruction. Bien entendu, Morane, Ballantine et Clairembart, ainsi que Ra-Mu, feraient partie de cette expédition de reconnaissance. Le maître de Mu comprenait en effet qu’il aurait besoin de l’esprit de décision du goût pour l’aventure et le combat des hommes du futur pour mener à bien sa tâche.
Le jour même, les techniciens muvians s’étaient mis au travail pour élaborer les plans d’un vaisseau spatial puissant, dont la construction fut immédiatement entreprise et menée à bien grâce aux prodigieux moyens scientifiques mis en œuvre. De leur côté, Bob et ses amis aidèrent Ra-Mu à mettre au point un appareil perfectionné d’hibernation, qui leur permettrait, ainsi qu’à leurs compagnons d’aventure, de vivre des années en état de catalepsie sans que le temps ait prise sur eux.
Et un jour vint où, ces différentes entreprises menées à bien, la fusée se dressa sur son aire de lancement. Elle ne ressemblait que par sa forme générale aux engins qui devaient être lancés cinquante mille ans plus tard. Pour le reste, les matériaux employés étaient différents, la conception des détails également. La tour de lancement ressemblait davantage à un temple qu’à l’échafaudage de poutrelles que devait populariser la presse du XXe siècle. Mais tout cela n’était que littérature ; ce qui importait, c’était que le vaisseau prendrait bientôt son élan s’envolerait à travers l’Éther en emportant dans ses flancs l’espérance de tout un peuple promis jusque-là à la destruction totale et qui, maintenant, entrevoyait la possibilité d’aubes nouvelles.
*
— Avec tout cet appareillage, j’ai l’impression d’être chez le dentiste pour me faire extraire une molaire, fit Ballantine avec une gaieté feinte.
— Quand tu te réveilleras, dans quelques dizaines d’années, Bill, remarqua Morane, toutes tes dents seront peut-être tombées, et tu devras marcher avec une canne.
— Ce que vous dites est faux, protesta Clairembart, et vous le savez bien. Grâce à l’hibernateur, toutes nos fonctions vitales seront suspendues et, tant que nous serons sous son influence, nous ne vieillirons pas… du moins biologiquement.
Dans la salle de commandes du vaisseau spatial, Bob Morane, Bill Ballantine, Aristide Clairembart, Ra-Mu et deux autres Muvians complétant le personnel de l’expédition étaient étendus sur des couches spéciales, auxquelles des sangles les fixaient. Chacune des couches était entourée d’un réseau compliqué de tubulures reliées au maître-servo de l’hibernateur.
Non loin d’eux, un technicien étranger à l’expédition s’affairait aux derniers préparatifs. Quand il mit l’hibernateur en batterie, la lumière s’éteignit pour être remplacée par une vague phosphorescence violette, semblable à une douce nuit et dans laquelle clignotaient seulement les points de lumières multicolores des voyants du grand tableau de bord occupant tout le fond de la cabine. En même temps, les six voyageurs, sanglés sur leurs couches, avaient sombré dans une inconscience profonde, un sommeil dont ils ne seraient tirés que quand le vaisseau approcherait de sa destination, c’est-à-dire de Proxima Centauri, l’étoile la plus proche du Soleil.
Avec des gestes précis de robot, le technicien enfonça l’épais bouton rouge qui commandait le départ différé de la fusée. Ensuite, il quitta celle-ci et, après avoir verrouillé soigneusement le sas d’accès, il regagna l’aire de départ, dont tous les assistants s’étaient écartés.
Un silence total régnait. Tous les regards étaient fixés sur la haute silhouette du vaisseau, qui dressait son ogive baroque bien au-dessus du temple-rampe de lancement qui l’emprisonnait encore.
De longues minutes s’écoulèrent, puis il y eut une détonation sourde et la terre trembla, mais non sous l’effet des forces telluriques cette fois. Sous l’engin spatial, il y eut un grand éclatement rouge accompagné d’un intense dégagement de fumée noire ; puis, lentement, le lourd spationef s’arracha du sol, monta, prit de la vitesse, pour disparaître très haut dans le ciel, telle une comète vers l’infini des espaces intersidéraux.
Et ce fut le long voyage à travers le système solaire. Pluton, monde recouvert de méthane solidifié, fut dépassé. Puis ce fut la grande plongée dans la monstrueuse vastité interstellaire. Vers quels inconnus ?… Vers quels dangers ?
Tandis qu’à l’intérieur de la grande cabine, les passagers, toute vie suspendue, demeuraient sous l’influence de l’hibernateur, le vaisseau continua son vertigineux voyage vers Proxima Centauri, étoile située à quelque 40 700 milliards de kilomètres du système solaire.
Jusqu’au jour où…