V

 

Accrochés à leur dalle de pierre ponce, de façon à ne pas courir le risque d’être précipités dans les flots tumultueux, Bob Morane et Bill Ballantine se laissaient emporter à travers les cavernes avec, à droite et à gauche, le défilement rapide des parois fugitivement éclairées par la lumière de leurs casques. Ils ne pouvaient échanger la moindre parole à cause du bruit assourdissant du courant se brisant contre les rochers. De toute façon, ils n’éprouvaient aucune envie de parler, occupés qu’ils étaient par une seule pensée : sauver leurs vies.

Les secondes s’ajoutaient aux secondes, les minutes aux minutes, les heures aux heures peut-être. Parfois, la dalle heurtait un rocher, menaçait de se renverser ou de se briser, mais elle tenait bon. Et la coursé folle reprenait, à croire qu’elle n’allait jamais prendre fin, qu’elle mènerait les deux hommes jusqu’au fond de la nuit, jusqu’au fond de l’inconnu.

Il eût été difficile à Morane et à Ballantine d’évaluer avec précision la durée de ce voyage vers la mort. Le temps n’avait plus de valeur pour eux, et chaque fraction de seconde se changeait en éternité. Brusquement, l’eau se mit à bouillonner comme si elle entrait en ébullition. En même temps, un grand tourbillon s’empara du radeau de pierre pour le propulser en une ronde folle, tandis qu’autour de lui montaient des nuages de vapeur.

Au fur et à mesure que le tourbillon s’emparait d’elle, la dalle de pierre ponce s’inclinait, suivant un angle se rapprochant toujours plus de la verticale, à tel point que la situation devint bientôt intenable pour les deux hommes qui, incapables de se maintenir davantage, tirés vers le bas par leur propre poids, glissèrent dans le gouffre. Assurés de la proximité de leur dernière heure, ils devinrent alors le jouet du tourbillon. Il était évident que, seule, la protection de leurs scaphandres leur évitait d’être brûlés vifs au contact de l’eau bouillante.

C’est alors qu’un nouveau phénomène se produisit. Au lieu de continuer à être aspirés vers le bas, ils se sentirent soudain soulevés, propulsés vers le haut avec une force irrésistible. Cela dura quelques secondes, et tout à coup ils jaillirent en plein air, projetés vers le ciel par une haute colonne d’eau bouillante, un peu comme des balles de celluloïd par un jet d’eau, dans une baraque de tir forain. Arrivés à bout de course, le geyser ayant perdu sa force, ils retombèrent en eau libre.

À travers les nuages de vapeur qui l’entouraient, Morane, une fois revenu à la surface, se rendit compte qu’il barbotait dans un petit lac au centre duquel jaillissait le geyser.

La berge n’était qu’à une dizaine de mètres de l’endroit où Bob était retombé, et il l’atteignit en quelques brasses. Quand il se fut hissé sur la terre ferme, il regarda derrière lui pour apercevoir Ballantine qui nageait également vers la rive.

— Courage, mon vieux ! hurla-t-il. Je crois que nous sommes hors d’affaire…

Se tirant de l’eau, l’Écossais se laissa tomber auprès de son ami, sur un sable grossier, un peu pareil à de la cendre. Il regarda le ciel bleu, où couraient quelques nuages, et il se mit à rire en disant :

— C’est bon de se sentir vivant et de revoir la lumière du jour !

De la main, Morane désigna le bouillonnement de l’eau, au centre du lac.

— Ce geyser nous a ramenés à la surface, expliqua-t-il. Seule, l’océamine de nos scaphandres nous a protégés contre les chocs et les brûlures de l’eau bouillante.

— Bref, nous avons passé par une bien petite porte, dit Ballantine.

Il porta la main à son casque, pour continuer :

— Maintenant que le danger est écarté, j’ai hâte d’enlever cette cloche à melon pour pouvoir respirer à mon aise un peu d’air pur.

Mais Bob empêcha son ami d’achever son geste.

— Non, Bill, attendons… Nous venons peut-être de nous tirer d’un mauvais pas, mais j’ai l’impression qu’un danger bien plus grand et plus sournois nous guette.

Tout en parlant, le Français laissait errer son regard sur le paysage désolé, fait de sable et de rocs noircis, comme calcinés, sans la moindre végétation. Par endroits, une haute aiguille de rocher s’élevait, ajourée comme une dentelle de pierres… ou comme du mâchefer.

— Un danger ? s’était étonné Ballantine. Je ne vois rien, dans ce désert, qui nous puisse mettre en péril, à part le manque d’eau peut-être…

— Si la région était peuplée de fauves, Bill, je serais plus tranquille. C’est justement ce désert qui m’inquiète. Il n’a pas l’air naturel. On dirait qu’il est fabriqué.

— Fabriqué ! s’exclama le géant. Ah çà ! commandant, je me demande qui pourrait s’amuser à fabriquer un désert ?

— Je n’ai jamais dit que quelqu’un s’était amusé à le fabriquer, Bill. Regarde ceci…

Morane s’était accroupi et avait ramassé un caillou brillant et vaguement translucide.

— C’est de la pierre fondue et vitrifiée, expliqua-t-il, comme on en trouve parfois à l’endroit où a eu lieu une explosion atomique. Voilà pourquoi nous devons garder nos scaphandres. Peut-être l’océamine nous protégera-t-elle des radiations…

— Les radiations ! Est-ce que, par hasard, vous voudriez dire… ?

— Que cette contrée a été le théâtre d’une guerre nucléaire ? Oui, Bill… Cela tendrait à prouver les théories des savants suivant lesquelles d’autres civilisations puissantes auraient, par le passé, précédé la nôtre. Après avoir atteint un haut degré de perfectionnement, elles se seraient détruites au cours de guerres atomiques.

Il y eut un long silence, puis l’Écossais commenta :

— Eh bien ! nous n’avons pas à être jaloux de la sagesse de nos ancêtres, et cela promet pour l’avenir… L’homme est vraiment un drôle d’animal.

— Tu l’as dit, Bill, un drôle d’animal, vraiment capable du meilleur et du pire.

À ce moment, une voix retentit aux oreilles des deux amis. C’était celle du professeur Clairembart. Elle disait :

— Bob !… Bill !… M’entendez-vous ?

— Nous vous entendons, professeur, répondit Morane, mais faiblement… Parlez plus fort…

La voix de l’archéologue se fit à nouveau entendre, plus nettement cette fois.

— Nous vous avions perdu, mais nous venons enfin de réussir à vous situer… Cela n’a pas été sans mal… Écoutez ce que je vais vous dire… Vous vous trouvez sur le continent Est, en zone dangereuse… Sous aucun prétexte ne quittez vos scaphandres… Ils vous protégeront des radiations mortelles… À une heure de marche de l’endroit où vous vous trouvez en marchant droit vers l’est, il y a une cité en ruine… Rendez-vous-y… Nous viendrons vous y prendre… Encore un mot : méfiez-vous des Bêtes de Bronze.

— Les Bêtes de Bronze ? interrogea Ballantine. De quoi s’agit-il, professeur ?

— Ra-Mu ne le sait pas exactement lui-même, fut la réponse. Depuis longtemps, les Muvians ne s’aventurent plus dans la zone où vous vous trouvez. Elle est taboue. Marchez droit devant vous et vous arriverez à la Vieille Cité… Nous partons sans retard… À bientôt, et soyez prudent.

Le contact fut coupé. À travers les hublots de leurs casques, Bob Morane et Bill Ballantine se concertèrent du regard.

— Nous ne pouvons que nous conformer aux instructions du professeur, fit Bob. Mettons-nous en route.

— Se promener en scaphandre à travers ce désert, maugréa Bill. Vous parlez d’une partie de plaisir !

— Évidemment, ce ne sera pas drôle, reconnut Morane avec un haussement d’épaules. Mais puisqu’il n’y a pas d’autre solution…

 

*

 

Ils s’étaient mis en route en direction de l’est. Bien vite, l’avance se révéla pénible, non seulement à cause de la chaleur, mais aussi du sable et des pierres calcinées qui cédaient sous leurs pas et s’effritaient, se changeant en une pulvérulence dans laquelle ils s’enfonçaient souvent jusqu’aux chevilles. Pourtant, les deux hommes n’étaient pas de ceux-là que la difficulté rebute.

Au cours de leur existence aventureuse, ils avaient dû traverser bien des régions où la nature dressait devant eux des obstacles en apparence insurmontables, et qu’ils avaient pourtant surmontés, à force de volonté et de ténacité. Cette fois, il en serait encore ainsi.

Pendant trois quarts d’heure, ils marchèrent. Tout à coup, Morane s’immobilisa et désigna une forme étendue dans le sable, à quelques dizaines de mètres devant eux.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— On dirait un animal couché, risqua Ballantine.

D’où ils se trouvaient, les deux hommes distinguaient en effet une tête massive, un long cou et la forme d’un corps cylindrique.

— C’est bien un animal, approuva Morane. Approchons-nous pour voir…

Ils tirèrent leurs pistolets à rayons pourpres et s’avancèrent vers la forme étendue. Quand ils n’en furent plus qu’à quelques mètres, ils purent détailler l’étrange créature. La tête, d’un mètre de long environ, rappelait un peu par sa morphologie celle d’un lézard avec, de chaque côté, de larges trous à présent vides, mais qui devaient être destinés à loger les yeux de l’animal – ou tout au moins ce qui lui avait servi d’yeux. Du front partaient de longues antennes articulées. Le cou était articulé lui aussi. Quant au corps, parfaitement cylindrique, il faisait songer à une barrique. On ne voyait pas les pattes, enfouies qu’elles étaient sans doute dans le sable. La queue, elle, brillait par son absence. L’ensemble n’était plus à présent qu’un amas d’oxyde verdâtre qui, par endroits, laissait apercevoir un éclat de métal jaune.

— Il n’y a pas à douter, fit Bill, nous sommes bien en présence des restes d’une de ces Bêtes de Bronze dont a parlé le professeur.

— Je me demande pourquoi il nous a mis en garde, dit Morane. Un vulgaire robot à demi rongé par le vert-de-gris, cela n’a rien d’un épouvantail !

Malgré lui cependant, Bob ne pouvait s’empêcher d’être saisi d’une vague inquiétude. Aristide Clairembart n’avait pas l’habitude de parler pour ne rien dire et, s’il les avait avertis d’un danger, c’est que ce danger existait bel et bien. Il n’y avait pas à douter. Une explication s’imposait cependant. Ra-Mu pouvait se tromper et croire que les Bêtes de Bronze présentaient encore une menace alors que, depuis longtemps, elles étaient réduites, comme le spécimen que les deux amis avaient devant eux, à l’état d’épaves dérisoires.

— Continuons, dit Morane. Nous ne devons plus être loin à présent de cette Vieille Cité dont a parlé le professeur, et je ne voudrais pour rien au monde manquer le rendez-vous.

— Cela me ferait mal, fit Bill à son tour. Je suis en train de cuire à l’intérieur de ce scaphandre comme un homard dans son jus.

Ils continuèrent de marcher durant une dizaine de minutes environ puis, au creux d’une ondulation de terrain, une étrange agglomération s’offrit à leurs regards. Elle était composée de constructions en forme de bulbes sommés par une haute flèche. Bien que, de l’endroit où ils se trouvaient, Morane et son compagnon ne pouvaient distinguer le détail de ces constructions, il leur était néanmoins possible de voir que beaucoup de ces flèches étaient brisées.

— Voilà la Vieille Cité, fit Morane. Il ne nous restera plus qu’à y attendre nos sauveteurs.

— Drôle de ville ! s’exclama Ballantine. On dirait une jonchée d’oignons ! Cela me rappelle que j’ai une faim à dévorer une pyramide d’Égypte avec sa momie. C’est vrai qu’à l’époque où nous nous trouvons, les pyramides dont je viens de parler n’existent pas encore.

Quelques minutes plus tard, les deux hommes faisaient leur entrée dans la ville en ruine, qui devait se révéler en plus mauvais état encore qu’elle ne leur était apparue de loin. Les rues, recouvertes par le sable, n’existaient plus. Quant aux constructions elles-mêmes, toutes pareilles, elles étaient en fort mauvais état. Non seulement beaucoup d’entre elles avaient perdu leurs flèches, mais de sinistres lézardes crevaient leurs murs.

Chaque bulbe était percé d’une double rangée d’ouvertures circulaires qui, jadis, sans doute, avaient servi de fenêtres. Une échelle de bronze, partant du sol, permettait d’atteindre une étroite terrasse supportant la base de la flèche.

— Une ville bien étrange, jugea Morane. Je me demande quel peuple a bien pu l’habiter jadis…

— Assurément des gens qui ne devaient avoir facilement la larme à l’œil, fit à son tour Bill. Rien qu’à voir ces oignons géants, j’ai envie d’éclater en sanglots.

— N’en fais rien, Bill, n’en fais rien. Tu courrais le risque de te noyer dans ton casque.

Un bruit leur parvint, une sorte de grincements sonores longuement modulés et sinistres à souhait : kriiiaak… kriiiaak…

— Vous avez entendu, commandant sursauta Bill. Qu’est-ce que c’était, à votre avis ?

— Peut-être le vent, proposa Bob.

— Le vent ! Vous nous la baillez belle. Il n’y en a pas assez pour faire flotter un mouchoir de batiste.

Bob Morane ne pouvait que reconnaître l’exactitude de la remarque de son ami, car aucune brise ne soufflait sur cette région maudite, depuis longtemps abandonnée par toute forme de vie. Et les grincements sinistres continuaient à se faire entendre, se rapprochant sans cesse. Dans la direction d’où ils venaient, des silhouettes d’un jaune brillant apparurent.

Il s’agissait de quadrupèdes. Pour le reste, leur allure était à ce point mécanique qu’il eût été difficile de voir en eux des êtres vivants. Au fur et à mesure qu’ils approchaient, on pouvait détailler leurs larges têtes de lézards, leurs gueules garnies de crocs acérés et aux larges yeux fixes, pareils à d’énormes loupés. Des antennes articulées balayaient l’air en tous sens.

— Les Bêtes de Bronze ! s’exclama Ballantine.