II

 

— Que s’est-il passé ? interrogea Bill Ballantine en se redressant.

Il faisait grand jour et les trois hommes étaient étendus sur le sol, dans des poses diverses. Le professeur Clairembart enleva ses lunettes pour se rendre compte si ses verres n’étaient pas brisés. Heureusement, il n’en était rien. À son tour, Bob Morane se redressa en geignant :

— J’ai l’impression d’avoir fait une chute de plusieurs mètres sans avoir réussi à me recevoir convenablement.

Il se frotta les yeux comme s’il continuait à être ébloui.

— Ah ! oui, je me souviens, reprit-il. Ce météore qui a éclaté au-dessus de nous, et cette lumière, cette pluie de feu…

Un rugissement échappa à Ballantine.

— Les ruines !… Regardez !… Elles ne sont plus là !…

— Ça, par exemple ! fit Morane d’une voix étouffée par la surprise.

Autour d’eux, il n’y avait plus qu’un large plateau désert, au sol volcanique, sans la moindre statue, le moindre pan de mur. La pyramide elle-même, au sommet de laquelle les trois hommes se tenaient au moment de la chute de l’aérolithe, avait disparu, tout à fait comme si elle s’était enfoncée dans le sol.

— Je comprends pourquoi j’ai l’impression d’avoir fait une chute de plusieurs mètres, murmura Morane. Ou, plutôt, je ne comprends rien du tout.

— Si vous voulez mon avis, intervint Bill, nous rêvons. À moins que nous n’ayons rêvé avant et que les ruines n’aient jamais existé.

Le professeur Clairembart tiraillait en tous sens les poils de sa barbiche de chèvre.

— Les ruines…, fit-il comme s’il se parlait à lui-même. Elles ne sont plus là… ou bien… elles ne sont pas encore là.

Morane et Bill considérèrent leur compagnon avec une curiosité mêlée d’inquiétude, un peu comme s’ils se demandaient s’il était devenu fou.

— Pas encore là ? fit Morane. Ah çà ! Que voulez-vous dire, professeur ?

— Oui, fit Bill, que voulez-vous dire ? Vous le savez, nous, on n’aime pas les devinettes qui restent sans solution.

Pendant un moment, Aristide Clairembart hésita, puis il se décida soudain.

— Je préfère ne pas vous répondre tout de suite, murmura-t-il, du moins pas avant d’avoir une preuve… Tout ce que je puis vous dire, c’est que nous vivons sans doute une aventure extraordinaire.

— Une aventure extraordinaire ? fit Bill. Dites plutôt « insensée » professeur !… Il y avait des ruines autour de nous, un aérolithe arrive avec ses gros sabots, il explose et, pffft, plus rien…

Il y eut un silence, puis Morane décida :

— Regagnons la plage. Puisqu’il fait jour et que nous sommes au moins demeurés toute la nuit sans conscience, on doit s’être inquiété de notre sort là-bas. Étonnant même que les autres passagers de l’avion ne soient pas encore venus à notre recherche.

À plusieurs reprises le professeur Clairembart hocha la tête, puis il dit, d’une voix où passait de la résignation :

— Il ne faut pas nous faire d’illusions : nous ne retrouverons ni l’avion ni les autres passagers… Enfin, mettons-nous en route quand même.

Sans plus attendre, tous trois traversèrent le plateau désert, et ils n’eurent guère de peine à repérer l’endroit où s’amorçait l’escalier par lequel ils avaient atteint le champ de ruines. Pourtant, cet escalier avait disparu. À sa place, il y avait un éboulis de terre et de pierraille qui, à la rigueur, pouvait passer pour un mauvais chemin. Ils se mirent à descendre pour atteindre la berge du petit lac qui, lui, se trouvait bien au rendez-vous. Quant à la végétation ni Bob, ni Bill, ni l’archéologue ne pouvaient dire avec précision si elle avait changé, car rien ne ressemble plus à un arbre qu’un autre arbre, de même essence bien entendu, à un fourré qu’un autre fourré.

Ils ne jugèrent pas utile de s’attarder à se poser des questions auxquelles ils ne pouvaient donner de réponse. Pour l’instant, une forcé qui les dépassait les poussait en direction de la plage. Un désir de savoir. Mais de savoir quoi exactement. Eux-mêmes auraient été bien en peine de le dire.

Se frayant un chemin à travers les broussailles, ils atteignirent la zone des cocotiers.

Entre les troncs, ils pouvaient à présent apercevoir la bande de sable corallifère sur laquelle le Boeing s’était posé. Quant au Boeing lui-même, il demeurait invisible.

En même temps, sans se consulter, ils pressèrent le pas, et il leur fallut moins d’une minute pour atteindre la plage elle-même. Alors, en même temps, ils s’immobilisèrent, figés par la surprise, ayant tout juste la force de balbutier :

Ballantine : C’est de la fantasmagorie !…

Morane : Ah çà ! Est-ce que je rêve ?

Clairembart : Incroyable ! Incroyable !

Comme l’avait prédit l’archéologue, l’épave du Boeing ne se trouvait plus où ils l’avaient laissée, pas plus que les passagers d’ailleurs. La plage était nue et déserte, sans la moindre trace de pas, comme si jamais être humain ne l’avait foulée. Cependant, ce n’était pas seulement l’absence de l’appareil qui motivait la stupeur des trois naufragés, mais aussi ces hautes tours qui, distantes de plusieurs kilomètres l’une de l’autre, émergeaient de la mer. Elles étaient une douzaine et semblaient taillées dans le cristal le plus pur. La lumière du soleil, en les frappant et en se décomposant en toutes les couleurs du prisme, les baignait d’une clarté irisée, irréelle. Au-delà de ces tours, assez loin sur l’horizon et s’étendant dans les deux directions jusqu’au fond de celui-ci, on distinguait la côte d’une vaste terre – un continent sans doute – avec, derrière, les déchiquetures de collines et de montagnes.

Il avait fallu plusieurs minutes à Morane et à ses amis pour retrouver la voix.

— Ou peuvent bien être passés l’avion et nos compagnons de voyage, professeur ? interrogea finalement Bob. Et quel est ce continent qui n’était pas là hier, pas plus que ces décoratives tours de cristal d’ailleurs ?

— Pour répondre à cette dernière question, fit le savant, le mieux serait d’aller voir.

— À la nage sans doute ? intervint Bill. Si j’en juge à vue de nez, la plus proche de ces tours est à cinq kilomètres, et il doit y avoir des requins à ne savoir qu’en faire dans ce coin.

— Un radeau…, risqua Morane.

— Il devrait être solide, fit remarquer l’Écossais, et le construire prendrait du temps.

Mais Aristide Clairembart avait haussé les épaules.

— Du temps ? fit-il à mi-voix. Comme si, au point où nous en sommes, cela avait encore tellement d’importance !…

Il y avait un peu de lassitude dans la voix du savant. Elle s’affermit cependant quand il continua :

— Nous allons construire ce radeau… Je ne vois pas d’autre solution…

Avec, pour seule arme, la machette de Morane, il leur fallut toute la journée pour construire un radeau assez solide pour leur permettre d’affronter la haute mer. Au milieu de la journée, ils avaient tiré quelques poissons du lagon pour, après les avoir fait griller sur un feu de bois, s’en repaître avec appétit.

Quand le dernier tronc fut fixé, la dernière liane nouée, la nuit était tombée à nouveau. Tous trois étaient exténués, et Morane décida :

— Il est trop tard à présent pour nous lancer dans l’aventure. Nous attendrons bien jusqu’à demain afin de gagner la plus proche de ces tours…

— Si elles sont encore là, plaisanta Bill.

Depuis un moment, le professeur Clairembart étudiait le firmament constellé d’étoiles.

— Regardez le ciel, dit-il finalement.

— Quoi, le ciel, professeur ? interrogea Bob. Qu’a-t-il de particulier ?…

— Ce qu’il a de particulier ? fit l’archéologue. Tout simplement que ce n’est pas « notre » ciel. C’est le ciel d’il y a… peut-être… cinquante mille ans ! ! !

— Cinquante mille ans ! sursauta Ballantine. Comment pouvez-vous affirmer une chose aussi prodigieuse ?

— Quand je dis cinquante mille ans, dit Clairembart, cela peut être aussi bien soixante, ou quarante… Je me base sur le fait que, dans le ciel que nous contemplons pour le moment, certaines étoiles n’ont pas encore paru. Or vous n’ignorez pas que la vitesse de la lumière est de quelque trois cent mille kilomètres à la seconde…

— Comment expliquez-vous que nous ayons ainsi été précipités en arrière dans le temps ? demanda Bob.

— Je ne vois qu’une explication à cela, fut la réponse. L’aérolithe qui a explosé au-dessus de nous était composé d’antimatière dont les électrons, nommés positons, se déplacent en remontant le temps. Quand l’aérolithe s’est désintégré, nous avons été pris dans un flux de ces positons, tout simplement…

— Tout simplement, murmura Morane en écho, tout simplement…

Ensuite, entre les trois hommes, ce fut le silence, comme si la révélation qui venait de leur être faite allait au-delà des mots, au-delà de la raison humaine, au-delà de l’espoir…

 

*

 

La nuit devait paraître fort longue aux trois naufragés. Chacun d’entre eux possédait un briquet, et ils avaient pu allumer un feu qui les avait protégés contre l’humidité nocturne. Mais le froid qui s’était à présent installé dans leurs âmes, depuis la terrible constatation qu’ils avaient faite d’avoir été projetés de quelque cinquante mille ans en arrière dans le temps, aucun feu n’aurait pu le chasser.

La montée du soleil dans le ciel devait cependant leur rendre un peu de confiance. Le radeau fut mis à l’eau et, à l’aide de pagaies improvisées, Morane et Ballantine entreprirent de le diriger. La mer était calme, mais il leur fallut néanmoins une heure avant d’arriver à proximité de la plus proche des tours. Haute d’une centaine de mètres peut-être, elle avait l’aspect d’un cône très aigu dont le sommet aurait été tronqué. La base se prolongeait sous les eaux et semblait reposer sur le fond de la mer elle-même. Telle quelle, la tour se présentait comme un prodigieux bloc de cristal taillé d’une pièce et dans la transparence duquel se discernaient les spires d’un escalier en colimaçon menant au sommet.

Le radeau n’était plus qu’à dix mètres de la tour dont on pouvait, à cette distance, distinguer le moindre détail.

— Un fameux morceau ! s’était exclamé Bill.

— Oui, et d’une pièce encore ! continua Morane. On n’aperçoit pas la moindre solution de continuité…

— Sans doute l’ensemble a-t-il été coulé dans un moule, tenta d’expliquer le professeur Clairembart, comme on le fait pour les constructions en béton…

— S’il en est ainsi, fit Bob, ceux qui ont accompli ce tour de force devaient posséder une technique avancée. Même au XXe siècle on serait bien incapable de mener à bien une telle entreprise.

Il y avait quelque chose de fascinant dans l’aspect du haut cône tronqué sur lequel des rayons obliques du soleil mettaient toutes les diaprures du prisme.

De la main, Morane désigna un trou rond, à cinq mètres environ au-dessus de la surface de la mer et auquel on pouvait accéder grâce à de petits alvéoles, formant échelle, creusés dans la paroi de cristal.

— Essayons d’atteindre cette ouverture, dit le Français. Elle doit tenir lieu de porte.

Le premier, Bob se mit à grimper le long de la paroi, suivi aussitôt par ses compagnons. Ils atteignirent sans peine l’entrée du trou, qui se prolongeait en un tunnel circulaire d’un diamètre suffisant pour qu’un homme puisse s’y tenir debout. Après avoir marché sur une distance de quelques mètres, ils débouchèrent dans un escalier dont les spires se prolongeaient vers le haut et vers le bas. Une lumière intense, d’une blancheur cruelle, presque aveuglante, régnait, et ils furent contraints tous trois de mettre des lunettes solaires dont ils étaient munis.

— On va dans quel sens ? interrogea Ballantine. Nous montons ou nous descendons ?

Morane eut un geste vague, pour dire avec indifférence :

— Nous avons le choix. Je propose de jouer à pile ou face…

— Nous irons vers le bas, intervint Clairembart. S’il y a quelque chose à découvrir, ce sera sous nos pieds.

— Le professeur a raison, approuva Bob. Vers le haut, cet escalier doit mener à la terrasse du sommet, et nous ne sommes pas ici pour admirer le paysage. Avant, j’aimerais savoir ce que cette tour a dans le ventre…

Ils se mirent à descendre les marches de cristal qui se déployaient en un gigantesque colimaçon. La lumière, tout d’abord d’une blancheur bleutée, tourna au verdâtre.

— Nous sommes sous le niveau de la mer, constata Morane.

Il était interdit d’en douter. À travers la paroi de cristal translucide, d’étranges formes apparaissaient déformées, rendues plus fantastiques encore par la convexité de la paroi : les représentants de la faune sous-marine évoluant dans leur élément naturel. Les rochers, les massifs de coraux, déformés eux aussi, leur composaient une toile de fond baroque, qui semblait sortie de l’imagination d’un peintre de grotesques de la Renaissance.

— Plus nous descendons, constata Morane, plus la chaleur devient intense. Logiquement, puisque nous sommes sous la surface des eaux, cela devrait être le contraire.

— Il y a en effet quelque chose d’anormal dans cela, fit à son tour le professeur Clairembart. La température ne peut s’élever avec une telle rapidité alors qu’au contraire, comme vous le dites, Bob, elle devrait baisser.

Bill Ballantine, qui venait le dernier, ne cessait d’éponger son front dégoulinant de sueur.

— Une véritable fournaise ! grognait-il. J’espère que nous ne sommes pas en train de descendre en enfer !

Et soudain, l’escalier prit fin et ils atteignirent la base même de la tour, occupée tout entière par une salle circulaire dont le plafond s’élevait à une hauteur vertigineuse, sans doute celle de la tour elle-même. Le centre de cette salle était occupé par une gigantesque statue de métal jaune, représentant un homme couronné et assis sur un trône de forme cubique gravé d’idéogrammes étranges. Le personnage, d’une taille de huit mètres environ, portait une longue robe au col et au bas délicatement festonnés. La tête était énorme. De forme pyramidale elle montrait, sous des arcades sourcilières en visière, un long nez en forme de soc au-dessus d’une large bouche qui paraissait être taillée d’un coup de sabre. Les oreilles étaient gigantesques elles aussi, leurs lobes descendant jusqu’à la base du cou.

Bob Morane, Bill Ballantine et le professeur Clairembart s’étaient immobilisés, comme figés à l’apparition de ce monstre de métal jaune. Pendant quelques instants, ils demeurèrent silencieux, puis Morane dit d’une voix sourde :

— Nous sommes dans un gigantesque temple de cristal !

Pointant le bras vers le lointain plafond voilé de lumière aveuglante, Clairembart dit à son tour :

— Voilà la source de cette chaleur écrasante : les rayons lumineux, venant du sommet de la tour et amplifiés sans doute par quelque énorme loupe, qui baignent l’effigie du dieu Soleil.

Ballantine s’était approché du socle de métal et l’observait avec un intérêt sans cesse croissait.

— Cette statue est en or ! s’exclama-t-il finalement. En or massif !…

— Oui, Bill dit Morane, qui, depuis le début, s’était fait une opinion à ce sujet, en or massif. Mais, dans la situation où nous nous trouvons, elle a pour nous autant de valeur que si elle n’existait pas.

Se reflétant sur la monstrueuse effigie, la lumière avait pris une couleur jaune écœurante, et toujours cette chaleur écrasante, qui tombait sur les hommes tel un fleuve de plomb fondu.

Tout autour de la salle, plusieurs ouvertures carrées étaient pratiquées dans la paroi. Morane désigna l’une d’elles.

Suivons une de ces galeries, décida-t-il. Nous y trouverons sans doute un peu de fraîcheur et, de toute façon, elle finira bien par nous mener quelque part.

Une fois franchie la paroi de cristal, la galerie choisie se révéla creusée dans le roc avec, tous les cinq mètres environ, dans l’épaisseur de la voûte, un voyant de cristal d’où tombait la clarté d’aquarium des fonds sous-marins. De chaque côté s’alignait une rangée de statues de pierre aux têtes énormes, avec toujours les mêmes arcades sourcilières en visière, le même nez en forme de soc, la même bouche fendue et les mêmes oreilles distendues vers le bas.

— Ces effigies rappellent vraiment les statues colossales de l’île de Pâques, du moins en ce qui concerne leur morphologie générale, dit Clairembart. Sans doute doit-il s’agir de portraits d’ancêtres, gardiens de ces lieux.

Pendant une heure environ, les trois hommes devaient marcher ainsi entre ces deux interminables rangées de statues, toutes les mêmes, comme si elles étaient sorties du même moule. Et, tous les cinq mètres, ce même faisceau de clarté verdâtre, ce jour d’aquarium.

Finalement, devant eux, un carré de lumière jaune grandit, se précisa, puis la même lumière jaune que dans le premier temple les éclaboussa.

— La galerie prend fin, supposa Bob.

Ils avancèrent encore sur une distance de plusieurs centaines de mètres, franchirent une paroi de cristal et débouchèrent dans une salle ronde au centre de laquelle s’élevait la gigantesque statue d’or à laquelle ils croyaient avoir depuis longtemps tourné le dos.